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Vous connaissez le film « Un jour sans fin » et sa boucle temporelle de la journée de la Marmotte 😀 ? Et bien, les ‘Key Labs’ du CNRS, c’est le jour sans fin de la recherche ! Autour de l’indémodable débat franco-français sur l’excellence, chaque jour qui passe nous ramène à la relation conflictuelle entre le CNRS et les universités, avec pour toile de fond la clarification jamais aboutie entre programmateurs, financeurs et opérateurs. La conséquence ? Une confusion permanente sur ce que sont les priorités scientifiques qui impliquent de choisir et donc de renoncer.  Oui, vraiment un jour sans fin pour la recherche… sauf si l’on s’attaque à 3 questions qui me feront sans doute peu d’amis !

Après HelloQuitteX, le monde de l’ESR se livre donc à une nouvelle et féroce bataille franco-française sur l’excellence de la recherche et sa définition, avec pour toile de fond l’indifférence des politiciens, de la technostructure et des médias, qui ont les yeux tournés sur les développements de l’IA, un sujet majeur, tant en recherche qu’en enseignement. Un jour sans fin plus vrai que le film !

Pour le PDG du CNRS Antoine Petit, le moratoire sur les ‘key labs’, c’est en quelque sorte sa dissolution 🤭 ! On a en effet connu mieux en matière de sens politique : une annonce par mail à tous les présidents d’université (les principaux partenaires quand même…) la veille de l’annonce publique de sa volonté de mettre en place les ‘key labs’ ; une liste de labos sélectionnés semble-t-il toute prête ; une proclamation perçue comme une simple mesure d’économies avec un budget ESR sous tension, sans parler du climat lié à la crise politique nationale et son lot d’inquiétudes. Si la forme est critiquable, les questions qu’il soulève méritent d’être débattues.

Face à ce énième cavalier seul du CNRS, le véritable ministère de la recherche 1Soulignons la politique de l’Inria, certes plus petit, qui mise sur un pacte de confiance avec les universités. Quant aux autres ONR, la relation reste fluide avec ces dernières, leurs objectifs étant plus clairement identifiés., il faut quand même rappeler que la plupart des président(e)s d’universités étaient au courant depuis un moment de ce projet, sans s’y être opposés sur le principe. Car France Universités admet que des choix stratégiques sont « à construire en concertation entre établissements et organismes ». Elle plaide d’ailleurs pour « un équilibre entre le local et le national, où chaque établissement participe à une stratégie commune tout en valorisant ses atouts, pour que chaque territoire contribue pleinement à la recherche française. »

Des ‘universités de recherche’ divisées

Ces dernières (Udice), les plus concernées, sont divisées et diverses. Elles peinent à assumer leurs propres objectifs, et sont comme tétanisées. Elles restent à la fois dépendantes du moindre battement de cils du CNRS…  et de leurs communautés à qui il faut expliquer des choix. La présidente de Sorbonne Université fait face à de fortes oppositions, comme son homologue à Grenoble, Strasbourg est dans une élection très tendue, les sites de Toulouse et Lyon sont à l’arrêt en termes de gouvernance, tandis que l’université Paris Saclay ne surmonte pas sa grave crise.

E. Berton (Aix-Marseille Université) a lui une position offensive et positive, qui se veut une base de discussions, capable de rassembler des communautés inquiètes et divisées. A AEF.info, il explique : « J’entends la position d’A. Petit mais je suis sûr qu’une autre voie est possible ». Il assure ne pas vouloir « être simplement dans la contestation du dispositif mais bien en capacité de proposer des choses alternatives » en l’occurrence des instituts d’établissement. Pour Stefan Enoch, son vice-président recherche, ces derniers « évitent un défaut potentiel des key labs qui consiste à considérer que le laboratoire est homogène dans la qualité de ses chercheurs ». Car comme il le constate,« même dans un key lab, il n’y aura pas que des chercheurs excellentissimes, mais des bons et des moins bons 2A AMU, « de 20 instituts au départ, 17 sont aujourd’hui labellisés après évaluation. Désormais, ils peuvent intégrer le dispositif au fil de l’eau et n’ont donc pas tous la même maturité. Côté financement, ces instituts d’établissements prolongent, de fait, les instituts Convergence et les EUR, lancés dans le cadre du PIA (France 2030). ». »

Le chiffon rouge de l’excellence

Le mot est lâché : les bons et les moins bons 🙂. Mais les Tartuffe sont là : « Couvrez ce sein cette excellence que je ne saurais voir, Par de pareils objets les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées. »  Partout il y a cette hiérarchie implicite des équipes, confirmée par de nombreux rapports Hceres, y compris sans la notation évidemment…

Ces polémiques ne sont donc que le reflet des profondes contradictions au sein des communautés scientifiques. Si l’idée d’excellence est y omniprésente, si d’un côté, elle est vue comme un objectif à atteindre, de l’autre, elle est perçue comme source de compétition et de hiérarchisation entre les équipes. Il y a celles et ceux qui l’acceptent, celles et eux qui en rejettent les conséquences. Pourtant, chacun guette le signal qui pourrait placer son équipe (ou soi-même) en haut de l’affiche.

Notons que si le PDG du CNRS avait annoncé des Labex, cela serait peut-être passé 😀 ! Leur création avait suscité sans surprise des protestations. Pourtant, il y eut, au-delà des postures, un engouement sans précédent. Mais il est vrai qu’il y avait un jury, des règles et des financements. Bon, il y a au moins un sujet de consensus entre les syndicats du CNRS et son PDG, c’est de marcher sur les évaluations du Hceres…

Une concentration des moyens déjà présente

Alors, faut-il cibler les efforts ? Inria, Inserm, Inrae ou encore CEA ont depuis longtemps concentré leurs forces sans que cela ne pose de problème. Et le CNRS aussi ! A. Petit a raison de rappeler que les 25 % d’unités sous tutelle CNRS qui ont le plus de personnels représentent 58 % des permanents CNRS, ce qui prouve selon lui qu’aujourd’hui « la recherche est loin d’être uniforme, pas à deux vitesses, mais à multi-vitesses, très différentes les unes des autres. » Surtout si l’on ajoute les ANR et ERC 3Dans un rapport publié le 22 janvier 2025, la Cour des comptes déplore le faible taux de retour de la France aux financements d’Horizon Europe, à 12 %, bien en dessous de sa contribution de 17,5 % au budget. Elle recommande un nouveau plan d’action national pour améliorer le pilotage, accroître l’influence française à Bruxelles, et inciter chercheurs et entreprises à candidater. qui dessinent elles aussi une hiérarchie.

On ne peut donc donner tort à son PDG : depuis fort longtemps, le CNRS a concentré ses forces… au grand dam cependant de sites universitaires et/ou équipes pour qui la reconnaissance du CNRS est un label de qualité. La France doit-elle accentuer, face à son décrochage scientifique indéniable, un recentrage sur les équipes dites de haut niveau et sur des thématiques nouvelles ? C’est en tout cas une question qui mérite réflexion.

Agence de label, agence de moyens

Après le moratoire annoncé par Ph. Baptiste sur les ‘key labs’, et après son mea culpa, le PDG du CNRS, dans une interview à AEF.info, affirme que « le CNRS n’est ni une agence de labellisation, ni une agence de moyens ou alors on le fusionne avec l’ANR, mais ce sera sans moi… » Ce constat, qu’il partage avec les syndicats du CNRS ne relève-t-il pas du ‘wishfulthinking’ ?

Le CNRS n’est pas une agence de labellisation ? Dans les communautés académiques, dans tous les sites, le  label CNRS reste pour les laboratoires celui de la reconnaissance et de l’excellence, d’où les réactions et la peur d’être relégués en seconde division. Comme l’évaluation Hceres d’un labo a peu de conséquences, ce qui demeure, c’est l’UMRisation. Hors d’elle point de salut dans le système français !

Le CNRS n’est pas une agence de moyens ? De fait, il l’est en partie avec ses personnel et ses moyens, qui sont justement au cœur du conflit. L’idée des 25% de ‘key lab’ est l’aveu (inconscient ?) que le CNRS est déjà une agence de moyens ! De ce point de vue, la création des agences de programmes, dont le CNRS est un acteur majeur, entérine à bas bruit (comme pour les autres ONR) ce positionnement…

Là où Antoine Petit a raison, c’est que l’ANR occupe également cet espace, le SGPI et France 2030 également, et sous une autre forme les universités et écoles. C’est cette situation maintes fois décrite qui sème en permanence la confusion, non seulement sur la gestion des moyens mais surtout sur la définition des priorités scientifiques pour un CNRS qui couvre quasiment tous les champs.

Mais l’État est-il capable de définir des priorités ? 

La difficulté, c’est que cette confusion commence au sommet de l’État. Qui décide par exemple de la stratégie de l’hydrogène ‘vert’ alors même que l’Académie des sciences et Marc Fontecave dressent un bilan sévère de son opportunité ? Un Inspecteur des finances ? La lecture d’un article de journal par un conseiller quelconque dans un ministère ? Un lobby écologiste (oui il y en a !), un chercheur ou une chercheuse avec un bon carnet d’adresses (oui il y en a aussi) ?

Il est logique et légitime que tel ou tel programme soit lancé sur le climat, l’hydrologie, les maladies infectieuses émergentes etc. Mais la liste des stratégies nationales des PEPR est-elle l’expression de véritables priorités ? Au fond, la France n’arrive pas à accepter ce constat : elle devient un petit pays de recherche, en train d’être dépassé par les Pays-Bas ! Si l’on prend l’exemple des annonces en cours au sommet de l’IA, comment en faire une priorité pour la santé 4Et il faut se féliciter de Mistral AI, et d’autres ainsi que des investissements privés en faisant l’impasse sur la recherche en biologie, en physique etc. ?

Et je ne parle pas de la course à la formation et aux talents, dernière roue du carrosse comme le montrent non seulement le budget de l’ESR, mais aussi les réflexes pavloviens de scientifiques français (de gauche évidemment 😒) contre le fait d’enseigner 5Dans une tribune parue dans Le Monde, 1 100 universitaires et chercheurs répondent à celle de l’économiste Dominique Foray qui leur « reprochait d’être dispensés d’enseignement ». Ils soulignent que « l’enseignement ne fait pas partie de leurs obligations statutaires », et que « la crise profonde de l’enseignement supérieur et de la recherche ne se résoudra pas en opposant leurs acteurs. » . Car peut-on définir des priorités scientifiques découplées de l’enseignement supérieur ? C’est le problème ontologique des ONR à la française, à la fois, programmateurs, financeurs, et opérateurs.

Agences de programmes : des ONR bis ?

En théorie, il y a la politique scientifique de la Commission européenne, celle de l’Etat et ses différents ministères, celle du MESR, celle de chaque ONR, celle du SGPI, des régions, des CHU, et puis celle des établissements dans leur diversité. Sans parler des différents agences de l’innovation (santé, défense). Avec différents niveaux d’intervention, national, local. La question de fond est-elle « de savoir si le CNRS doit avoir une politique scientifique, et si oui, laquelle » comme s’interroge A. Petit, avec le soutien du ministre Ph. Baptiste, ancien du CNRS pour qui l’addition de stratégies de sites ne fait pas selon lui une politique ? Ou plutôt comment donner de la cohérence à tout ça ?

Rappelons que les périmètres et recouvrement entre ONR n’ont toujours pas bougé 6Hormis un peu à l’Inrae, avec la fusion avec l’Irstea, ex Cemagref. depuis des années et des années : encore un jour sans fin 🤫 ! La création de 6/7 agences de programmes autour de 12 projets sélectionnés, était une nouvelle tentative de le faire. Comme la rapporteure LR pour avis du budget recherche au Sénat le souligne, le développement d’une recherche par programme « doit éviter l’écueil d’une recherche trop directive et rigide, qui viendrait brider la capacité créative des chercheurs ».

D’autant que les agences de programmes « pourraient, à terme, considérer qu’elles ont un monopole sur leur thématique de recherche (…) ». C’est dans la réalité ce qu’il se passe, au prix d’ailleurs d’un millefeuille qui prospère. Pourquoi d’ailleurs les ONR n’absorberaient-ils pas ces thématiques qui correspondent à leur périmètre 😒? Ces agences sont comme des alias informatiques, des fichiers utilisés comme raccourci pour accéder au fichier original. Des ONR repeints !

Top down ou bottom up : il faut choisir !

Certes il y a des arbitrages, des choix nationaux, mais c’est le quotidien de n’importe quelle structure, souvent en fonction des moyens financiers ou humains disponibles (quantitativement et qualitativement). C’est de la gestion, pas de la stratégie.

Peut-on vraiment croire que c’est au niveau national que l’on saura détecter et consolider les travaux novateurs ? Les encourager en les finançant, oui. Mais ce sont les (excellents) scientifiques eux-mêmes qui identifient les sujets d’avenir, sans qu’ils aient besoin de corsets réglementaires et/ou bureaucratiques.

Les chercheurs/euses, leurs conditions de vie et de travail, c’est essentiellement dans les labos de leurs universités, là où ils recrutent aussi en partie leurs doctorants, essentiels à une recherche compétitive. C’est là que peuvent se faire les choix les plus efficaces : tel site va s’appuyer sur ses forces dans tel secteur et mettre le frein sur un autre, à l’image d’ailleurs de la formation pour les « petits » établissements proches d’un grand site.

Osons ce rapprochement : ce serpent de mer de la stratégie scientifique de la France et des ONR n’est-elle pas une survivance du Gosplan appliqué à la recherche ? La meilleure stratégie n’est-elle pas de donner des moyens et du temps aux chercheurs/euses, et surtout d’avoir des évaluations lisibles et rigoureuses, un débat inexistant !

3 questions à se poser dans ce jour sans fin !

– Faut-il que les organismes de recherche deviennent officiellement des agence de programme, de moyens et de labellisation et ne plus être des opérateurs (à l’exception évidemment des grands équipements et de certains secteurs) ? Ce qui poserait la question de l’avenir de l’ANR et du SGPI pour sa partie recherche.

– Faut-il comme le préconisait le rapport Gillet (un de plus !) acter le fait que l’immense majorité des personnel des ONR sont dans les UMR, et doivent être gérés par les universités, y compris en termes d’enseignement ? Avec un détachement juridiquement prévu dans le cadre de la fonction publique.

– Faut-il aller jusqu’au bout de la démarche avec des universités cheffes de file (qui a pour l’instant échoué), définissant au plus près du terrain leurs priorités et les mettant en œuvre ?

On peut espérer ne pas avoir rendez-vous pour le film « Le jour d’après », et sa glaciation.


Un peu d’histoire du jour sans fin de la recherche

En 2004, B. Larrouturou et G. Mégie, DG et le PDG du CNRS, estimaient à propos des universités que « c’est ici, plus encore que dans les EPST, que se prépare l’avenir du pays. » Ils préconisaient de recentrer l’organisme « sur la mise à disposition de personnels auprès des universités et écoles », le CNRS devenant une agence de labels et de moyens… Rappelons que l’actuel PDG Antoine Petit a été directeur interrégional du CNRS dans l’équipe de B. Larrouturou, ce dernier brutalement limogé en partie pour ce projet.

Ces conflits autour du rôle du CNRS et de ce qu’est l’excellence sont récurrents. En 2007, Catherine Bréchignac l’avait résolu à sa manière : avec un mépris parfait pour les universités jugées pas à la hauteur en recherche. Avec A. Migus, son DG, confirmant le rôle contingent attribué aux universités, elle créait même une nouvelle direction du partenariat, les mettant sur le même plan que les collectivités territoriales…  Et le CNRS entrait en conflit avec les universités, avec une note interne proposant de créer une nouvelle typologie d’unités de recherche, gérés exclusivement par le CNRS, les LRC (laboratoires communs de recherche).

En pleine LRU, V. Pécresse était mise devant le fait accompli. Une façon de rappeler que le véritable ministère de la recherche, c’est le CNRS, car même si cette mesure a échoué, elle témoignait du pouvoir de nuisance de l’organisme.

L’arrivée d’Alain Fuchs marquait une rupture, avec une lettre de mission très claire sur le rapprochement avec les universités. Mais s’il adhérait à cette vision, il rappelait en permanence que 80% des forces du CNRS (et donc l’excellence de la recherche ?) étaient concentrées dans quelques sites correspondant globalement à la carte des Idex en France.

Quant au mandat d’A. Petit, il est marqué par un conflit larvé avec les universités de recherche regroupées au sein d’Udice, concomitamment à des relations exécrables avec la ministre S. Retailleau et son projet d’universités cheffes de file, et celui plus flou d’agences de programmes censées remplacer les alliances de recherche.

Références

Références
1 Soulignons la politique de l’Inria, certes plus petit, qui mise sur un pacte de confiance avec les universités. Quant aux autres ONR, la relation reste fluide avec ces dernières, leurs objectifs étant plus clairement identifiés.
2 A AMU, « de 20 instituts au départ, 17 sont aujourd’hui labellisés après évaluation. Désormais, ils peuvent intégrer le dispositif au fil de l’eau et n’ont donc pas tous la même maturité. Côté financement, ces instituts d’établissements prolongent, de fait, les instituts Convergence et les EUR, lancés dans le cadre du PIA (France 2030). »
3 Dans un rapport publié le 22 janvier 2025, la Cour des comptes déplore le faible taux de retour de la France aux financements d’Horizon Europe, à 12 %, bien en dessous de sa contribution de 17,5 % au budget. Elle recommande un nouveau plan d’action national pour améliorer le pilotage, accroître l’influence française à Bruxelles, et inciter chercheurs et entreprises à candidater.
4 Et il faut se féliciter de Mistral AI, et d’autres ainsi que des investissements privés
5 Dans une tribune parue dans Le Monde, 1 100 universitaires et chercheurs répondent à celle de l’économiste Dominique Foray qui leur « reprochait d’être dispensés d’enseignement ». Ils soulignent que « l’enseignement ne fait pas partie de leurs obligations statutaires », et que « la crise profonde de l’enseignement supérieur et de la recherche ne se résoudra pas en opposant leurs acteurs. »
6 Hormis un peu à l’Inrae, avec la fusion avec l’Irstea, ex Cemagref.

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