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La Cour des comptes me donne l’occasion de poursuivre mes réflexions sur la stratégie française en matière d’innovation, à contre-courant de la doxa ambiante et des coups de clairon : le fameux « Fonds pour l’innovation et l’industrie » est passé au lance-flammes par les magistrats. Au-delà de ce nouvel épisode, le contresens français que j’évoque régulièrement prend sa source dans des représentations culturelles omniprésentes dans les élites françaises. Lire le rapport allemand sur leur stratégie IA et comprendre les raisons des succès actuels du Technion pourrait être utile à quelques décideurs. Ma conviction est que la France paie et pourrait encore payer très cher sa persistance à vouloir couper enseignement supérieur et recherche.

Je vais paraître un peu obsessionnel mais le sujet de l’innovation dans notre pays, marotte des décideurs quels qu’ils soient, concentre à mon sens tous les défauts qui ont fait de la France la pays du minitel, au moment où internet émergeait. Passons sur les schémas imaginés à Bercy en matière de prospective et qui se sont toujours révélés ineptes : et pour cause puisqu’ils portent une vision prévisible de la science et de l’innovation !

L’étude publiée en mai par Les Échos avec le cabinet Sidetrade (dont je ne garantis cependant pas la fiabilité) établit un bilan sévère : « Avec 77% du SBF 120 sans lien de collaboration avec les laboratoires spécialisés en IA, il est alarmant de constater que, sur un défi aussi crucial que l’innovation de rupture, nos fleurons industriels sont majoritairement déconnectés de notre recherche. (…) En parallèle, nos grands groupes prennent un retard considérable dans l’usage de l’IA. » En un mot, tant Bercy que les entreprises françaises qui donnent le ton (ce sont souvent les mêmes grands corps…) sont largués, pour parler directement ?. Revenons donc aux défaut structurels français pointés régulièrement par la Cour des comptes ou dans des rapports.

Le plus connu est l’émiettement à tous les niveaux, y compris budgétaire : les magistrats de la rue Cambon déplorent ainsi (outre le rendement ridicule, mais c’est une autre histoire !) que « le FII entend apporter 250 millions d’euros supplémentaires pour l’innovation, dans un domaine où existent déjà de nombreux fonds publics d’investissement en matière d’innovation et de dispositifs de subventions, créés depuis 2011, notamment dans le cadre des PIA, ainsi que des crédits budgétaires sur le programme dédié à l’innovation dans le budget général. » En résumé, cette « mécanique budgétaire injustifiée » selon la Cour des comptes « accroît la dispersion des outils publics de financement de l’innovation ». Et au passage contribue à faire du MESRI un supplétif.

L’exemple de l’intelligence artificielle : la cacophonie française

Le ministère des Armées annonçait en mars investir 100 M€ par an de 2019 à 2025, tandis qu’à l’occasion de la Stratégie nationale de recherche en IA, l’État expliquait engager 665 M€ jusqu’en 2022… Plus personne ne sait vraiment (entre effets d’annonces et redéploiements) combien la France va réellement y consacrer.

Certes, les 4 instituts labellisés 3IA (Grenoble, Nice, Paris et Toulouse) disposeront d’un financement minimal de 75 M€ et, « en tenant compte des cofinancements représentant un apport au moins équivalent par les partenaires publics et par les partenaires privés », peut-être 225 M€… Et pour « compléter le volet du programme national de recherche en IA », 2 appels à projets sont lancés par l’ANR pour environ 40 M€.

Ajoutons un délicieux chapitre sur la recherche partenariale, avec pas moins de 3 dispositifs, domaine dans lequel la créativité française confine au génie bureaucratique. Pendant ce temps l’agence de recherche du ministère de la Défense américaine (Darpa) a annoncé un plan d’investissement, baptisé AI Next, de 2 milliards de dollars dans l’intelligence artificielle d’ici les 5 prochaines années ! Et l’Allemagne 3 milliards d’€ jusqu’en 2025…

Financements : Ligue des champions vs Ligue Europa

En lisant justement (et en français !) le rapport allemand sur leur stratégie IA, on mesure le fossé ! Passons sur les effets d’annonce partagés par tous, pour noter qu’il s’agit quand même de 500 M€ … pour 2019 ! Le rapport indique « présenter des dépenses d’environ 3 milliards d’euros pour la mise en œuvre de la stratégie sur l’IA entre 2018 et 2025 (…).

Et en utilisant aussi des fonds destinés à la recherche et au développement, il s’agit « d’atteindre l’objectif des 3,5%. » Rappelons que le % du PIB consacré à la R&D chez nos voisins est de 2,9% contre 2,27% chez nous. Clairement, en matière de financements, l’Allemagne joue donc en Ligue des champions et la France en Ligue Europa. « D’autant que l’effet de levier que cet engagement aura sur l’économie, les sciences et les Länder permettra d’au moins doubler ces fonds débloqués par l’État fédéral. (…) Le crédit d’impôt en faveur de la recherche prévu permettra en outre de soutenir la stratégie sur l’IA de manière significative et durable. » 

Un clivage culturel autour du capital humain

Je ne suis évidemment pas un spécialiste de l’IA, ni d’ailleurs de biologie, de physique, d’économie etc. : je ne cherche donc pas à juger de la pertinence scientifique des choix allemands. Mais ce qui m’a le plus intéressé à la lecture de ce rapport, c’est sa cohérence dont le lien formation-recherche-transfert est l’incarnation.

La place consacrée à la formation initiale et continue, et évidemment au tissu économique (pas seulement les grandes entreprises !) traduit une différence essentielle : les Allemands ne conçoivent pas ce projet sans le socle de l’enseignement supérieur. Cela ne se réduit pas au doctorat, mais va de l’école (la formation des enseignants) à la formation continue avec au cœur les formations supérieures. On retrouve là le souci du vivier de talents variés (et la relation avec les länders) si étranger à notre pays.

Et quand les Allemands mettent au centre « la promotion de la relève scientifique » avec l’enseignement « dans le domaine de l’IA », ils annoncent créer « au moins 100 postes de professeurs supplémentaires (…) pour ancrer l’IA dans l’enseignement supérieur. » En France, l’excellence incontestable de l’INRIA ne se traduit pas par un continuum autour du lien formation-recherche : il s’agit d’ancrer l’IA…dans la recherche ?.

Est-ce que je caricature le fil rouge de la stratégie française IA ?  Non, car quand y sont évoqués les talents, on parle de 50 chaires, de doubler le nombre de doctorants de 250 à 500 et de … 1087 étudiants formés en master en 2016 ou encore de 35 masters spécialisés ou avec une majeure en IA en 2018. Alors que les Allemands créent des postes de professeurs des universités, la réflexion française reste marquée par la formation d’un côté, la recherche de l’autre, malgré les efforts des universités engagées dans les nouveaux instituts (oui encore une structure…).

Enfin, si nos voisins veulent aussi »faciliter le retour des experts en IA allemands qui travaillent actuellement à l’étranger », l’objectif est très différent et surtout formulé explicitement : « former des jeunes diplômés disposant d’une excellente formation scientifique, à des fonctions de direction dans l’économie ou les sciences. »  Et la préoccupation qui affleure, c’est de « renforcer les capacités de formation du personnel en IA » afin de sécuriser et élargir la « base de spécialistes dans le domaine de l’IA qui est important pour la performance technologique. »

Conséquence, leur stratégie ne se conçoit pas sans la formation continue à tous les étages : « Outre la formation dans les écoles, la formation professionnelle et les établissements de l’enseignement supérieur, les défis concernent aussi la formation (continue) dans l’environnement de travail ainsi que dans les sciences et la recherche. »

Que nous disent ces différences d’approche ?

Les Allemands, comme les pays avancés en matière de technologie, misent sur le capital humain. Et ce capital humain implique d’avoir des universités fortes, bien financées et au cœur du système.

Boaz Golany, vice-président du Technion l’explique très bien dans une interview à Acteurs Publics. Le contexte géopolitique a obligé Israël à se tourner dès les années 1960 de façon massive vers l’innovation, l’armée ayant eu évidemment un rôle central.

Mais il souligne ce qui à mon sens est le plus important (le contexte géosocial de la France c’est un chômage endémique et une industrie « moyen de gamme »), c’est que la feuille de route high-tech a été « grandement dictée dans les années 1960 par des professeurs des départements de technologie des universités. » Et selon lui, « les exemples de ce type sont nombreux sur d’autres volets de l’économie, avec des avancées technologiques basées sur des programmes initiés et conçus dans nos universités. »

Car, « véritables accélérateurs scientifiques, elles accueillent davantage d’étudiants qu’autrefois et contribuent à un rayonnement international avec des synergies dans le monde entier. »
Bref, pour la recherche et l’innovation, il faut certes des chercheurs, mais d’abord des étudiants et des universités.
Croire que la Silicon Valley ou le Massachusetts sont devenus des places fortes de l’innovation par des aides et des dispositifs, tel est le contresens porté par toutes les élites technocratiques françaises. Qui n’ont toujours pas compris que leur dynamisme provient non pas de la recherche mais de l’articulation entre formation et recherche au sein d’universités puissantes.

2 Responses to “Innovation : ce qui nous sépare des pays performants”

  1. Et pendant ce temps on est en train de « secondariser » le1er cycle en France avec même, à Saclay, une ségrégation au niveau des licences en regroupant dans une « école universitaire de 1er cycle » les licences « communes » et dans l’Université Paris Saclay les licences dites d’excellence! Il faudrait mieux que pour toutes les licences il y ait une initiation à la recherche. Oui à une formation par la recherche à des niveaux adaptés pour tous. Oui à un vivier de talents variés.

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