Les blocages récents montrent une profonde coupure entre universitaires : ceux qui soutenaient les blocages, ceux qui soutenaient le mouvement mais sans approuver les blocages, ceux qui sont favorables à la loi ORE et enfin, les silencieux. Au-delà de cette loi, les clivages sont bien plus profonds et Toulouse Jean-Jaurès est désormais le banc d’essai d’une réconciliation presque impossible. Cette situation de tensions n’existe à ma connaissance dans aucun pays développé comparable : elle va au-delà du traditionnel débat entre université de proximité et université d’excellence et porte en germe une véritable sécession. Encore une spécificité française ? J’essaie d’en explorer les raisons qui débouchent sur de multiples questions … dont je n’ai pas la réponse !
Tout d’abord, en France plus qu’ailleurs il faut faire une distinction entre université et universitaire : le sentiment d’appartenance reste faible et chacun se reconnaît avant tout dans sa discipline, son labo. J’ai chroniqué régulièrement la faiblesse sectorielle du mouvement que vient de connaître l’université française. Soulignons que pendant ce mouvement, dans la majorité des universités, aucun enseignant-chercheur n’a bougé le petit doigt.
Mais la communauté universitaire apparaît de plus en plus divisée. A ceci, 4 raisons essentielles se dégagent à mon avis :
- la pression des effectifs, et les moyens, ne sont pas équivalents selon les disciplines ;
- les interrogations des enseignants-chercheurs sur le niveau des étudiants de 1ère année sont une réalité, et pas seulement pour les bacs pros ;
- la crise des SHS françaises, notamment en sociologie, révèle dans ce secteur des antagonismes exacerbés ;
- une partie des enseignants-chercheurs est engagée dans les logiques dites d’excellence, notamment autour des appels à projet.
Une cohésion introuvable
A Paris-I, l’historien Guillaume Mazeau hostile au classement des candidats dans la commission d’examen des vœux Parcoursup a démissionné de cette dernière, minoritaire dans son UFR face à des « collègues » ayant voté pour à une majorité de 53,1%. Ce clivage témoigne des antagonismes croissants entre enseignants-chercheurs comme on a pu le voir, entre autres, à Nanterre ou encore à Lille en Droit-Science Politique. Signe de ces tensions, on voit apparaître sur les réseaux sociaux d’un côté la dénonciation de sociologues engagés contre la loi ORE mais qui donnent des cours dans les universités américaines ou de l’autre la mise en cause des dirigeants d’université (y compris de DGS) faisant appel à la police.
Même dans un milieu habitué aux querelles intestines, on ne peut ignorer les traces que vont laisser les plaidoyers en faveur d’examens allégés, voire de notes minimales. Sans parler d’ailleurs du personnel Biatss, victime collatérale du soutien de certains enseignants aux occupations (on pense à Paris 8). Car une partie des enseignants-chercheurs observe avec inquiétude les concurrents (les Prépas, les universités étrangères etc.) et leurs juges de paix, les employeurs. Ils pressentent les dégâts en termes d’image pour leur masters, dont l’objectif est d’attirer les meilleurs.
Jean-Jaurès, laboratoire de la scission ?
Le pire a été atteint à Toulouse Jean-Jaurès, cette université étant à mon avis le symbole du risque potentiel de sécession de l’université française. Des nombreux témoignages recueillis (le blog miraildumirail est très instructif sur l’ambiance chez une partie des enseignants), il apparaît très nettement 2 universités : celles et ceux reconnus au travers d’un Labex ou autre label, souvent en lien avec d’autres établissements (l’EHESS par exemple) et les autres. Il serait intéressant d’ailleurs de recouper les choix au sein de cette université en fonction de l’activité scientifique. Les plaies entre universitaires y sont béantes et on voit mal comment elles seront soignées.
Le cadre électif (pour un ou une nouvelle présidente) risque de reproduire ces clivages historiques de cette université, comme des autres. A moins qu’une sorte d’union nationale ne sorte des urnes. Mais le scénario qui se profile désormais est ce qu’évoquait son ancien président Daniel Lacroix : le choix des jeunes et de leurs familles sera décisif, notamment en master. Car autant l’université Toulouse Jean-Jaurès est une université de proximité en L, autant en master le recrutement est potentiellement national : autant dire qu’un étudiant toulousain avide d’un diplôme ayant une bonne image pourra candidater ailleurs…
De multiples questions
C’est cet effet domino, véritable épée de Damoclès pour les universitaires, qui pourrait bouleverser certaines disciplines. Les universitaires les plus investis dans la recherche mondialisée vont-ils coexister avec des « collègues » refusant ce choix ? On a vu en sociologie la virulence des polémiques autour des travaux récents d’Olivier Galland et Anne Muxel sur la « Tentation radicale » et une démarche « quantitative ».
Dans toutes les universités françaises, cette tension existe entre une partie de la communauté universitaire engagée à fond dans des logiques d’excellence, et une autre, inquiète et qui ne trouve pas vraiment sa place. Ces questions ne sont pas nouvelles : elles ont par contre pris une dimension sans retour qui ne pourra pas être contournée. Cela soulève également le malaise des maîtres de conférences devant leurs perspectives de carrière.
Car comment avoir une stratégie d’établissement durable et cohérente, avec le système électoral actuel, quand coexistent 2 visions de la recherche et de l’évaluation ? Et si le gouvernement met des moyens pour faire face à la vague démographique, la qualité des recrutements d’enseignants-chercheurs sera scrutée à l’aune des références internationales. Quid des sections du CNU alors même que les universités veulent la main sur leurs recrutements ?
Va-t-on voir émerger des écoles sur le modèle des écoles d’économie de Paris et de Toulouse ? Jean Tirole a jeté l’éponge à Toulouse sur le projet Idex, lassé des polémiques sur l’excellence. Il suit désormais son chemin dans le cadre de Toulouse-I, mais avec sa propre autonomie. La fragmentation du système français que, depuis le rapport Attali de 1998, les pouvoirs publics essaient de dépasser n’est pas seulement entre Grandes écoles, organismes et universités : elle est au vu et au su de tout le monde au sein même des universités.
Plutôt que des scissions (Toulouse 4 est peu probable), on pourrait assister à des sécessions « douces », entérinant des modes de fonctionnement différents. Après tout, les universitaires de Paris-I au sein de l’école d’économie de Paris ont continué leurs recherches, contrairement à leurs collègues de Toulouse Jean-Jaurès…
La différenciation entre universitaires (et universités) a connu une accélération depuis 2006 avec le Pacte pour la Recherche et la création de l’ANR et de l’AERES, puis la LRU et la loi Fioraso, mais surtout avec le PIA et les programmes européens (H2020, Marie Curie, ERC). Une partie d’entre eux est engagée dans ces logiques, une partie la refuse. Pourront-ils coexister ?
Ajoutons, cher Jean-Michel que l’Université française se vit depuis longtemps non comme un établissement public spécialisé de l’Etat, mais comme une communauté de population, installée sur un territoire et ordinairement animée d’un vouloir-vivre ensemble. C’est-à-dire, au terme de cette définition du Doyen Favoreu, qu’elle se vit comme un Etat.
Les manifestations de cette conception sont nombreuses : les délibérations du Conseil sont la source de la règle, parfois au mépris de la Loi (« prenons un Décret universitaire contre cette loi inique » ai-je entendu un jour en CA), les franchises universitaires et notamment le rempart du Président face à la force publique contribuent à donner le sentiment qu’une frontière protège le territoire des envahisseurs, du monde réel. Dans certains cas, les rapports entre la Présidence de l’Université et les composantes singent le discours que tiennent les Etats-membres européens à l’égard des institutions européennes.