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Les restrictions budgétaires attendues pour l’ESR peuvent en cacher une autre … plus importante ! Les 16 Mds€ de l’apprentissage dans le supérieur sont dans le collimateur de Bercy : les économies potentielles avec un changement des règles pourraient précipiter la faillite de nombreuses écoles privées, fragiliser le modèle économique des écoles de commerce. Et elles placeraient les universités et leurs 110 000 étudiants en apprentissage face un double défi : gérer une pression financière de plus, redéployer des formations et, scénario catastrophe, accueillir un nouveau flux d’étudiant(e)s par défaut et peu motivés par les filières traditionnelles. Le nouveau ministre devra faire face à un risque systémique, véritable bombe à retardement. Gouvernement, opérateurs et syndicats en sont-ils conscients ?

On connaît la mécanique budgétaire de l’ESR : depuis des années, les ministres quels qu’ils soient, doivent batailler pour, soit éviter des coupes trop fortes, soit grappiller quelques millions d’euros. L’ESR, c’est un peu comme le soutien occidental à l’Ukraine : éviter la défaite, mais ne pas favoriser la victoire… Le système et ses opérateurs ont de facto développé une forme de résilience agrémentée d’un certain fatalisme. Chaque année, on se dit que cela va rompre, et puis non, sauf (improbable) crise étudiante.

Le nouveau ministre P. Hetzel va certes devoir faire face à des choix sur les bourses étudiantes ou encore sur le financement de la LPR, alors même que S. Retailleau a dégoupillé une petite bombe autour des lettres plafond selon les médias 1Elle indiquait début septembre à G. Attal que les autorisations notifiées au MESR, dans le cadre de la préparation du PLF 2025, « ne permettent pas de tenir la trajectoire de la loi de programmation pour la recherche (LPR) en 2025, après une année 2024 au cours de laquelle le budget de la mission interministérielle ‘Recherche et enseignement supérieur’ a été l’un des plus impactés par les annulations de crédits. » Et que « ni revalorisation des barèmes [des bourses] ou des montants à la rentrée 2025, ni, a fortiori, la deuxième étape de la réforme des bourses » ne sont prévues.. Mais il va devoir affronter un autre défi, peut-être encore plus important vu les économies demandées et surtout son impact sur le système lui-même. La question de l’apprentissage dans le supérieur met en effet en jeu les équilibres du système avec un impact potentiel considérable sur le secteur privé. Mais également qui déstabiliserait des universités en pleine transformation.

L’apprentissage dans l’enseignement supérieur dans le collimateur

Recentrer les soutiens. La revue des dépenses par l’Igas/IGF se penchait notamment en mars 2024 sur les 14 Mds€ de dépenses publiques pour l’apprentissage, … L’IGF et l’IGAS proposent 1Mds€ d’économies, avec en gros 2 leviers : réduire les aides aux entreprises de + de 250 salariés 2La mission IGF-IGAS recommande de supprimer la prime à l’embauche (passée de 8 000€ à 6 000€), qui a « pu induire des effets d’aubaine », pour les niveaux 6 (licence) et 7 (master), dans les entreprises de 250 salariés et plus. et recentrer le soutien vers les jeunes sans diplôme « ayant le plus de difficultés d’insertion. » En résumé, réduire la voilure en licence et master.

Un bénéfice limité pour les formations supérieures. Le rapport estime qu’au-delà de bac +2, le différentiel de taux d’insertion est limité par rapport aux autres niveaux de diplôme. L’amélioration de la qualité des emplois obtenus est au prix d’une dépense publique par apprenti « élevée au regard du bénéfice retiré ». La mission cite l’enquête Génération 2017 du Cereq qui relève par exemple qu’il y a aucun écart en termes d’emploi pour les diplômes d’écoles d’ingénieur ou de commerce.

Rappelons que les niveaux de prise en charge (NPEC) ont déjà diminué, mais sans véritable impact 3Selon AEF.info, 13 % des diplômes de niveau bac+3 ont vu leur NPEC médian réduit par la mise en place d’un nouveau référentiel, ainsi que 19,7 % des diplômes bac+5 et 17,1 % des diplômes visés par l’État. Ces diminutions sont limitées à 15 %, sauf si le niveau de prise en charge dépasse les 12 000€ annuels.. Les inspections ont d’ailleurs trouvé paradoxalement une alliée inattendue : Sophie Binet, secrétaire générale la CGT sur France Inter estime (7.17 de la vidéo) que « l’apprentissage nous coûte 20 Mds€ chaque année : c’est une somme multipliée par 3 très récemment et qui a un impact à peu près nul. » 

Une dépense de 16Mds€ pour le supérieur, 2,9Mds€ pour les universités !

Dans une note de l’OFCE, le chercheur Bruno Coquet renvoie cependant les inspections à leurs études… jugeant les coûts sous-estimés et regrettant un « périmètre incomplet ». Il évoque plutôt 25 Mds€ de dépenses totales et 10 Mds€ d’économies possibles en coûts complets 4Cela en dit long au passage non seulement sur les dépenses publiques mais sur l’opacité qui règne et l’absence de réel contrôle. ! Il chiffre ainsi la dépense nationale à 26 000€ par apprenti, « soit environ deux fois le coût moyen d’un étudiant du supérieur suivant une voie classique » soit un montant total de plus de 16Mds€ pour le supérieur, 2,9Mds€ pour les universités (y compris donc les subventions aux entreprises etc.).

Par ailleurs, les Inspections ont curieusement oublié un « effet boomerang » de la baisse du nombre d’apprentis : nombre d’étudiants qui ne seraient plus alternants sont susceptibles d’être bénéficiaires de bourses … aux montants très inférieurs. Même si B. Coquet minimise le coût global d’un transfert, il remarque que, vu la croissance du nombre d’apprentis, « le nombre de boursiers aurait pu diminuer : il a au contraire augmenté » 5Ce qui n’est pas tout à fait exact.. Et il fait l’hypothèse « d’un effet d’offre de travail, consécutif à une carence dans le financement de l’enseignement supérieur qui aurait été résolue par des subventions sur le marché du travail. »

Un « dopage » généralisé ?

Et c’est bien là le véritable problème. Le risque est en effet que l’apprentissage devienne uniquement une « bouée de secours » face à des financements public insuffisants pour les universités, et pour le secteur privé une façon de détourner les lois du marché à coup de subventions publiques. Il est cependant indiscutable que beaucoup de formations privées jouent un rôle important dans des secteurs que le public (STS, écoles, universités) ne couvre pas et pas seulement faute de moyens. Et qu’elles donnent satisfaction à des jeunes qui ne s’y retrouvent pas dans les formations académiques traditionnelles. Idem pour toute une série de secteurs économiques, chez les TPE-PME et les commerçants en général.

Mais sans ces financements publics, la croissance accélérée, parce que dopée, du privé connaîtrait un coup d’arrêt. C’est un secret de polichinelle de dire que le modèle économique des écoles privées, notamment de commerce, repose en partie sur l’apprentissage : l’argument de la pédagogie, de l’insertion peut faire illusion auprès du grand public, pas des connaisseurs ! C’est donc le privé qui se taille la part du lion, faisant subventionner ses frais d’inscription par l’État, dans une transparence inexistante (Cf. supra sur les statistiques sur l’origine sociale).

Côté universités, l’apprentissage est un ballon d’oxygène financier non négligeable. Les milliards de l’apprentissage dans le supérieur peuvent les faire rêver d’un transfert partiel sur leurs SCSP 😉. Au moment où on leur demande de réfléchir sur leur modèle économique… Mais c’est aussi un outil de dynamisation interne face à une partie du monde académique qui peine à s’adapter aux changements du monde économique et aux attentes pédagogiques des jeunes.

Plus de 110 000 étudiants en apprentissage, c’est indiscutablement le symbole que l’Université française a engagé fortement sa mue vers une professionnalisation raisonnée. Mais peut-elle, comme les formations privées, être réactive pour répondre à une demande nouvelle, faire évoluer rapidement son offre ? Ses moyens et la lourdeur de ses procédures (conseils, recrutement, commissions etc.) sont des freins majeurs. Et il ne s’agit pas que de l’apprentissage !

Mais y a-t-il un effet « démocratisation » de l’apprentissage ?

Le SIES-MESRI notait en août 2022 que dans les formations d’ingénieur et les écoles de commerce, « les apprentis sont en moyenne d’origine sociale moins favorisée que les étudiants ‘scolaires’. »  La proportion d’étudiants qui ont un parent ‘cadres et professions intellectuelles supérieures’ « est de 39 % en formation d’ingénieurs ou en école de commerce pour les apprentis alors qu’elle est respectivement de 55 % et 53 % pour les étudiants scolaires. »

Le problème c’est que les résultats pour les écoles de commerce « sont à prendre avec précaution compte tenu du très fort taux de CSP non renseignés (43 % chez les apprentis et 32 % chez les scolaires). »  Quant à l’écart dans les universités, il n’est que de 3 points de pourcentage entre CSP selon le statut scolaire ou apprentissage. Rappelons que les écoles partent de plus loin, beaucoup plus loin en termes de CSP favorisées. Une pierre de plus dans l’opacité du secteur 😒 !

Des scénarios ‘catastrophe’ à envisager

Que se passerait-il si l’Etat coupait dans les budgets de l’apprentissage pour le privé ? Une partie de ces étudiants pourrait continuer à assumer les frais d’inscription mais une partie importante pourrait « zapper » des écoles souvent critiquées pour la faiblesse de leurs contenus académiques comparativement aux universités. Cela générerait en tout état de cause une crise majeure du modèle économique des écoles, avec la fin du bachelor comme rente. Ces écoles ont su s’adapter à la fin des subventions des CCI : le sauraient-elles pour la fin de la manne de l’apprentissage ?

Que se passerait-il si l’État coupait dans les budgets de l’apprentissage pour les universités ? Certes, beaucoup d’alternants sont dans des entreprises de moins de 250 salariés. Mais cela ajouterait une crise à la crise budgétaire permanente. Il s’agirait surtout d’un coup d’arrêt aux forces académiques engagées dans une transformation du modèle de formation traditionnel, notamment le BUT. Et puis, aux 110 000 étudiants d’universités, dont plus 47 000 en master, pourraient à terme s’ajouter dans des universités non-sélectives, des dizaines de milliers d’étudiants inscrits dans des « boites à formations privées », orphelins d’écoles en faillite. Peu motivés par l’université « classique » et ses filières, ils/elles renforceraient les problèmes que le récent rapport de l’Igesr sur la 1ère année mettait en lumière. Même si les STS publiques ont des marges en termes d’accueil.

Ce sont évidemment des scénarios du « pire » : mais ils soulignent combien les questions de formation, de recherche et d’innovation sont absentes des préoccupations du personnel politique, quel qu’il soit. Dans un pays dans lequel les syndicats de la SNCF demandent une prime parce que les trains sont arrivés à l’heure pendant les JO, un pays où les laboratoires d’analyses médicales, évidemment paupérisés par le Covid, font grève parce que le tarif de leurs actes baissent, et enfin un pays où les viticulteurs du cognac, après d’être enrichis pendant 25 ans, manifestent et se tournent vers l’État parce que le marché se retourne, gouverner et faire des économies est un métier difficile, voire impossible 🤭…

Mais on voit mal le gouvernement actuel déstabiliser le secteur privé de l’enseignement supérieur 😉 : paradoxalement une chance pour des universités qui n’intéressent personne ?


Qui sont les apprentis du supérieur ?

La mission IGF-Igas pointe une « augmentation exponentielle » du nombre d’apprentis depuis 2020, « essentiellement attribuable à l’enseignement supérieur, qui accueille 647 374 apprentis en 2023, contre 370 081 pour le secondaire « . Selon le SIES-MESR, la croissance de l’apprentissage dans le supérieur en 2023 est « avant tout portée par les formations en IUT qui ont vu leurs effectifs presque tripler (+185 %) en un an » en lien avec la réforme du BUT, faisant baisser effectifs de licence professionnelle (-43 %). Cette hausse est en réalité portée en volume par la catégorie ‘Autres’ (diverses formations essentiellement privées) et les écoles de commerce, et à un degré moindre les formations d’ingénieurs.

– 30 % des étudiants apprentis sont inscrits en STS

– 16 % en écoles de commerce

– 31 % dans diverses autres formations principalement privées.

– 5,4% en formations d’ingénieurs

– Et 17,6% à l’université (DUT/BUT, Licences pro et générale, master), soit 111 000 étudiants. Le SIES-MESRI globalise les formations d’ingénieurs, qui pourtant peuvent être universitaires, et pour les écoles de commerce ne détaille pas bachelor et master.

On a donc une quasi-équivalence des effectifs en apprentissage entre écoles de commerce (102 400) et universités. Quant aux STS, la décroissance accélérée du ‘statut scolaire’ au profit de l’apprentissage se fait en faveur du privé. Ce dernier représente 27,5% des effectifs de STS sous ‘statut scolaire’. Désormais, dans le public ou dans le privé, 46 % des étudiants en STS effectuent leur année en apprentissage. C’est 32 % en écoles de commerce.

Références

Références
1 Elle indiquait début septembre à G. Attal que les autorisations notifiées au MESR, dans le cadre de la préparation du PLF 2025, « ne permettent pas de tenir la trajectoire de la loi de programmation pour la recherche (LPR) en 2025, après une année 2024 au cours de laquelle le budget de la mission interministérielle ‘Recherche et enseignement supérieur’ a été l’un des plus impactés par les annulations de crédits. » Et que « ni revalorisation des barèmes [des bourses] ou des montants à la rentrée 2025, ni, a fortiori, la deuxième étape de la réforme des bourses » ne sont prévues.
2 La mission IGF-IGAS recommande de supprimer la prime à l’embauche (passée de 8 000€ à 6 000€), qui a « pu induire des effets d’aubaine », pour les niveaux 6 (licence) et 7 (master), dans les entreprises de 250 salariés et plus.
3 Selon AEF.info, 13 % des diplômes de niveau bac+3 ont vu leur NPEC médian réduit par la mise en place d’un nouveau référentiel, ainsi que 19,7 % des diplômes bac+5 et 17,1 % des diplômes visés par l’État. Ces diminutions sont limitées à 15 %, sauf si le niveau de prise en charge dépasse les 12 000€ annuels.
4 Cela en dit long au passage non seulement sur les dépenses publiques mais sur l’opacité qui règne et l’absence de réel contrôle.
5 Ce qui n’est pas tout à fait exact.

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