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Le sénateur Pierre Lafitte, polytechnicien et ingénieur du corps des Mines, ‘inventeur’ de Sophia Antipolis vient de décéder : le hasard fait que je m’apprêtais à relater le vif débat qui l’a opposé en 1957 à une partie de la communauté universitaire de l’époque, avec aux avant-postes les mathématiciens. L’enjeu ? La place respective des Grandes écoles et des universités dans le développement scientifique mais aussi économique et industriel de la France. Qui avait tort ou raison ? La lecture des arguments des uns et des autres à l’époque montre surtout les pesanteurs culturelles et historiques autour de ces questions qui freinent des solutions qui pourraient être consensuelles !

Cela ressemble à une photographie certifiée conforme des débats d’aujourd’hui. Pourtant, la relation universités-Grandes écoles se modifie lentement mais durablement avec une accélération récente. Les débats et polémiques de 1957 montrent cependant combien les histoires différentes, les incompréhensions, les préventions et osons-le dire, les corporatismes de tous ordres bloquent ou freinent. Car déjà en 1957, malgré la violence de la polémique, les deux parties prônaient la “réconciliation” et la nécessité de retenir les meilleures choses des deux systèmes 😉…

En juin 1957, un “Mouvement national pour le développement scientifique” proposait ainsi une réforme complète du système d’enseignement. Présidé par Jean Leray, membre de l’Institut, professeur au Collège de France 1Ce n’est sans doute pas un hasard si ce sont les mathématiciens, plus ancrés à l’université autour du lien formation-recherche, qui sont en première ligne. il regroupait selon Le Monde la quasi-totalité des professeurs des 9 facultés des sciences de France ! Dans une tribune du même quotidien d’août 1957 et intitulée “Faut-il créer un mouvement national pour la réconciliation de l’enseignement supérieur ?”, Pierre Lafitte riposte et dénonce vivement les “menaces” sur les prépas et les Grandes écoles.

Dès avril 1956, l’emblématique directeur de l’enseignement supérieur Gaston Berger, ouvrait les “hostilités”, en dressant un tableau de l’ “Université nouvelle” et  en suggérant notamment la suppression des concours d’entrée dans les grandes écoles… Selon B. Poirot-Delpech, il affirme qu’il faut “que nous cessions d’être des candidats à des écoles pendant une partie de notre vie pour devenir ensuite, dans le reste de notre existence, des anciens élèves de ces écoles. Il faut que les bacheliers cessent d’épuiser pendant trois ou quatre ans leurs forces physiques, intellectuelles et financières dans la préparation de grands concours scientifiques avec la seule alternative d’être reçus ou recalés.”

Le programme du “Mouvement national pour le développement scientifique”

La charge est forte et en juin 1957, le “Mouvement national pour le développement scientifique” se constitue et réclame selon Le Monde “la réorganisation de l’enseignement et de la recherche autour des facultés.” Il dénonce ” ‘l’anarchie et le gaspillage intellectuels’ dont sont responsables, à son avis, les grandes écoles. Leur préparation est stérilisante, estime-t-il dans le manifeste qu’il vient de lancer. Elles se sont arrogé des droits ‘définitifs et quasi automatiques sur les postes techniques supérieurs du pays’.”

Quel est le programme de ce “mouvement” concernant l’enseignement supérieur ?

  La transformation de la propédeutique, d’une durée d’un an, qui devrait permettre aux étudiants, “soit de se présenter au concours d’une grande école, soit de poursuivre leurs études universitaires.”

– La transformation de la formation scientifique supérieure, les professeurs des facultés et des grandes écoles devant “former un corps unique. La durée des études devrait être de deux ou trois ans. À leur terme, les étudiants seraient licenciés ou ingénieurs.”

Recherche scientifique : en dehors des “organisations universitaires urbaines, les instituts de recherche et d’enseignement scientifiques et techniques regroupent tous leurs moyens dans des ‘campus’ situés à proximité des villes universitaires et comprenant des locaux d’habitation pour les professeurs, chercheurs, techniciens et étudiants.”

Une réaction vigoureuse au nom des Grandes écoles

Ce manifeste suscite donc une réaction vigoureuse de Pierre Lafitte le 2 août 1957, alors directeur général du Bureau de recherches géologiques, géophysiques et minières (ancêtre du BRGM). Il réplique avec une tribune intitulée … “Faut-il créer un mouvement national pour la réconciliation de l’enseignement supérieur ?”.

Il souligne que “les grandes écoles supportent depuis longtemps avec sérénité des attaques analogues”, accusées depuis longtemps “de tous les méfaits”. Et de citer le fait que, “lorsque la nation a eu besoin d’un grand nombre de géologues, on a vu se créer deux nouvelles grandes écoles : à Rueil et, dans le sein de l’alma mater, à Nancy. Les structures qui apparaissent spontanément sont toujours plus efficaces que celles qu’un esprit de système veut faire naître (…).

Et il contre-attaque :Qui donc gaspille notre capital intellectuel ? Les grandes écoles ? (…) Ou bien certaines facultés qui recevant à l’entrée six mille à sept mille étudiants, ne forment que mille cinq cents licenciés dont les connaissances ne sont pas toujours suffisantes…” Il s’offusque que l’ “on réclame – pour commencer – la réforme ou la suppression des classes préparatoires aux grandes écoles et leur remplacement par la propédeutique des universités.”

Sa charge est virulente : « Veulent-ils, ces mêmes réformateurs, que des techniciens avertis examinent d’un œil critique l’emploi des crédits affectés aux académies par la direction de l’enseignement supérieur (…); analysent le nombre de cadres utilisables par les forces vives du pays, industrie, agriculture, administration, formés par les universités ; décomptent le nombre d’heures d’utilisation des salles d’enseignement et des laboratoires de certaines facultés de province et mettent en regard le coût des investissements ; se demandent enfin s’il est bien raisonnable que les cours ne durent que vingt à trente semaines et que la plupart des étudiants soient habitués à près de six mois de vacances par an ?”

Maniant la rhétorique, il retourne ces violentes critiques en rendant un hommage 😏 aux universités… :Veulent-ils que des ingénieurs, des administrateurs, s’attellent à la tâche pour démontrer, avec une mauvaise foi qui fera pendant à celle qui anime les promoteurs de la campagne contre les grandes écoles, que l’enseignement universitaire est une source de gaspillage intellectuel et financier, qu’il tue tout sens du travail régulier et de la discipline chez les jeunes ? Toujours avec la même mauvaise foi, ils ne parleront sans doute pas du désintéressement, de l’indépendance et de l’originalité d’esprit qu’à notre avis le libéralisme universitaire contribue à développer.

Enfin, après avoir alterner le bâton et la carotte, il menace d’utiliser … le poids et l’influence des ‘grands corps’ pour contrer ces universitaires : “Veulent-ils que ces ingénieurs, ces administrateurs, emploient leurs appuis et leur connaissance des milieux financiers, des parlementaires, de l’opinion, c’est-à-dire des contribuables, pour que les autorités gouvernementales tirent les conséquences qui découlent des idées ainsi répandues 🤔 ?”

Sa conclusion ? La réconciliation. Selon lui, “la France, c’est-à-dire très modestement chaque entreprise petite ou grande, chaque établissement public, chaque administration, a besoin de cadres qui travaillent en commun, quelle que soit leur formation ; il serait grand temps puisque la mode est aux mouvements de créer un Mouvement national de réconciliation de l’enseignement supérieur.” Pour cela, “il faudrait qu’une radicale transformation y fasse participer toutes les forces vives scientifiques de la France, Académie des sciences, enseignement supérieur (Université et grandes écoles), CNRS, et enfin et surtout les laboratoires de recherche, des établissements publics et des sociétés privées qui, à eux seuls, effectuent, la plus grande part des recherches scientifiques françaises et permettent à notre pays de regagner petit à petit sa place à la pointe du progrès mondial.”

Le débat (ou la polémique) enfle

“Étant donnée l’importance de ce débat pour l’avenir scientifique et technique de la France”, Le Monde ouvre ses colonnes (en plein mois d’août !), à son courrier des lecteurs, avec notamment André Lichnerowicz. Il “tient à préciser que ce mouvement n’a jamais ‘attaqué’ les grandes écoles”. Il“a seulement voulu (…) attirer l’attention sur un certain gaspillage intellectuel de notre jeunesse auquel conduit l’organisation présente des classes préparatoires aux grandes écoles, ce qui est tout différent De ce gaspillage Université et grandes écoles souffrent également, et elles devraient se trouver unies pour y remédier 2Marc Zamansky abonde dans son sens et précise que “ce Mouvement ne réclame pas le remplacement des classes préparatoires aux grandes écoles par la propédeutique des facultés, mais la création d’un système nouveau qui aura les avantages actuels des deux systèmes existants et non les défauts. Il s’agit d’une véritable démocratisation des études scientifiques.”. Il souligne d’ailleurs que “s’il devait y avoir réconciliation entre Université et grandes écoles, c’est avec moi-même que je devrais me réconcilier 3Notons que Le Monde retrace à chaque fois leurs CV…issus de la définition de l’époque des Grandes écoles, Normale Sup par exemple 😊.

Et il distribue les “bons” et “mauvais” points.

Côté Prépas et Grandes écoles : “Quant aux élèves, ils payent parfois bien cher succès ou échec : après leur baccalauréat, beaucoup d’entre eux subissent trois ou quatre années cette sorte d’ ‘entraînement’ sur un programme identique à lui-même et sans véritable enrichissement, beaucoup, admis ou non dans une grande école, conçoivent une aversion définitive pour tout travail scientifique véritable.

“D’où vient, parmi les plus doués, cette dangereuse absence de vocation scientifique, ce manque d’enthousiasme pour la recherche fondamentale ?”  Car un grand pays moderne “ne peut indéfiniment voir se détourner de la recherche scientifique et même de la technique la plus grande partie des trois cents jeunes gens les mieux doués de chaque génération. De cela l’École polytechnique elle-même n’est pas responsable, et elle s’efforce d’agir pour le mieux, mais le système présent des classes préparatoires qui détruit chez beaucoup l’enthousiasme, qui décourage et limite les vocations, porte une responsabilité certaine.”

Côté universités :Que voyons-nous du côté de la propédeutique universitaire ? Ma sévérité sera également répartie : les élèves sont trop nombreux par rapport aux moyens en locaux et surtout en personnel, mal encadrés, pratiquement livrés à eux-mêmes. Ce sont souvent ceux-là mêmes qui n’ont pu être admis dans une classe préparatoire à une grande école, et leur niveau initial est bas. Si l’enseignement a généralement une qualité scientifique certaine, il ne permet pas le contact nécessaire entre les professeurs, réduits à une ou deux unités, et des étudiants qui se présentent en masses de plusieurs centaines. L’enseignement pratique reste rudimentaire et le rendement final mauvais.”

Sa solution ? La réconciliation…aussi. Elle “semble se trouver entre ces deux extrêmes également regrettables. C’est pourquoi le Mouvement national pour le développement scientifique a suggéré la création dans toute la France de ‘collèges universitaires’, parties intégrantes des facultés des sciences, mais où l’enseignement serait donné en petits groupes 😀, selon les méthodes pédagogiques mêmes qui ont fait le succès des classes de spéciales, et avec des horaires sensiblement équivalents. Le contact constant avec la faculté relativement proche, où des savants travaillent, permettrait au corps enseignant par l’élaboration de documents, la visite de laboratoires de recherche, par de simples conversations, de maintenir constamment à jour l’esprit de son enseignement.

Ces collèges devraient être largement décentralisés, petits, mais en grand nombre, et ils permettraient aux élèves un passage plus aisé du régime des lycées à celui des grandes écoles ou de l’Université. En premier lieu quelques collèges pilotes pourraient être mis en place à titre expérimental et leur fonctionnement étudié afin de susciter le plus grand nombre possible de vocations scientifiques ou techniques.”

Ajoutons quelque chose d’inimaginable aujourd’hui avec l’intervention dans ce débat du vice-président de l’UNEF, et Centralien, Claude Neuschwander qui estimait que le manque d’ingénieurs “obligeait à modifier le système des classes préparatoires aux grandes écoles.” Il aborde frontalement le sujet des concours et classements : “Qu’on ne dise pourtant pas qu’augmenter les promotions ferait baisser le niveau du concours : à l’École centrale, dont je suis moi-même élève, une différence de 25 points (alors qu’il en faut à peu près 2 100 pour être admis), correspond à une cinquantaine de places. (…)

Et il déplore que “des concours aussi difficiles basés sur des programmes très chargés, ne se préparent qu’au moyen d’un travail très dur axé dans la seule optique du concours. Toute culture générale doit être, de ce fait, bannie, si l’on veut réussir : la préparation supprime dans bien des cas tout désir de connaître autre chose que ce qui est exigé au concours, et annihile en quelque sorte, chez bien des candidats, une partie de ces qualités humaines qui sont le propre de la jeunesse…”

Pour autant, il reste lucide sur “l’enseignement dans les facultés [qui] laisse à désirer lui aussi : sur cent élèves qui entrent à la faculté des sciences, douze seulement terminent licenciés ; cela est dû en grande partie aux conditions matérielles de travail : 33 % des étudiants ne sont-ils pas obligés de gagner leur vie ? Une amélioration des conditions de travail, une revalorisation du traitement des professeurs, une allocation d’études mise en place progressivement, avec dans l’immédiat une meilleure répartition des bourses et une augmentation de leur montant, tels sont les éléments d’une solution prévoyante et soucieuse de ménager l’avenir.”

Références

Références
1 Ce n’est sans doute pas un hasard si ce sont les mathématiciens, plus ancrés à l’université autour du lien formation-recherche, qui sont en première ligne.
2 Marc Zamansky abonde dans son sens et précise que “ce Mouvement ne réclame pas le remplacement des classes préparatoires aux grandes écoles par la propédeutique des facultés, mais la création d’un système nouveau qui aura les avantages actuels des deux systèmes existants et non les défauts. Il s’agit d’une véritable démocratisation des études scientifiques.”
3 Notons que Le Monde retrace à chaque fois leurs CV…issus de la définition de l’époque des Grandes écoles, Normale Sup par exemple 😊

2 Responses to “Universités-Grandes écoles : la polémique de 1957 en annonce d’autres…”

  1. Merci à JM Catin pour cette plongée historique fascinante. Qui montre encore une fois que dans le domaine de l’enseignement supérieur les évolutions sont bien lentes et les institutions fort solides. Certains des textes cités gardent une certaine actualité.

  2. Merci pour ce regard pertinent dans le rétroviseur de ce débat récurent interne à la France avec nos mots clés habituels : universités, facultés, écoles, organismes, autonomie, sélection-orientation, modèle économique… Après 1957 on pourrait regarder ce qui a conduit après 1968, à découper brutalement nos universités 1,2, …, 13 et ne pas avoir anticipé la situation internationale actuelle, ou plus récemment l’incapacité à réussir un projet unique sur Saclay. La question principale reste pour moi la confiance de nos gouvernants dans nos universités, qui a pour conséquence de limiter l’autonomie, la décentralisation (rôle des régions) et indirectement la créativité et la prise de risque ! Il est à noter néanmoins que les universités forment aujourd’hui aussi des ingénieurs (Polytech). Il me semble que le modèle est plus simple à l’étranger : Université + “departements” (enseignement ET recherche) et dans certains cas organismes de recherche. A suivre peut être avec la prochaine campagne présidentielle…

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