« Facs poubelles », « usine à chômeurs », les qualificatifs souvent négatifs continuent de prospérer à propos de l’université, essentiellement les SHS et surtout les humanités. Malgré des changements profonds, qu’attestent les taux d’insertion professionnelle, les humanités vivent avec cette image d’inadaptation aux attentes de la société contemporaine : un problème aussi aux USA comme le montre une étude américaine. Retour sur une idée reçue.
Dans un article paru en août 2018 sur le site de The Atlantic (merci à la présidente de Paris Dauphine Isabelle Huault pour le signalement !), Benjamin Schmidt dresse un constat passionnant sur l’évolution de l’attractivité des Humanités dans les universités américaines (avec leur autonomie et le système majeure-mineure), en particulier, mais pas seulement, en lien avec les courbes de l’économie. Son constat ? Depuis la crise de 2008, « students aren’t fleeing degrees with poor job prospects. They’re fleeing humanities and related fields specifically because they think they have poor job prospects. » Et ceci dans un contexte d’augmentation effrénée des frais d’inscription, qui implique un rapide retour sur investissement.
Benjamin Schmidt rappelle que les prophéties négatives sur l’avenir des humanités dans les universités apparaissent sur ce sujet dès 1964 ! Pourtant, il avoue que, sceptique au début sur ces discours catastrophistes, il est désormais convaincu que l’importance de la baisse des inscrits permet d’utiliser le mot « crise ».
Je laisse les lecteurs disséquer les arguments de l’auteur, qui ont l’immense avantage de s’appuyer sur des données. Mais si je résume sa thèse, c’est que malgré tout, les perspectives professionnelles des « humanités » sont bonnes.
A partir des données et études diverses, il souligne que ces diplômés âgés de moins de 35 ans sont en fait moins susceptibles d’être au chômage que les diplômés en sciences de la vie ou en sciences sociales. D’autres facteurs, tels que le sexe, l’origine ethnique, géographique importent plus.
En quelques sorte, on assisterait à une prophétie autoréalisatrice : à force de dire que l’avenir c’est l’informatique, les étudiants auraient fait des choix en ce sens.
Une de ses conclusions est que les diplômes d’informatique ont déjà chuté une fois en réponse à l’évolution du marché du travail, après la crise des dot-com : « peut-on promettre aux jeunes de 18 ans qu’un diplôme d’informatique leur garantira un emploi en 2022 ? »
Et en France ?
Rappelons que la culture anglo-saxonne des entreprises n’a quand même rien à voir avec les françaises : avoir un diplôme de philosophie ou de littérature du 18è siècle n’y est pas considéré comme inutile voire dégradant…
Or, il est un point qui est souvent partagé entre universitaires et entreprises en France : l’acquisition de connaissances dites « classiques » et « non-professionnalisantes » ne préparerait pas bien à l’insertion en entreprise.
Côté étudiant, ces formations professionnalisantes ont la cote, sans que l’on sache très bien si ce n’est pas plutôt leur côté sélectif qui attire !
Paradoxalement, pour avoir souvent échangé avec des DRH de grands groupes, souvent issus d’ailleurs de l’université, j’ai toujours été frappé par leur distance avec le « tout professionnalisant ».
Dans ces discussions revient souvent cette question : qu’est-ce qui relève de la formation universitaire et de la formation par l’entreprise elle-même ? Et ils/elles ne cachent pas leur scepticisme sur une professionnalisation trop poussée, le stage semblant être un meilleur outil.
Leur réflexion ? La mutation accélérée de la société, du fonctionnement des entreprises et de leurs métiers, interdit de prévoir finement les besoins. La seule chose certaine, c’est la nécessité de disposer des capacités à comprendre des situations complexes et s’y adapter.
Des profils mieux adaptés aux évolutions de la société ?
Le profil des étudiant(e)s « littéraires » (appelons-les ainsi), majoritairement des femmes, est apprécié parce qu’ils sont souvent très autonomes après cette première année si sélective, et un parcours moins « choyé » qu’ailleurs.
Les « littéraires » sont souvent créatifs, une qualité essentielle, maîtrisent la (les) langue(s), un atout majeur, ont un sens de la synthèse ainsi que des capacités d’expression variées, etc. Ces qualités sont une force pour comprendre et s’adapter … à ce que nous n’imaginons pas ou qui n’existe pas.
Elle/ils ont évidemment des défauts, mais les diplômés en management, en sciences n’en ont-ils pas ? ?
D’ailleurs, qui avait prévu l’explosion des métiers liés à l’invention du web, et plus généralement à la transformation numérique ? Bien sûr, des métiers requièrent une formation spécialisée, là n’est pas mon propos. Mais j’observe que les métiers du web ont permis à des profils « atypiques » justement de s’insérer, en se formant soit sur le tas, soit au cours de leur « carrière ». Et parmi eux des « littéraires ».
Car l' »impensé » français majeur est ce culte du diplôme, qui déterminerait pour toute la vie un parcours : tu as fait un master de Lettres, donc tu ne peux faire que ceci ou cela. L’idée même de la formation tout au long de la vie n’est pas envisagée dans tous ces schémas de pensée, très partagés.
Des grandes entreprises frileuses
Mais la grande difficulté reste que les managers/recruteurs sont très souvent issus d’écoles, comme dans les cabinets de recrutement. Et comme chacun sait, on recrute souvent à son image…
Le Figaro étudiant l’a bien résumé avec ce titre, « le diplôme idéal pour devenir patron du CAC 40 » : « Seuls quatre ont fait leurs études dans une université française (Dauphine, Sorbonne Université, Nancy et Paris-Descartes). Et ils ne sont que huit à avoir déjà fait des études à l’étranger. Ainsi, Lakshmi Mittal, né en Inde, a fait son cursus à l’université de Calcutta. Thomas Enders, PDG franco-allemand d’Airbus Group, a lui été élève de l’UCLA, en Californie, et de l’université de Bonn, en Allemagne. »
Rien de vraiment nouveau, mais la mise en chiffres est toujours un rappel utile. Au-delà du sort de 40 PDG (dont une seule femme…), il est intéressant de réfléchir à un aspect des politiques d’embauche et de promotion de ces grandes entreprises.
Outre cette barrière historique Grandes écoles-universités, il en reste une autre très vivace : celle qui véhicule l’idée qu’un diplômé de Lettres ne pourrait occuper des fonctions de gestion, de management. J’ai déjà cité cet exemple que Serge Villepellet m’avait donné à propos de la différence culturelle avec les entreprises anglo-saxonnes.
On rétorquera que des diplômés de l’ENS Ulm en Lettres occupent souvent de tels postes, mais on peut objecter que la marque ENS et le réseau sont de puissants accélérateurs.
Il suffit de lire le libellé des annonces de recrutement sur les réseaux sociaux ou les sites spécialisés. Si désormais, à côté de l’incontournable « diplômé d’école de commerce » on trouve master universitaire en gestion, en droit, en finances etc. (pas toujours…), il est quasi impossible de trouver une annonce pour un profil « littéraire ».
En cause ces préjugés, que l’on retrouve malheureusement sur d’autres aspects dans le recrutement ! Cette vision très « CAC 40 », dont chacun sait que les hauts postes sont barrés pour toutes celles et ceux qui sont issus de l’université (à l’exception évidemment des juristes) irrigue toute la société française.
Des résistances partagées
L’opération Phénix lancée il y a 11 ans par l’ancien PDG de PwC Serge Villepellet ambitionnait justement de briser certains tabous et de faciliter leur embauche. Le bilan, s’il y en a un, semble très mitigé. Pourquoi ?
Une frilosité des entreprises sans doute, mais aussi des universités et des étudiants. A force de l’entendre, ces derniers, titulaires par exemple d’un master de Lettres, de Géographie ou d’études antiques finissent sans doute par intérioriser le fait qu’ils sont voués à occuper des emplois de middle-management, peu en rapport avec leur niveau d’études, et/ou à servir l’éducation nationale (de moins en moins !).
Un diplômé de Lettres, d’Histoire, de Géographie, de Langues, de Philosophie, ou encore d’Archéologie peut-il donc trouver sa place dans une entreprise ? Les connaissances dans ces disciplines peuvent-elles préparer à un métier ?
Ces questions, peut-être judicieuses il y a des années, se posent-elles encore à l’heure où des métiers nouveaux émergent, d’autres disparaissent à la vitesse grand V ? Se posent-elles encore quand le numérique bouleverse les façons de travailler et que les emplois nouveaux se créent dans des petites entreprises ?
Bonnes ou mauvaises formations : that is the question
Ne faut-il pas s’interroger sur la faiblesse de certaines formations professionnalisantes qui survalorisent des savoir-faire au détriment de compétences de base ? A l’inverse, des formations « classiques » ne sont-elles pas souvent « hors-sol », en dehors du monde ?
Connaître l’œuvre de Balzac, les travaux de Norbert Elias, la pensée de Spinoza, ou encore les différentes histoires de la Révolution française est-il un handicap ?
Sans doute est-ce le cas quand ce socle de connaissances est enseigné de façon trop formelle, avec le « talent » pédagogique que l’on connaît encore trop dans l’université française.
Il faut ajouter que le monde universitaire « littéraire », plus que d’autres, a longtemps méprisé l’idée même d’entreprise, pour des raisons politiques ou philosophiques, ne voyant le salut que dans les carrières enseignantes et académiques.
Pourtant, ces connaissances permettent une compréhension des évolutions du monde tel qu’il est, avec une distance indispensable au vu de l’accélération de ses évolutions.
Le débat est donc encore une fois plus un débat entre bonnes et mauvaises formations, qu’elles soient classiques ou professionnalisantes.
Penser le futur grâce à une véritable formation intellectuelle
Et cela change. Parmi d’autres universités, Paris-10 Nanterre a innové avec la licence humanités dont les contenus garantissent « une véritable formation intellectuelle » pour permettre à l’étudiant, grâce à une spécialisation progressive, de poursuivre sur une voie correspondant à son profil et à ses aspirations professionnelles et personnelles.
Ainsi l’art de la rhétorique peut être mise au service de la vente, de la négociation, des compétences recherchées par les entreprises.
C’est ce qu’ont compris certaines business schools et écoles d’ingénieurs qui tentent de « greffer » des humanités sur leurs formations.
Allons plus loin : qu’est-ce qui s’oppose à ce qu’un diplômé d’histoire soit un créateur d’entreprise, un gestionnaire rigoureux, un communicant performant, un stratège avisé ? Mieux, qu’il soit un innovateur, qu’il casse les codes, « disrupte » (c’est à la mode !) ? Des lacunes en comptabilité, en marketing, en technique ? Tout s’apprend.
L’entreprise innovante d’aujourd’hui et de demain est petite, créative et réactive. Peu de chiffres sont disponibles, mais les profils atypiques y sont légions. Parmi eux, des « littéraires ».
Et c’est là le contresens français : un formatage précoce qui ne laisse aucune place à la formation tout au long de la vie. On assigne en fonction de la nature de ses études, et pire, en fonction de son établissement.
Bravo! Votre article est parfait.
Je confirme, j’adore !