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Il y a 3 ans je créais ce blog, avec l’intention affichée de contribuer positivement à promouvoir l’Université, y compris et malheureusement peut-être surtout … chez les universitaires. Face aux polémiques actuelles incessantes (islamo-gauchisme, Unef etc.) je vous invite à faire un pas de côté : je livre à la réflexion une note de lecture (un peu raccourcie) publiée il y a 2 ans à propos d’un très beau texte de Marc Bloch. Bachotage, examens, pédagogie, universités et grandes écoles, formation des élites, la rigueur de son raisonnement favorise le débat sans faire du contradicteur un ennemi. Si les étudiants étaient vraiment un enjeu, on aimerait qu’ils inspirent quelques tribunes…

En 1943, dans ce magnifique texte, écrit peu avant sa mort, et moins connu que “L’étrange défaite”, Marc Bloch livrait un vibrant plaidoyer humaniste, analysant la place de la formation et de l’éducation pour redresser le pays.

C’est peu de dire que ses propos sur l’enseignement nous éloignent de l’hystérie des débats actuels ! L’historien serait sans doute, aujourd’hui, l’objet d’injures, d’anathèmes ou de ricanement sur les réseaux sociaux. Lui risquait simplement sa vie ! 1Il s’agit d’une note rédigée dans une publication du Comité Général d’Études du Conseil National de la Résistance, auquel il participe avant son arrestation le 8 mars 1944 et intitulée “Sur la réforme de l’enseignement”. Ce texte est extrait de Marc Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, 2006.

Évoquant la défaite de la France face aux Nazis, il estime que parmi ses causes profondes, les insuffisances de la formation que notre société donnait à ses jeunes ont figuré au premier rang.” Au-delà de la situation dramatique que vivaient la France et Marc Bloch (ce qui permet de relativiser l’outrance des débats actuels…), ses vues ont une portée bien plus générale et nous parlent d’une culture et d’un système qui ont certes évolué, mais dont les fondamentaux semblent immuables.

NB : les intertitres sont de moi

La difficulté de réformer 

Ne nous y trompons pas, la tâche sera rude. Elle n’ira pas sans déchirements. Il sera toujours difficile de persuader des maîtres que les méthodes qu’ils ont longuement et consciencieusement pratiquées n’étaient peut-être pas les meilleures ; à des hommes mûrs, que leurs enfants gagneront à être élevés autrement qu’eux-mêmes ne l’ont été ; aux anciens élèves de grandes Écoles, que ces établissements parés de tous les prestiges du souvenir et de la camaraderie doivent être supprimés.”

La tare du bachotage 

“Mais ces indispensables sacrifices seraient vains s’ils ne s’adressaient à un enseignement tout rajeuni. Un mot, un affreux mot, résume une des tares les plus pernicieuses de notre système actuel : celui de bachotage. (…) L’enseignement secondaire, celui des universités et les grandes écoles en sont tout infectés.”

‘Bachotage’. Autrement dit : hantise de l’examen et du classement. Pis encore : ce qui devait être simplement un réactif, destiné à éprouver la valeur de l’éducation, devient une fin en soi, vers laquelle s’oriente, dorénavant, l’éducation tout entière. On n’invite plus les enfants ou les étudiants à acquérir les connaissances dont l’examen permettra, tant bien que mal, d’apprécier la solidité. C’est à se préparer à l’examen qu’on les convie. Ainsi un chien savant n’est pas un chien qui sait beaucoup de choses, mais qui a été dressé à donner, par quelques exercices choisis d’avance, l’illusion du savoir.

(…) Des lycées ont organisé, interrompant pour cela la suite régulière des études, un ” pré-baccalauréat “. Dans les librairies médicales de Paris, se vendent, toutes faites, les questions d’internat, qu’il n’y a qu’à apprendre par cœur. Certaines institutions privées ont découpé les programmes sujet par sujet et se vantent d’un sectionnement si juste que la plupart de leurs candidats ne tombent jamais que sur des questions ainsi traitées et corrigées. Du haut en bas de l’échelle, l’attraction des examens futurs exerce son effet.”

Les conséquences morales de la “manie examinatoire”

(…) Ses conséquences morales, les a-t-on toujours assez clairement vues : la crainte de toute initiative, chez les maîtres comme chez les élèves ; la négation de toute libre curiosité ; le culte du succès substitué au goût de la connaissance ; une sorte de tremblement perpétuel et de hargne, là où devrait au contraire régner la libre joie d’entreprendre ; la foi dans la chance (car ces examens, quelle que puisse être la conscience des examinateurs, demeurent, par nature, hasardeux (…)”.

Qui croit encore au baccalauréat, à la valeur de choix, à l’efficacité intellectuelle de cette aléatoire forcerie ? Bien entendu, divers procédés de sélection demeureront, cependant, nécessaires ; mais plus rationnellement conçus et en nombre désormais suffisamment restreint pour que la vie de l’écolier ou de l’étudiant cesse d’être enfermée dans une obsédante répétition d’épreuves.”

Les erreurs de l’enseignement supérieur

“Il a été dévoré par les écoles spéciales, du type napoléonien. Les Facultés même ne méritent guère d’autre nom que celui-là. Qu’est-ce qu’une Faculté des Lettres, sinon, avant tout, une usine à fabriquer des professeurs, comme Polytechnique une usine à fabriquer des ingénieurs ou des artilleurs ? D’où deux résultats également déplorables.

Le premier est que nous préparons mal à la recherche scientifique ; que, par suite, cette recherche chez nous périclite. Interrogez à ce sujet un médecin, par exemple, ou un historien ; s’ils sont sincères leurs réponses ne différeront guère. Par là, soit dit en passant, notre rayonnement international a été gravement atteint : en beaucoup de matières, les étudiants étrangers ont cessé de venir chez nous, parce que nos universités ne leur offrent plus qu’une préparation à des examens professionnels, sans intérêt pour eux.”

Des élites dirigeantes trop tôt spécialisées

“D’autre part, à nos groupes dirigeants, trop tôt spécialisés, nous ne donnons pas la culture générale élevée, faute de laquelle tout homme d’action ne sera jamais qu’un contremaître. Nous formons des chefs d’entreprise qui, bons techniciens, je veux le croire, sont sans connaissance réelle des problèmes humains ; des politiques qui ignorent le monde ; des administrateurs qui ont l’horreur du neuf.

À aucun nous n’apprenons le sens critique, auquel seuls (car ici se rejoignent les deux conséquences à l’instant signalées) le spectacle et l’usage de la libre recherche pourraient dresser les cerveaux. Enfin, nous créons, volontairement, de petites sociétés fermées où se développe l’esprit de corps, qui ne favorise ni la largeur d’esprit ni l’esprit du citoyen.”

Les universités et les grandes écoles

“Le remède ? Une fois de plus, il faut, dans ce premier schéma, renoncer au détail. Disons seulement, en deux mots, que nous demandons la reconstitution de vraies universités, divisées désormais, non en rigides facultés qui se prennent pour des patries, mais en souples groupements de disciplines ; puis, concurremment avec cette grande réforme, l’abolition des écoles spéciales.

À leur place, quelques instituts d’application technique permettant la préparation dernière à certaines carrières : après, toutefois, un passage obligatoire dans les universités. Pour achever la formation particulière d’une certaine catégorie d’ingénieurs, l’École des ponts et chaussées, par exemple, est indispensable ; affaire d’Université, la préparation scientifique générale n’a pas de raison d’être donnée dans une école entre cloisons étanches, comme Polytechnique.”

La Haute administration et la culture générale

“Nous avons vu naguère le Front Populaire se proposer de briser le quasi-monopole des Sciences politiques, comme pépinière de notre haute administration. Politiquement, l’idée était saine. Un régime a toujours le droit de ne pas recruter ses serviteurs dans un milieu, dont les traditions lui sont presque unanimement hostiles. Mais qu’imaginèrent alors les hommes au gouvernement ? Ils auraient pu songer à instituer un grand concours d’administration civile, analogue à l’admirable concours du Civil Service britannique : comme lui, fondé avant tout sur des épreuves de culture générale et laissant, grâce à un libre jeu d’options, une grande part aux curiosités individuelles ; comme lui, enfin, préparé dans des universités d’esprit élargi. Ils préférèrent tracer le plan d’une nouvelle école spéciale : une autre École des Sciences politiques, encore un peu mieux close que sa rivale…”

Références

Références
1 Il s’agit d’une note rédigée dans une publication du Comité Général d’Études du Conseil National de la Résistance, auquel il participe avant son arrestation le 8 mars 1944 et intitulée “Sur la réforme de l’enseignement”. Ce texte est extrait de Marc Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, 2006.

4 Responses to “Polémiques universitaires : un peu de sagesse ne nuirait pas”

  1. C’est toujours très impressionnant et rafraichissant de relire ce grand classique…
    Cela me donne l’occasion de citer également, en complément, les quatre lignes concernant l’éducation dans les “jours heureux” du CNR. Quatre lignes sur l’accessibilité véritable et les apports populaires, quatre lignes
    à garder en soi comme une étoile fixe et à relire les jours de doute :

    “La possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires.”

  2. Et aussi : lire le cours de Marc Bloch sur l’université médiévale (1937-1938), chronique d’Histoires d’universités (21 septembre 2017) https://histoiresduniversites.wordpress.com/2017/09/21/cours-de-marc-bloch-1937-1938/

    La participation de la CPU à la Fabrique de l’ignorance ne mériterait-elle pas une chronique de Jean-Michel Catin ?

    Enquête CPU sur la réussite des étudiants. Honte !
    https://histoiresduniversites.wordpress.com/2021/03/23/enquete-cpu-sur-la-reussite-honte/

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