Cet hommage à Bernard Belloc, dont les obsèques ont eu lieu le 3 juillet, peut-il intéresser les lectrices et lecteurs de ce blog, en particulier celles et ceux qui ne l’ont pas connu ? Au-delà de mes raisons personnelles face à une personnalité attachante que je fréquentais depuis 27 ans, il a incarné un pan de l’histoire de l’ESR, comme 1er VP de la CPU et comme conseiller de N. Sarkozy au moment de la LRU. Ce qui est moins connu, c’est son apport dans l’échiquier politique de droite sur la question universitaire et une vision de la gouvernance à partir du système (public) de Californie et du Wisconsin, qui a ouvert (un peu) les esprits.
Mon métier m’a conduit à rencontrer tous les acteurs de l’ESR, quelles que soient leurs opinions. Le plus grand défi est toujours de percevoir en quoi ce qui relève de la dimension personnelle (idées, influence, réseau) pèse, ou non, sur l’évolution d’un système. Bernard Belloc n’a évidemment pas été le seul à jouer un rôle considérable : j’ai déjà salué à gauche ce que Cl. Allègre et L. Jospin réalisèrent autour d’U2000 avec leurs équipes, notamment le regretté Armand Frémont.
Je l’ai rencontré dès son élection à la présidence de Toulouse 1 Capitole en 1998. Comme souvent, journaliste ou non, le premier contact joue un rôle dans les relations futures. Son côté chaleureux, son franc-parler mais dans un langage maîtrisé, tranchait avec celui de beaucoup de ses collègues que j’avais l’occasion de fréquenter : il avait plaisir à expliquer et convaincre et ne craignait pas les questions qui fâchent. Mieux, contrairement à beaucoup d’autres, il assumait ses propos. Parce qu’il savait que je n’avais pas voté N. Sarkozy en 2007, nos discussions furent pendant 27 ans franches et pour tout dire libres de toute déférence ou attache partisane. Nous discutions donc du fond.
Président d’université, 1er VP de l’ancêtre de France Universités, la CPU, conseiller scientifique d’ambassade en Chine, conseiller de N. Sarkozy et un des inspirateurs de la LRU, très impliqué dans TSE, puis consultant et conseiller d’Alice Guilhon à Skema, il avait une vision globale du système ESR. A son grand regret, il n’a pas pu/su empêcher le site toulousain, à l’image du site lyonnais, de s’engager dans des querelles d’un autre âge. Cela le ramenait toujours à cette question : quel regard peuvent avoir nos collègues étrangers face à des débats abscons ?
S’est ainsi nouée une relation personnelle solide et durable qui nous amenait à échanger très souvent lorsque j’étais directeur de la rédaction d’AEF jusqu’en 2018. Elle s’est poursuivie jusqu’à récemment, lui qui commentait régulièrement mes billets sur ce blog. Dans son dernier commentaire d’avril 2024 à propos notamment de l’élection des personnalités qualifiées de l’université Paris Saclay, il indiquait que « ce fut une des grandes difficultés mal résolues de la loi LRU. Je me souviens à l’époque de discussions très confuses au plus haut niveau de l’État sur la façon de désigner les personnalités extérieures dans les CA des universités rendues plus autonomes par la loi LRU. » Nous poursuivîmes cette discussion plus tard au téléphone mais je sentais bien chez lui un pessimisme que je ne lui connaissais pas sur l’évolution des universités. L’avancée de la maladie que j’ignorais j’imagine…
Au-delà du clivage ‘gauche-droite’
Au fond, après les années Allègre, il a cherché à convaincre une partie de la droite de l’époque à penser l’université autrement. Cela s’est notamment joué lors d’une convention UMP sur ces sujets en 2006 et à laquelle j’ai assisté. On y voyait 2 lignes s’opposer au travers d’intervenants pas forcément encartés mais enclins à peser. D’un côté une Catherine Bréchignac, Pdg du CNRS, dans la lignée d’un gaullisme très hostile aux universités et partisane d’un centralisme fort (avec toujours les mêmes arguments sur la recherche universitaire jugée inférieure à celle des organismes) et de l’autre B. Belloc, prosélyte d’une vision internationale dans laquelle les universités autonomes sont le modèle dominant, autour du lien enseignement-recherche-innovation
Sa ligne gagna, bousculant une UMP sous le joug de N. Sarkozy. Partisan d’une sélection raisonnée et raisonnable, il a essayé de convaincre à droite que cela devait s’accompagner d’un réinvestissement dans les universités. Lucide sur les faiblesses des universités (et des universitaires…) au même titre que sur les lacunes des grandes écoles, il pointait les effets délétères de la faible reconnaissance du doctorat sur les manques des entreprises françaises en matière d’innovation. Son tropisme personnel ne le portait cependant pas à beaucoup d’empathie pour les universités SHS comme Bordeaux-Montaigne ou Rennes-II et surtout Toulouse Jean-Jaurès… 😉
Il me narrait surtout des anecdotes sur l’hostilité, l’ignorance et/ou l’indifférence vis-à-vis des universités et de la science, dans la technostructure et les cercles du pouvoir, de gauche, du centre et de droite. Alors que Sciences Po ou l’X sont le centre du monde pour les ‘élites’, politiquement et médiatiquement, il émettait l’hypothèse amusante qu’une des raisons de l’implication de N. Sarkozy autour de la LRU résidait dans une sorte de revanche personnelle vis-à-vis des énarques, lui le diplômé de droit de Nanterre 😊. Alors que l’autonomie faisait peur à droite (et curieusement à gauche…), il était conscient du fait que celle-ci restait dans ses vieux schémas, traumatisée par mai 68. Nous convergions sur le fait qu’elle partage, malheureusement comme une grande partie de la gauche, un mépris social pour les étudiants formés à l’université.
Un partisan résolu de l’autonomie des universités
Le résultat le plus connu de ses fonctions de conseiller de N. Sarkozy, ce fut évidemment la LRU. Certes, ce n’était pas seulement lié à ses idées 1Ph. Gillet, le directeur de cabinet de V. Pécresse, universitaire venant de la gauche, joua un rôle majeur lui aussi.. Mais il porta comme 1er VP de la CPU le colloque de Lille de 2001 sur l’autonomie, soutenu par la plupart des présidents d’universités, dans la continuité d’ailleurs de R. Rémond dès les années 70. Ce colloque vit la présence et les contributions de J. Lang, P. Mauroy, A. Claeys et J-P Raffarin, des personnalités d’extrême-droite bien connues 🤭! Nommé en 2007 conseiller de N. Sarkozy, il soutint la nomination d’Alain Fuchs à la présidence du CNRS, afin d’enclencher un véritable rapprochement avec les universités « autonomes ».
Enfin, on l’oublie un peu vite, il y eut un début de réinvestissement dans les universités avec le grand emprunt, ancêtre de France 2030. Si la crise financière de 2008 y mit un coup d’arrêt, force est de constater que c’est le seul moment où la dépense par étudiant a augmenté 2Thomas Piketty et Lucas Chancel, sarkozystes notoires 😀, en font état dans une analyse reprise dans Alternatives économiques : la dépense par étudiant a augmenté au début du quinquennat Sarkozy, puis décru ensuite avec les effets de la crise financière, et accentué son inexorable baisse … sous F. Hollande et E. Macron.. Il fut cependant mortifié par le fameux discours de N. Sarkozy sur la recherche dans lequel ce dernier humiliait les chercheurs : il y avait contribué sur le fond, mais sans ces saillies toutes personnelles d’un président qui partit ‘en live’, au grand dam de V. Pécresse d’ailleurs (j’y étais 😒).
Cependant, sur le fond, les clivages droite-gauche de l’époque se réduisaient sur ces sujets tandis que les 2 camps, ou plutôt les académiques et personnels des 2 camps, butaient sur un clivage bien plus profond : la faible appétence des élites de ce pays pour la recherche, leur ignorance insondable sur tous ces sujets et parallèlement l’incapacité du monde académique à sortir de ses querelles boutiquières.
L’étude du système américain…
Au-delà de la LRU, je crois qu’il faut retenir de l’engagement de B. Belloc, sa vision internationale du système ESR. Il l’a puisée à la fois dans son poste de conseiller scientifique à l’ambassade en Chine et dans son observation et son analyse des systèmes publics d’ESR de la Californie et du Wisconsin 3Cela donna en 2011 un livre L’Académie au pays du capital : Points de vue sur deux systèmes universitaires aux États-Unis : la Californie et le Wisconsin, avec Pierre-François Mourier aux PUF..
J’en fus un témoin privilégié. Face aux préjugés et idées reçues sur le système américain vu en France simplement sous l’angle des grandes universités privées et des droits d’inscription élevés, il voulait mieux faire connaître son fonctionnement. Il organisa donc en 2010 un voyage d’études (sans lui) d’une semaine environ à l’université du Wisconsin à Madison, université publique très cotée au États-Unis et donc à l’international. Ce voyage fut l’occasion pour beaucoup de hauts responsables universitaires français et pour moi de découvrir un monde ignoré.
C’est d’ailleurs ce qui fut mon plus grand étonnement ! Comment ces responsables, qui pour une partie d’entre eux avaient séjourné dans des universités américaines, pouvaient-ils ignorer à ce point leur fonctionnement et leur culture ? Ils furent abasourdis par l’attention portée aux étudiants, dans une université publique dans laquelle les droits d’inscriptions pour les habitants du Wisconsin n’étaient pas exorbitants. Il découvraient stupéfaits des bourses d’un montant qui feraient rêver des étudiants français, un « housing » tout compris, avec des enseignants chargés d’accompagner les étudiants en résidence etc. Sans parler de la recherche et de la rude compétition des appels à projets NSF, NIH etc. Et beaucoup découvrirent que le financement des universités américaines était largement … public. Ce que D. Trump confirme aujourd’hui en sabrant les fonds des agences fédérales, à la grande surprise de l’intelligentsia française restée sur ses préjugés et son ignorance.
… et des idées sur la gouvernance
Grâce à B. Belloc (et Gilles Bousquet, professeur franco-américain à Madison), ils découvraient enfin une université d’État en réseau, avec 2 pôles délivrant le doctorat (Milwaukee également) et une multitude d’établissements membres du Wisconsin system. Ils découvrirent que les relations avec l’État du Wisconsin (démocrate à l’époque) soulevaient les mêmes questionnement qu’en France, de même que celles d’une université de recherche comme Madison avec le « board of regents » chargé de gérer en partie les 13 universités du UW system.
B. Belloc insistait sur la force de la gouvernance des universités américaines, avec l’existence d’un ‘search comittee’ pour choisir le président, des modalités très pragmatiques de représentation des académiques avec un Sénat, évidemment consulté sur cette nomination, mais également le fait qu’un Provost gère le quotidien, appuyé sur une administration puissante en nombre et en compétences. Sans parler de ‘composantes’ très autonomes sur la formation, mais en phase avec la gouvernance… Quant aux organismes de recherche, en particulier le CNRS, il le considérait de fait comme une particularité française, mais que l’essentiel était non pas de le supprimer mais de favoriser l’émergence d’universités de recherche françaises de rang mondial.
Tout ceci devait nourrir des réflexions débouchant malheureusement sur une mauvaise compréhension de ce qui fonctionnait là-bas, avec la création par la gauche des Comue, adaptation ratée d’une université de territoire en réseau. Mais aussi, il faut le dire, par la « franchouillardise » dominante chez les universitaires et syndicalistes de notre pays, incapables de comprendre que la nomination d’un président d’université aux Etats-Unis n’exclut pas les personnels : Trump lui l’a compris.
Cette expérience, avec des personnalités aux hautes responsabilités, m’a convaincu d’un trait culturel majeur qui est un frein chez nous : une vision franco-française et des préjugés sur tout ce qui est étranger, tout ceci combiné de façon apparemment contradictoire à la volonté permanente d’imiter, sans la distance analytique nécessaire. C’est ce qui rend si difficile l’évolution de notre système ESR : on y réfléchit hors du monde, comme le montrent les débats interminables sur l’autonomie, l’évaluation, la sélection ou encore les aides sociales. Cette méconnaissance de l’international 4Dont la faiblesse de la présence française dans les instances internationales est une iullustration., c’était un point de convergence essentiel de mes échanges avec B. Belloc. A chaque fois que nous évoquions la question de la sélection, des droits d’inscription, de la place des ONR, ou encore la gouvernance des universités, entre autres, notre débat d’idées constructif, loin des polémiques faciles, s’échappait toujours vers les comparaisons internationales !
Ah les business schools !
Pour conclure cet hommage, il me reste ainsi le souvenir de discussions animées, certes anecdotiques, à propos des business schools françaises, puisqu’il était le conseiller d’Alice Guilhon de Skema. Il connaissait bien la Chine de par ses fonctions passées et il suivit le développement du campus de Suzhou de l’école.
Je dois dire que nos échanges, bien au-delà de la stratégie de Skema, étaient vifs ! Mon opinion est que les écoles de commerce françaises (même si les choses évoluent) ont largement développé et entretenu une culture du « management à la française » très vertical et hiérarchique, source de bien des problèmes dans notre pays. De même, leur non intégration dans un environnement universitaire reste un frein à l’innovation, avec des managers formés dans des logiques court-termistes, peu familiarisés avec la science. On l’a vu à propos de la ‘start-up nation’ portée par des diplômés d’écoles de commerce loin de la deep tech. Alors que l’alliance des chercheurs/euses avec ces profils aurait pu être une chance.
B. Belloc n’était pas dupe du niveau très variable, voire parfois très faible des étudiants formées dans de trop nombreuses écoles de commerce, sans parler de leur corps enseignant… Il ne me suivait pas sur tous ces terrains mais son honnêteté intellectuelle lui permettait de rester lucide. Et il se plaisait, lui le professeur d’université, à rêver d’une intégration dans le monde universitaire, à l’image de la plupart des pays comparables.
Et au fond, il était cet « honnête universitaire du XXIème siècle » : curieux, courtois, ouvert cultivé, et en plus amoureux du patrimoine. Merci Bernard Belloc.
Références
↑1 | Ph. Gillet, le directeur de cabinet de V. Pécresse, universitaire venant de la gauche, joua un rôle majeur lui aussi. |
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↑2 | Thomas Piketty et Lucas Chancel, sarkozystes notoires 😀, en font état dans une analyse reprise dans Alternatives économiques : la dépense par étudiant a augmenté au début du quinquennat Sarkozy, puis décru ensuite avec les effets de la crise financière, et accentué son inexorable baisse … sous F. Hollande et E. Macron. |
↑3 | Cela donna en 2011 un livre L’Académie au pays du capital : Points de vue sur deux systèmes universitaires aux États-Unis : la Californie et le Wisconsin, avec Pierre-François Mourier aux PUF. |
↑4 | Dont la faiblesse de la présence française dans les instances internationales est une iullustration. |
Merci Jean-Michel pour ce bel hommage à une figure marquante de l’ESR
Merci Philippe, toutes celles et ceux qui l’ont connu savent, quelles que soient leurs opinions, ce qu’il a apporté.
Merci Jean-Michel de ce bel hommage à cet honnête homme, un grand homme en vérité, érudit, éclectique et aux racines éternelles, celles de Bruniquel où il était un jeune fusil (en référence au film de Robert Enrico, le Vieux Fusil, qui se passe à Bruniquel, là où vivait et repose Bernard)