Le mouvement étudiant a été marqué par un déferlement d’informations sur les réseaux sociaux et de tribunes enflammées. J’ai déjà évoqué les torsions de la réalité sur le nombre d’universités, de facultés et de sites concernés, ou sur le nombre d’étudiants impliqués. Mais ces « libertés » prises avec les faits d’actualité ne sont que le miroir des libertés prises avec des choses autrement plus établies : les chiffres de l’ESR. Vérification de quelques « vérités alternatives » à la mode actuellement chez beaucoup d’universitaires. Avec une interrogation : cette peinture misérabiliste ne dessert-elle pas la cause qu’elle prétend servir ?
Actuellement, il est politiquement correct de dénoncer l’aggravation de tout dans l’ESR, essentiellement d’ailleurs dans les universités : inégalités sociales, suppression de postes, budgets en baisse, locaux délabrés etc. Au nom d’un constat partagé et objectivement incontestable (les universités françaises sont sous-financées), le débat se transforme en une accumulation de poncifs misérabilistes, qui à mon sens reviennent à se tirer une balle dans le pied. Curieusement, le désastre pédagogique dans de trop nombreuses filières (méthodes d’enseignement d’un autre temps, « turbo profs » et j’en passe) est un impensé complet des polémiques actuelles. Parce qu’elle touche aux « chers collègues » ?
Car à force de décrire l’université de cette façon, cela contribue à en dévaloriser l’image, et à faire des « pauvres » (pardon les jeunes défavorisés) des personnes limitées qui ont besoin de l’éclairage d’intellectuels les menant sur le droit chemin. Ca rappelle quand même un peu les dames patronnesses !
Une des raisons à mon sens est que la culture universitaire dominante de notre pays est l’ignorance des chiffres et des contraintes de la gestion. Tout au long de ma carrière, j’ai toujours été sidéré par l’ignorance abyssale des universitaires sur le fonctionnement concret de leurs établissements, au grand dam d’ailleurs des personnels techniques et administratifs.
Ne partant pas des faits mais de leur ressenti, ils sont dans la situation de ceux qui déduisent du climat d’un jour la tendance générale (changement climatique ou pas). Exactement ce que les scientifiques dénoncent tous les jours… D’où l’incroyable festival de « fake news » véhiculées par des esprits censés raisonner à partir des faits.
On peut penser que les effectifs ou les budgets sont insuffisants (un vrai débat) mais comme disait Lénine, une référence pour certains, les faits sont têtus. Les chiffres du MESRI ( à moins de soupçonner les personnels qui signent de mentir, tout étant possible !) sont à disposition de tout le monde. Petite revue de données fiables, libres à chacun de les interpréter.
4 exemples à débattre sans misérabilisme
Les inégalités sociales.
C’est actuellement un véritable concours de beauté, à qui revendiquera le plus fort sa volonté de les réduire. Ce soudain engouement me laisse à vrai dire perplexe, à l’image de ces étudiants de Sciences Po manifestant contre la sélection. Peut-on imaginer quelqu’un revendiquant d’aggraver ces inégalités ?
Les véritables chiffres. « En une dizaine d’années, entre 2003-2005 et 2013-2015, dans un contexte de montée en charge de la réforme LMD, le taux de diplômés de l’enseignement supérieur des jeunes âgés de 25 à 29 ans est resté stable quelle que soit la catégorie sociale. Cependant, la part de diplômés de Master, DEA, DESS et Doctorat augmente sensiblement, et dans les mêmes proportions selon les catégories sociales. » Ajoutons que le nombre de boursiers est passé en 40 ans de 8% (j’en étais !) à 36%.
On ne peut donc pas parler d’aggravation mais plutôt d’une incapacité à progresser ! Ce qui n’est pas la même chose.
L’exemple des locaux.
Que le patrimoine universitaire ne soit pas idéal, c’est une réalité. Mais la mise aux normes, la rénovation et la construction de nouveaux bâtiments sont une réalité majoritaire. Curieusement, personne ne cille lorsque l’on découvre les chiffres de taux d’occupation des locaux universitaires : ils ont été évalués par l’IGF et l’IGAENR en moyenne à 72% mais avec des établissements en dessous de 50% ! Pourquoi ? Car on a trop construit et chacun sait que les cours le lundi et le vendredi sont rares (les enseignants font de la recherche ces jours-là ?), tandis que l’année universitaire ne dure pas 12 mois.
Bâtir une opinion sur l’état des locaux à partir d’exemples parisiens est d’ailleurs typique ! Tolbiac est à tous les points de vue une exception.
Les effectifs d’enseignants-chercheurs.
Lisant une récente tribune sur Parcoursup, je découvre qu‘ »entre 2009 et 2015, plus de 7 000 postes de titulaires ont été supprimés » dans les universités françaises. Stupeur, je me dis que j’ai raté un événement majeur ! Vérification faite, c’est totalement faux.
Les véritables chiffres. « L’effectif total des enseignants du supérieur a augmenté de 29 % au cours des vingt dernières années, variant de 75 900 à 92 200 de 1996 à 2016 (graphique 04.05a). Les taux de croissance les plus élevés ont, pour cette période, concerné les effectifs des enseignants non permanents (+ 55 %), suivi des MCF (+ 25 %), des enseignants du second degré (+ 18 %) et des PR (+ 15 %). L’effectif total des enseignants du supérieur a augmenté pour l’essentiel pendant les années 1990 (+ 26 % de 1996 à 2006), accompagnant la forte hausse du nombre d’étudiants durant cette période. Les effectifs se sont ensuite stabilisés dans les années 2000 (+ 2 % de 2006 à 2016). » La diminution entre 2008 et 2013 (-2,16 %) a été due à la baisse des effectifs non permanents de 10,5 %.
Une enquête déclarative menée par le MENESR sur le plan de création de 5 000 postes de 2013 montre que « dans un cas sur quatre, le financement attribué aux établissements n’a pas financé de nouvelles créations d’emploi ». L’enquête explique aussi que la majorité des emplois créés sont des emplois administratifs (58 %) et que 38 % sont des emplois d’enseignants.
Les taux d’encadrement.
En 2016, on compte 17,3 étudiants par enseignant du supérieur en France contre 15,8 en moyenne dans les pays de l’OCDE. Selon une enquête de l’IGAENR, les taux d’encadrement en 2013 étaient de 1 enseignant pour 48 étudiants en droit-éco-gestion, 1 pour 10 en sciences et techniques, 1 pour 19 en Arts Lettres et Langues, 1 pour 32 en SHS. Et l’IGAENR note que la hausse globale des effectifs enseignants est « particulièrement forte en SHS, où elle concerne toutes les catégories de personnels, à l’exception des enseignants du second degré, dont le nombre (ainsi que celui des ATER) connaît également une forte baisse en sciences. »
Une ignorance qui dessert la cause qu’elle prétend servir
Mais on vient de loin quand il y a quelques mois, des médias confondaient déficit et faillite à propos des universités. Et qu’ils étaient tout aussi déstabilisés quand ils ont découvert le montant de certains fonds de roulement (leur usage est autre débat). Qui étaient les sources de ces médias ? Des universitaires qui ignorent tout des règles budgétaires, qui s’appliquent partout ailleurs dans le secteur public…
Et il n’y a pas que les enseignants de SHS, habitués à travailler individuellement, qui ont du mal avec la gestion : leurs collègues de sciences ont beaucoup de mal à comprendre que sur un appel à projet qu’ils remportent, leur établissement a des coûts structurels qui s’appellent des frais de gestion.
Ce rapport au réel, plus émotionnel que rationnel, mine l’université française comme il mine l’ensemble de la société : les vérités alternatives semblent s’imposer à court terme ! Cela suppose un travail pédagogique de tous les instants pour « objectiver » les nécessaires polémiques.
Mais ce qu’il faut surtout retenir, c’est que cette peinture misérabiliste de l’université, en niant les aspects positifs (les locaux par exemple, l’augmentation du nombre de boursiers, la recherche de haut niveau) renforce un sentiment dominant : rien ne va dans les universités, le salut est ailleurs. Cela s’appelle marquer un but contre son camp ! Alors qu’il faudrait mettre au crédit de l’université française et de ses personnels des réussites remarquables malgré des chaussures de plomb.
Cher Jean-Michel.
Je partage avec vous la volonté de fonder les analyses sur des données rigoureuses, vérifiées, chiffrées. C’était déjà le cas quand vous m’avez permis, dans Vie universitaire, de publier mes premières libres opinions sur l’ESR.
Il demeure qu’on peut la plupart du temps insister sur le verre à moitié vide (c’est presque un devoir des blogueurs !) que sur le verre à moitié plein (laissons cela à la communication institutionnelle du MESRI).
Plus gravement et de plus en plus souvent, selon mon expérience, il devient difficile de mener des analyses fondées sur des chiffres
– les 4 silences de Frédérique Vidal https://histoiresduniversites.wordpress.com/2018/04/14/les-trois-silences-de-f-vidal/
– les silences des universités elle-mêmes qui ont mis à la botte leurs observatoires. C’est le cas en particulier de l’université de Strasbourg ; l’ORESIPE ne publie plus rien.
Une colle pour vous à propos des inégalités sociales dans le SUP. Quels indicateurs utilisez-vous pour étudier la démocratisation de l’accès et de la réussite dans l’ESR ?
Bref, ne vous faites pas trop le porte-parole de la communication institutionnelle du MESRI et la CPU. Ce n’est pas votre rôle et vous valez bien mieux !
Tout d’abord, je ne suis le porte-parole que de moi-même. Où avez vous vu le MESRI et/ou la CPU publier l’analyse que je fais des chiffres ?
Ensuite Cher Pierre, je n’ai jamais écrit qu’il n’y avait pas d’inégalités sociales mais qu’il y a un statu quo. Ce qui change le sens d’une bataille politique ! Et concernant l’aide sociale, je regrette un saupoudrage depuis des années au détriment des plus défavorisés. Pour conclure, le sens de mon propos c’est surtout de regretter que des universitaires versent dans les « fake news »! On n’a pas besoin de ça pour plaider la cause des universités.
Merci beaucoup ! Ce travail est passionnant et indispensable !
Il manque à mon sens des chiffres sur la formation supérieure de la population, qui est a grandement augmenté les 10 dernières années et se situe bien au dessus de la moyenne de l’OCDE. Oui, on fait un travail formidable, et il faut le rappeler sans faiblir !
Ceci étant dit, dans ma courte expérience d’universitaire concerné, j’ai au moins pu faire une constatation : les discours ne sont plus du tout ancrés dans la réalité, il faut donc se rabattre sur les chiffres pour objectiver la situation.
Ce constat m’a mené à un second : les chiffres sont difficiles à comprendre, et la LRU a grandement complexifié cette compréhension. Qui connait la différence entre « emplois » et « effectifs » à l’Université ?
Ce qui a mené à un troisième constat : les chiffres ne font pas le poids face aux discours. Les décisions politiques se font hors des chiffres, et les chiffres qui ne le supportent pas son purement et simplement ignorés. On a ainsi pas hésité à traiter des courbes du bilan social de mon université de « mensonge » et de « rumeur »…
C’est pourquoi un travail contradictoire objectivé par des chiffres est indispensable… Mais c’est aussi pourquoi les travaux qui le font sont souvent à charge : lorsque les budgets se détournent de plus en plus des missions d’enseignement et de recherche, il devient dangereux de pointer les bons résultats de l’Université dans ces deux domaines.
Ma responsabilité de membre de CA de l’université n’est pas de me féliciter de ce qui va bien, mais de pointer ce qui va mal. C’est la seule façon d’améliorer les choses, de bien administrer. Il ne faut pas croire pour autant qu’être enfermé dans cette situation n’a pas un coût. Ca n’a rien d’agréable. Mais force est de constater que nous sommes trop peu à le faire.
Mes deux centimes…
Merci, je souhaite simplement que les débats soient au moins basés sur des données réelles ! Après, chacun les interprète comme il le souhaite. Faut-il plus d’enseignants-chercheurs au vu des chiffres publiés ? On peut aussi estimer qu’il faut transformer radicalement la pédagogie et surtout mettre le paquet sur les Biatss, afin de libérer du temps pour l’enseignement et la recherche.