Concernant l’enseignement supérieur, les mondes universitaire et médiatique ont ceci de commun de peu se référer aux chiffres. Les tendances profondes de l’évolution des effectifs sont peu analysées, voire ignorées, sinon sous 2 angles : il faut sélectionner ou il ne faut pas sélectionner. Il serait pourtant plus judicieux de s’inquiéter pour les licences et plus généralement pour l’attractivité des filières universitaires (à quelques exceptions près). La courbe semble inexorable : bientôt 1 étudiant sur 2 sera hors système universitaire. Ce qui « plombera » quoiqu’en pensent beaucoup de scientifiques la recherche française. Pendant ce temps, certains peuvent se préparer à investir dans les groupes d’écoles privées…
Quelle meilleure occasion qu’un début d’année pour se pencher sur des chiffres, validés, et des prévisions en partie basées sur ces chiffres ? C’est ce que je propose en analysant plusieurs notes du SIES-MESR à propos des effectifs étudiants.
La part des étudiants inscrit dans les filières universitaires ne cesse de décroître, malgré les regroupements, malgré l’universitarisation de certains secteurs. On est passé de 68% des étudiants inscrits à l’Université en 1990/1991 à 57% en 2022 et le MESR prévoit 55% en 2030. La courbe semble inexorable : bientôt 1 étudiant sur 2 sera hors système universitaire. D’autant que si l’on enlève les professions réglementées (droit, santé), le rapport est pire.
Ce chiffre peut être interprété de différentes manières : certains diront que l’université n’a pas vocation à accueillir tous les jeunes et doit se concentrer sur la recherche de haut niveau en ciblant des viviers bien spécifiques. D’autres y verront la main invisible d’un marché et de politiques asphyxiant les universités et faisant le lit du privé. D’autres s’interrogeront sur la déconnexion d’une partie du monde universitaire des attentes de la population. Bref, beaucoup de pistes possibles qui renvoient en tout cas le slogan de « l’université sélective et payante », que l’on soit pour ou contre, au rayon ce qu’elle est bien pour la réalité que vivent les familles : un fantasme.
Il n’en demeure pas moins que ce chiffre interroge le positionnement même des universités, leur image et leur attractivité, et mériterait un débat de fond, argumenté et rationnel. Examinons donc les chiffres.
L’art difficile de la prévision
Comment en effet bâtir une politique publique sans prendre en compte la réalité des chiffres et sans avoir d’outils fiables de prévisions ? Les gouvernements successifs courent ainsi depuis des années (des décennies ?) après l’augmentation des effectifs, avec la croyance tenace d’une pause démographique sans cesse démentie 1La fin d’année a été marquée par la suspension du versement des crédits du plan de relance prévus pour les universités pour la création de places (voir mon billet). .
Si la dépense par étudiant côté Etat, essentiellement pour les universités, ne cesse de baisser, elle est évidemment basée sur les budgets alloués en relation directe avec les effectifs. Regardons donc les chiffres, à la fois validés, mais aussi les projections à l’horizon 2030. Avec un bémol : la projection devient vite une prévision, ce qui est un art difficile !
Ainsi en octobre 2013, le MESRI prévoyait que l’enseignement supérieur compterait près de 2,6 millions d’étudiants en 2022 : on en est à 2,97 millions…soit 370 000 d’écart. En avril 2022, une note envisage qu’en 2030 « 3 002 000 étudiants pourraient être inscrits dans l’ensemble des établissements de l’enseignement supérieur français. » Cela représenterait une évolution de + 108 000 inscriptions par rapport à 2020, + 3,7 %. S’il ne s’agit pas de relativiser cette croissance, sur 10 ans, la France n’est cependant pas dans une situation de ‘boom’ démographique de l’enseignement supérieur. Sauf si ces projections/prévisions se révèlent erronées, ce qui ne serait pas la première fois !
Quels sont les chiffres définitifs 2021-2022 ?
Ce qui est intéressant est que la hausse de la rentrée 2021 est particulièrement prononcée dans les STS en apprentissage et les écoles de commerce. Cette croissance se retrouve dans presque toutes les académies, à l’exception de celles de Nancy- Metz, Besançon, Limoges, Toulouse et Reims. Elle est, comme je le signale depuis plusieurs années, plus élevée dans l’enseignement privé (+ 10 %) qui accueille désormais 1/4 des étudiants du supérieur.
Les chiffres montrent surtout qu’il n’y a pas de ‘rush’ sur les formations universitaires (les inscriptions en cursus licence diminuent de 1,1 %), et ce pour une double raison : la démographie mais surtout le contournement des universités. Et cela non seulement invalide les discours officiels mais obligera sans doute les présidents d’université à les infléchir. C’est en tout cas une bonne nouvelle … pour Bercy 😉 !
En effet, après les hausses de 1,3 % et 0,9 % aux rentrées 2019 et 2020, leurs effectifs n’augmentent que très légèrement (+ 0,4 %). Avec 1 656 900 étudiants, ils sont donc stables même s’il faut noter + 3% en cursus master et une légère hausse des inscrits en doctorat (+ 0,6 %).
2022 et 2023, la même tendance. Les résultats consolidés ne sont pas connus mais le SIES-MESR estime qu’à la rentrée 2022, le nombre d’inscriptions devrait encore s’accroître de + 33 400 étudiants supplémentaires. Une fois de plus, cette hausse « serait essentiellement le fait de la forte croissance en apprentissage en STS et du dynamisme des écoles de commerce et d’ingénieur. »
Et quelle est la prévision pour la rentrée 2023 alors que s’ouvre Parcoursup ? À la rentrée 2023, « sous l’hypothèse d’un rebond des entrées en première année, 3,01 millions d’étudiants pourraient être comptabilisés, soit une hausse de + 0,5 % en un an, et 14 100 étudiants additionnels. »
Quelles sont les « projections » pour 2030 ?
Évidemment, de nombreux paramètres entrent en ligne de compte, par exemple la pérennité ou non des mesures sur l’apprentissage dans le supérieur. C’est pourquoi le SIES-MESR ne se livre pas à des prévisions mais à des « projections », une prudence à mon sens justifiée au vu des ratés que j’ai signalés.
Ce qui est plus que probable en tout cas, est que, indépendamment du taux de croissance des effectifs, la tendance forte demeure la diminution de la part des formations universitaires. L’autre tendance est une répartition qui change au sein de celles-ci.
En 2030, près de 1,66 million d’étudiants seraient inscrits à l’université (y compris IUT), soit une augmentation très faible de 0,4 % en 10 ans ! Cette évolution serait très contrastée selon les disciplines et les niveaux de formation mais aussi les filières universitaires, « en raison de la création des BUT, qui entraîne le transfert d’une grande partie des effectifs des licences professionnelles vers les IUT. »
L’affaiblissement des licences
Les projections détaillées du SIES-MESR ne laissent pas de place au doute : on irait vers une recomposition importante du paysage interne des universités. Et lorsque l’on connaît leur agilité légendaire pour redéployer…🤨 Quelques exemples :
En cursus licence y compris les IUT, le nombre d’inscrits ne progresserait que de 0,6 % sur la période 2020-2030 (6 000 étudiants) ! Et les effectifs d’étudiants inscrits en cursus licence hors IUT fléchiraient fortement (- 40 000 étudiants, – 4,5 %) au profit des inscriptions en 3ème année de BUT en IUT (+ 46 000 étudiants en 10 ans).
Mais « impactés différemment par cette réforme, les effectifs d’étudiants en cursus licence (hors IUT) suivraient des évolutions très différentes selon les disciplines » : en droit (+ 2,5 %), en Staps (+ 4,4 %) par exemple.
En sciences économiques et AES et en sciences, la création des BUT entraînerait « des baisses de, respectivement, 18 000 et 9 000 étudiants entre les rentrées 2020 et 2030 (soit – 14,0 % et – 4,8 %) ».
En lettres et sciences humaines, un reflux des inscrits, après plusieurs années de fortes hausses jusqu’en 2020, « serait à l’origine d’une baisse de 7 000 étudiants (- 1,9 %) sur la période. »
La fragilité des masters et du doctorat
Dans le cursus master, les effectifs seraient stables entre les rentrées 2020 et 2030 (+ 3 000 inscriptions, soit + 0,5 %) et « les évolutions seraient assez faibles dans l’ensemble des disciplines. » : 2 000 étudiants de moins en droit (- 2,5 %), ainsi qu’en lettres et sciences humaines (- 0,9 %), et 1 000 inscrits de moins en sciences (- 1,8 %) ainsi qu’en santé « autres » (- 2,6 %).
À l’inverse, on recenserait 1 000 étudiants supplémentaires en sciences économiques et AES (+ 1,3 %), ainsi que chez les ingénieurs universitaires (+ 3,9 %). Les filières de santé (médecine, pharmacie, odontologie et maïeutique) seraient particulièrement dynamiques (+ 7 000 inscrits, + 5,5 %).
En doctorat, en baisse depuis plus de 10 ans, « on observerait une stagnation, après un léger fléchissement sur les deux premières rentrées de prévisions. » Cette rupture de tendance « s’expliquerait par la mise en œuvre de mesures prises en faveur du doctorat dans la loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030. À la rentrée 2030, on y compterait 2 000 étudiants de moins (- 3,6 %) que dix ans plus tôt. »
En conclusion
Ces tendances générales, les tendances par secteur, contiennent en germe des nouvelles questions :
- pour le secteur privé bien sûr qui doit gérer une forte croissance, avec son cortège (minoritaire certes) d’escrocs potentiels.
- pour le secteur public qui continue de peiner à se coordonner avec sa ribambelle de ministères de tutelle.
- pour le MESR et les universités qui peuvent se poser une seule question : alors que toutes les réformes depuis les années 90 visaient à mettre un terme ou au moins atténuer l’existence d’un système dual, c’est l’inverse qui est en train de se produire. Ainsi, les enseignants-chercheurs et les chercheurs/euses sont concentrés dans des laboratoires des universités … universités qui peinent à attirer et sont souvent un deuxième choix. Avec un impact à long terme sur les viviers de celles et ceux qui sont formés à la recherche. Cela ne mérite-t-il pas un débat de fond ?
Faut-il ajouter que parallèlement l’effort de R&D continue de baisser selon une note du SIES-MESR, pessimiste, et rester « à un niveau légèrement supérieur à celui d’avant la crise, à 2,21 % du PIB « , soit évidemment beaucoup moins que dans les pays comparables.
Références
↑1 | La fin d’année a été marquée par la suspension du versement des crédits du plan de relance prévus pour les universités pour la création de places (voir mon billet). |
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La croissance du secteur privé ne fait aucun doute, en premier lieu au détriment des universités.
Mais, comme l’indique la projection, il ne faudrait pas que des effets purement mécaniques masquent la réalité. En effet, dès 2023 les IUT vont gagner beaucoup d’inscrits, tout simplement parce que les BUT 3ème année vont de fait remplacer la plupart des LP. On verra alors un saut des effectifs, mais il ne faut pas oublier que les effectifs de primo entrants en BUT ont baissé de 4,9% en 2021.
Donc la désaffection concerne a priori toutes les formations, y compris hors des diplômes de licence.
Bonjour,
2015 : 570 k étudiants dans le privé, 19,1% du total
2021 : 737 k dans le privé, 24,8% du total
STS en 2021 : « en classe » 252 k dont 75 k dans le privé, « en apprentissage » 157 k dont 121 k dans le privé.
A travers l’alternance et l’apprentissage, le privé capte une part significative de la différenciation des flux dans l’enseignement post bac.
S’agissant des STS, est-ce vraiment « au détriment des universités » ? Pour L et M, c’est une autre histoire.
En matière d’enseignement supérieur, comme pour beaucoup d’autres activités, l’offre contribue aussi à créer la demande. Au moins de 2 façons :
1 – L’amplification des solutions en alternance (le phénomène existait avant la réforme de l’apprentissage puis du quoi-qu-il-en-coute) qui a permis de réduire considérablement la sortie d’études supérieure des décrocheurs de 1er cycle universitaire; la réorientation fonctionne ainsi.
2 – L’implantation de nouveaux établissements en villes moyennes où l’offre stagnait (et parfois régressait) depuis plusieurs années, augmente le taux de poursuite ds bacheliers éloignés des métropoles. Cela vient en partie d’établissement privés (notamment en écoles d’ingénieur, souvent en apprentissage) mais parfois du publics, comme le CNAM, d’autres grandes écoles, et quelques rares universités qui s’ancrent dans les territoire et saisissent des opportunités locales en développant leurs campus distants.