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Il est à la mode de se plaindre du « désordre » récurrent de l’université française (les grèves, les blocages, les débats permanents), de la diversité de ses étudiants (mauvais puisque non sélectionnés) et du manque d’encadrement pédagogique (sous entendu comparé aux prépas, écoles etc.). Puisque la mode est à la pensée disruptive, osons une affirmation : et si ces « faiblesses » étaient en réalité des atouts ? Faisons-nous l’avocat des « hérétiques » universitaires, pour paraphraser Marc Bloch.

Mettons de côté IUT, santé et formations d’ingénieurs et intéressons-nous à cette immense « marais » des étudiants d’humanités, de SHS et de sciences, non sélectionnés à l’entrée en L1. Et dépassons la polémique inutile sur la 1ère année d’université, puisque de fait, elle est d’une sélectivité souvent bien supérieure à celle des prépas ou des écoles à laquelle on la compare.

J’entends pourtant régulièrement, par exemple chez des chasseurs de tête, des responsables économiques (beaucoup moins chez les DRH !), bref chez ceux qui font en quelque sorte l’opinion, cette idée que le niveau des diplômés d’université à bac+5 est « quand même moins élevé qu’un diplômé de grande école ». On entend aussi cette assertion, certes mezza voce, chez…certains universitaires.

Il est vrai que le mépris des premières années universitaires affleure parfois. C’est ce biais cognitif bien connu qui consiste à voir midi à sa porte, pour le dire de façon…non universitaire. Ils voudraient sans doute que les universités ne forment que de futurs chercheurs, façonnés à leur image. Ceci explique aussi le désintérêt réel d’une fraction de la communauté universitaire pour le cycle L.

Des biais cognitifs forts

Une grève, un blocage ? On affirme que le niveau baisse comme si mai 68 à Nanterre avait empêché cette université de rayonner ! Si ces épisodes éruptifs atteignent indéniablement l’image des universités, en quoi leur niveau serait-il en cause ? Et d’ailleurs, les plaintes larmoyantes sur l’échec, l’abandon etc. occultent ce phénomène objectif : la sélection y est féroce. Et malgré une pédagogie souvent défaillante, pas seulement pour des questions de moyens, la qualité de ses enseignants reste un point fort.

Ce qui caractérise donc le regard porté sur les étudiants issus de l’université, c’est la persistance de biais cognitifs forts : la filière prépas-grande école reste moins le marqueur d’un niveau que celui de la valeur symbolique de ces cursus. Loin de moi l’idée de nier le niveau de connaissance des étudiants qui les fréquentent, mais cela implique-t-il, par un curieux raisonnement de dénigrer ceux qui n’en viennent pas ?

Dans un pays, la France, qui a le culte du diplôme, ceux de l’université continuent donc d’être sous-valorisés : il ne s’agit pas à vrai dire des qualités intrinsèques du diplôme, qui certifie des connaissances, mais bien de ce qui donne accès à un rang dans la société. Philippe d’Iribarne et d’autres ont remarquablement documenté cette histoire si française. On en a d’ailleurs un bon exemple avec la voie d’accès spécifique pour les PhD à l’Ena, alors même qu’ils sont à bac+8, soit un niveau largement supérieur aux autres impétrants…

En plus de ce regard négatif de ceux qui n’ont pas été formés à l’université, il existe, sinon une forme de « honte » à dire j’ai été formé à l’université, en tout cas une faible revendication de ce cursus. Signe de ces biais cognitifs, l’idée que les étudiants d’université développent des qualités différentes, sur lesquelles il faut s’appuyer, n’émerge que difficilement.

Cette conception du diplôme-rang a du coup complètement occulté la capacité, ou non, d’un individu diplômé à progresser, personnellement et socialement, tout au long de sa vie professionnelle. Elle se conjugue naturellement à une autre conception qui fait l’impasse sur la formation tout au long de la vie. Dans L’étrange défaite, Marc Bloch expliquait, en référence à ses compétences militaires, qu’il n’existait pas de « poste de direction que tout homme d’esprit un peu clair, s’il travaille d’arrache-pied, ne puisse se mettre en mesure de remplir convenablement. »

Bons élèves et conformisme

Évidemment, chaque discipline enseignée a ses bases, incontournables. Il ne viendrait l’idée à personne de le contester, même si ces bases peuvent être justement bousculées régulièrement par la recherche. Mais cette approche nie très souvent le processus d’acquisition des connaissances, qui ne se réduit pas au bac mention TB et au 20/20 à l’épreuve de mathématiques, ou à la précocité dans la maîtrise des fondamentaux : « J’ai connu plus d’un bon élève qui, sorti du lycée, n’a jamais ouvert un livre sérieux ; plus d’un cancre ou d’un demi-cancre chez qui se révèle un goût profond de la culture » constatait, déjà, Marc Bloch.

N’étant moi-même pas (encore ?) prix Nobel, je suppose que ces derniers maîtrisent mieux que d’autres ces fondamentaux : mais ne sont-ils pas prix Nobel (en dehors du fait que ce sont généralement des hommes) parce qu’ils sortent de ce qu’ils ont appris ?

Intellectuel hors pair, Marc Bloch cernait cette « vieille tradition » française qui « nous porte à aimer l’intelligence pour l’intelligence, comme l’art pour l’art, et à les mettre à part de la pratique. Nous avons de grands savants, et nulles techniques ne sont moins scientifiques que les nôtres. Nous lisons, quand nous lisons, pour nous cultiver : ce qui est fort bien. Mais nous ne pensons pas assez  qu’on peut, et doit, quand on agit, s’aider de sa culture. » Pourquoi ? Parce que les « trop bons élèves » sont « obstinément fidèles aux doctrines apprises. »

Et dans le contexte dramatique de la 2è guerre mondiale, il plaidait pour la « vraie liberté d’esprit » en affirmant : « il est bon qu’il y ait des hérétiques ». C’est je crois en effet l’une des racines des difficultés de notre pays. Si le déficit d’innovation dans notre pays, que j’ai déjà souligné dans plusieurs billets, a de multiples racines, ses racines plongent dans un système scolaire…très scolaire, qui bride la créativité, la prise de risque et donc le droit à l’erreur.

Lors des dernières rencontres de l’enseignement supérieur, de la recherche, de l’innovation d’AEF, la présidente de l’université Paris-Sud Sylvie Retailleau soulignait le rôle des étudiants et de la formation dans le processus d’innovation tandis que Philippe Jamet, le directeur général de l’IMT préconisait « d’investir très tôt les étudiants sur l’investigation » et regrettait que l’on bride les « déviants ». Ce qui prouve, si besoin était, qu’il s’agit bien d’un questionnement partagé universités-Grandes écoles.

Un poids considérable dans la population

A propos d’un des (nombreux) classements du Times Higher Education, l’éditeur des données Simon Baker, soulignait au sujet de l’employabilité que les universités qui mettent l’accent sur l’acquisition de savoir-être tirent leur épingle du jeu, car les fameuses « soft skills » sont de plus en plus recherchées par les recruteurs.

Si nous disposons d’études désormais régulières et fiables sur l’insertion professionnelle des diplômés d’université, nous manquons (sauf erreur de ma part), de données qualitatives sur le détail des secteurs et des postes occupés. Mais l’analyse empirique, les échanges avec des DRH, l’observation permet de penser que, contrairement à leurs collègues sortant du système des écoles (grandes et petites), ils sont moins, en tout cas dans les premières années, dans les fonctions de direction.

3 diplômés d’université sur 4 sont dans des entreprises privées, voire 78% pour les DUT et 88% en licence professionnelle. La fonction publique en emploie 17 % et les associations 9 % (source EESR juillet 2018). Dans le secteur public ou le secteur associatif, ce sont surtout des diplômés de SHS et de LLA. On peut supposer qu’ils occupent également une place de choix dans les PME, dans les TPE et dans la création d ‘entreprise. Et dans les secteurs que j’appellerai « créatifs » et atypique (les arts, l’édition, les médias par exemple), les diplômés d’universités jouent un rôle majeur.

Enfin, ils ont également une place essentielle dans le secteur public et para-public : dans l’enseignement bien sûr mais aussi dans les collectivités territoriales, le secteur « santé-social » (hôpitaux, assurance maladie et assurance vieillesse etc.), les services déconcentrés de l’État etc.

Il existe en effet une donnée qui compte : les diplômés d’université sont des millions ! L’université de masse, dénoncée comme source d’échec car non sélective, diplôme chaque année, avec succès, des centaines de milliers de jeunes ! 128 000 masters délivrés, auxquels il faut ajouter 47 800 licences professionnelles, les DUT et, on l’oublie trop souvent, 56 000 diplômes en FC diplômante et 34 000 DU en Formation continue. Sans parler du rôle du Cnam et de ses 7 000 lauréats.

Les diplômés d’université, dont les établissements sont accusés de tous les maux, irriguent donc la société française bien plus que ne le croient les « élites » adeptes du malthusianisme.


Ces « faiblesses » des universités qui sont des forces

Si les critiques que l’on entend sur les étudiants d’universités sont bien connues (et rejoignent celles de leur institution), arrêtons-nous sur sur les qualités qui contrebalancent ces « défauts ».

D comme désordre ? Oui la liberté de tout faire, y compris n’importe quoi, est consubstantielle à l’université. Cela permet aussi à de fortes personnalités d’éclore, à celles et ceux qui supportent difficilement les moules de se confronter en permanence à l’imprévu. Avec cette liberté il faut évidemment  seul beaucoup de démarches, apprendre à se débrouiller ! Et puis le désordre (je ne parle pas des blocages) est aussi un stimulant de la créativité : chaque jour les universités en font la preuve ?!

E comme Échec ? Redoublement, réorientation sont-ils (en dehors de 1ère année) des échecs ? Ou bien ne sont-ils pas aussi des temps de maturation différents ?

H comme Hétérogénéité des « publics » ? Cela peut-être une chance, surtout lorsque l’on comprend que sur les bancs des amphithéâtres, on a une image plus conforme à la réalité de la France d’aujourd’hui, socialement et ethniquement.

M comme manque d’encadrement ? La conséquence, c’est une grande autonomie dans le travail et dans l’organisation, et pour celles et ceux qui réussissent le mieux, une discipline personnelle exceptionnelle. Car le paradoxe est là : l’étudiant, libre de ne pas aller en cours, est responsable de ses actes. Le travail personnel y est indispensable, moins formaté évidemment, et oblige, sous peine d’échec, à développer une curiosité intellectuelle de tous les instants.

N comme non-sélection ? Face à la féroce sélection de la 1ère année, les étudiants doivent justement être très motivés !

R comme résumé

Celles et ceux qui arrivent en licence, master et bien sûr en doctorat sont à l’évidence des bûcheurs, organisés, débrouillards et intelligents ! Ils ont été confrontés, plus qu’ailleurs, aux incertitudes, à l’erreur, aux échecs et aux parcours souvent peu linéaires. En un mot, ces parcours les préparent sans doute remarquablement à la société numérique. A condition que la formation tout au long de la vie devienne une réalité.

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