Jean-Philippe Denis (@jphdenis), professeur des universités à la faculté Jean Monnet de l’université Paris Sud, twittait récemment qu’avec « des articles payés une fortune que personne ne lit » l’enseignement supérieur de management « vit sa crise des subprimes. Logique que le skyfall soit violent, après tant d’années d’aveuglement au désastre. »
Interviewé sur le blog d’Olivier Rollot, Bernard Ramanantsoa n’y allait pas en juin par quatre chemins : pas de place pour beaucoup de monde pour être des « research institutions », faute de moyens.
Le président de la CCI Paris-Île-de-France, Didier Kling, soulignait lui qu’HEC, l’Essec, l’ESCP Europe, ne sont pas à l’équilibre parce qu’elles recrutent sur un marché international des enseignants-chercheurs aux prétentions salariales élevées : pour compenser, il indiquait qu’elles allaient devoir augmenter leurs droits d’inscription. Mais jusqu’où et jusqu’à quand ?
Côté IAE, pas complètement dans le même bateau mais un peu quand même avec le mercato des enseignants-chercheurs, l’onde de choc de la concurrence est là aussi.
En tous cas, les réflexions, pas seulement franco-françaises, d’Andreas Kaplan de l’ESCP Europe peuvent inciter à des remises en cause.
4 défis (4 défauts ?) ?
Il pointe dans un article de The Conversation 4 défis pour les Écoles de commerce, « dans un contexte budgétaire tendu » :
- une approche trop uniforme et de court terme pour répondre aux exigences des classements et des accréditations.
- une recherche qui conduit beaucoup de professeurs à se concentrer sur des questions peu pertinentes pour la préparation des diplômés au marché de l’emploi.
- des écoles qui se sont détournées de l’enseignement à la prise de décisions éthiques, mais sont désormais attendues sur les sujets sociétaux comme le développement durable ou la diversité sociale.
- la révolution digitale avec les MOOCs, SPOCs et IA qui commence à remettre en question l’essence même de la transmission de connaissances.
N’étant pas un spécialiste des Business schools, je dois dire que par le passé, j’avais une vision parfois un peu réductrice de la qualité des contenus enseignés : la réalité est que ces écoles sont très diverses et qu’en matière de pédagogie certaines d’entre elles ont réellement innové.
Mais il est intéressant de noter que le reproche fait très souvent aux diplômés de l’université (un enseignement peu pertinent pour préparer au marché de l’emploi), est donc partagé également par les écoles de commerce !
Et si ses têtes d’affiche trustent les premières places dans les classements internationaux, je vais être un peu provocateur : y a-t-il une corrélation entre cette « excellence » française des Business schools et l’état pas très glorieux de notre économie ?
Car et c’est peut-être là l’essentiel, les écoles anticipent-elles la demande qui sera celle des entreprises du futur, numérisées, plus souple, avec des approches managériales différentes ? Anticipent-elles vraiment l’approche qu’ont les « millenials » du travail ?`
La philosophie, l’histoire, la psychologie, l’anthropologie entre autres, et donc la prise de distance sur le monde et l’esprit critique, ne seront-elles pas demain, à l’ère de l’IA, des connaissances aussi importantes que la « gestion » ou le « management » ?
Ce sont donc peut-être autant que les questions financières des questions sur leur métier de base que les écoles doivent se poser : sans cette réflexion, le nouvel eldorado des bachelors pourrait n’être qu’une bulle.
Une régulation à l’image des ligues de sport professionnel ?
Une des raisons de ces dérives, on l’a vu, est l’exacerbation de la concurrence avec le recrutement à des salaires hors normes de chercheurs, ce qui déséquilibre l’ensemble du secteur.
Une régulation sur le modèle des ligues de sport professionnel US, c’est l’analyse passionnante de Gilles Paché (Aix-Marseille Université, Cret-log) pour qui cette comparaison est pertinente.
Il voit dans l’enseignement supérieur de gestion, « la création de fait d’une pseudo-ligue fermée, formée de quelques business schools très rémunératrices, qui domine à son tour l’enseignement supérieur de gestion en Europe, envers et contre tout, après avoir déployé ses ailes sur le football professionnel. »
Ce fonctionnement sur le modèle de la ligue fermée nord-américaine est « tentant ». Mais cela sous-entend selon lui d’en tirer toutes les conséquences : « Une ligue fermée est fondée sur une logique de création collective de valeur et ce qui compte, c’est le succès de la ligue dans son ensemble, et non pas de chaque équipe qui la compose. »
Car « l’extraordinaire longévité des ligues professionnelles en Amérique du Nord, dont la plupart sont nées à la fin du19 e siècle et au début du 20e siècle (baseball : 1876 ; hockey : 1917), est d’abord fondée sur une absence de compétition et la mise en œuvre corrélative de mécanismes collaboratifs permettant d’atteindre une performance monopolistique élevée pour la ligue dans sa globalité. »
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la mise en œuvre d’une politique coordonnée de gestion du capital humain lors du recrutement des nouveaux enseignants-chercheurs, en s’inspirant du modèle de la draft.
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la définition d’un système cohérent de primes à la publication entre les différentes institutions constituant la « ligue fermée », à l’image du fameux plafond salarial, le salary cap.
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une réelle réflexion sur la taille optimale du réseau d’institutions universitaires afin d’éviter la dilution des forces sur un nombre trop important de nœuds, dont la visibilité à l’échelle internationale risque dès lors d’être limitée, voire quasiment anecdotique.
L’analyse de Pierre-Michel Menger
De son côté, Pierre-Michel Menger, professeur au Collège de France, s’est mis à étudier ce modèle des Business schools. Et il s’étonne en répondant dans cette vidéo à Jean-Philippe Denis : elles n’ont pas d’analyse de leur modèle d’affaire, ce qui est curieux selon lui de la part d’écoles censées l’enseigner !
Pierre-Michel Menger souligne l’inertie qui existe avec les 5 meilleures, toujours les mêmes, qui imposent leurs coûts, avec une concurrence internationale qui nécessitent des « stars » à un coût inabordable pour ceux qui sont en dessous.
Conséquences : la recherche est violemment inégalitaire et l’enseignement risque de passer à la trappe, notant au passage que « l’honneur de Harvard c’est de mettre des prix Nobel devant des premières années »...
Dans 2 articles, La technologie de sélection des étudiants dans les grandes écoles de commerce françaises et La concurrence positionnelle dans l’enseignement supérieur il approfondit, en scientifique, ces thèmes, loin des polémiques à la petite semaine. Ardu mais passionnant !
Thème important, insuffisamment et souvent mal abordé, qui m’inspire deux réactions.
D’abord le soi-disant paradoxe entre les très bons classements internationaux des Business schools françaises et les performances plus modestes de l’économie française. Observons tout de même que la France est dans le peloton de tête pour la dépense publique, ce qui a sans doute un rapport avec ses faibles performances économiques et n’a rien à voir avec les Business schools françaises ! Notons également que la plupart des grandes entreprises françaises sont dirigées par des ingénieurs issus des meilleures grandes écoles d’ingénieurs, voire de l’ENA, mais qui n’ont que très peu de compétences en management et en économie. Là encore les Business schools françaises n’y sont pour rien. Il faudrait, pour être rigoureux faire une comparaison entre les performances des entreprises dirigées par des diplômés de Business schools et celles des autres.
Ensuite la régulation du secteur des Business schools françaises. L’idée de procéder comme pour les grandes ligues de sport professionnel US est intéressante. Mais reconnaissons très modestement que le vrai problème est que même les Business schools françaises les plus en vue sont des naines comparées à leurs concurrentes étrangères (comme les universités françaises d’ailleurs). Commençons donc peut être par réorganiser le fatras des formations au management et à concentrer les meilleures au sein d’institutions de formation et de recherche, y compris en les insérant au sein de grandes universités de recherche (les plus grandes business schools américaines, britanniques, suédoises, norvégiennes, allemandes et maintenant chinoises appartiennent à des universités de recherche). Sur Paris et l’IdeF par exemple, outre les Business schools de la CCIP et un grand nombre de Business schools privées, chacune des universités franciliennes propose tout un éventail de formation au management, au sein d’IAE ou non. Au total des dizaines et des dizaines de formations au management! Même chose en province dans les grandes villes universitaires. Regroupons les meilleures formations dans de grands pôles de recherche et de formation, en leur donnant une très grande autonomie, et laissons le marché faire le ménage en organisant une compétition saine entre eux, y compris pour les formations universitaires (on ne voit pas pourquoi des institutions formant au management se déroberaient face à la concurrence dont elles sont censées enseigner les mécanismes à leurs étudiants !). Tant que ceci ne sera pas réalisé, aucune Business school française ne pourra avoir un modèle de développement vraiment soutenable. Au fond c’est le même problème que pour les universités. Tant que la France n’acceptera pas de hiérarchiser ses établissements d’enseignement supérieur avec dans le peloton de tête des établissements de formation et de recherche, dotés d’une grande autonomie et se livrant une saine concurrence entre eux, notre pays n’aura que des nains académiques qui s’épuiseront à vouloir tout faire alors que la plupart devraient se spécialiser dans quelques niches et quelques secteurs.
J’observe depuis des années les évolutions des systèmes d’ESR dans le monde. Il n’y a aucune exception : tous les pays sauf la France favorisent ce mouvement de hiérarchisation (si les universités chinoises commencent à apparaitre dans les grands classements, c’est bien parce qu’en Chine ce mouvement est enclenché depuis maintenant vingt ans). Tant que nous ne ferons pas cela, notre paysage académique restera confus, atomisé, sans champion visible à l’étranger. C’est vrai pour l’enseignement du management comme pour les autres domaines de l’enseignement supérieur.