Après un questionnement autour du nombre de diplômés, notamment à bac+ 5, regardons 4 spécificités françaises qui méritent que l’on s’y arrête : le poids du master, la surreprésentation des diplômés de commerce, d’administration et de droit, la faiblesse des diplômés de sciences, technologies, ingénierie et mathématiques (STIM), et enfin la faible représentation des docteurs dans la R&D privée. Les chiffres le montrent : le problème français n’est pas le nombre mais la qualité et l’allocation des compétences. Restent une « énigme » (le succès des business schools françaises dans les classements vs l’état réel du management des entreprises françaises), une question (former dans quel secteur ?), une arlésienne (la réforme de la licence), et un impensé permanent (la formation continue).
Le coauteur du livre Ne faites plus d’études : apprendre autrement à l’ère de l’IA, Laurent Alexandre, répand sur les chaines d’information sa bile contre certaines formations universitaires, à l’exemple d’un master de sociologie « qu’il faut effacer de son CV ». Sa détestation de l’université lui fait ignorer qu’en sociologie le nombre de diplômés de master ne cesse de baisser et tourne autour de 1 300 par an, ce qui est marginal. Il dénonce le spectacle effectivement désolant de certains sociologues ? Le hic c’est qu’il est tout autant ‘toutologue’ et militant qu’eux 😒 !
Réalité parallèle
Car peut-on sans cesse s’interroger et dénoncer les diplômés de psycho, de sociologie, de littérature etc. et faire l’impasse sur l’expansion incroyable de formations diverses et de qualité très variable en management et commerce ? Il serait en effet temps de sortir d’une réalité parallèle. Les défauts (réels) de certaines formations universitaires occultent dans le débat médiatique les défauts (au moins aussi réels) des autres formations.
Pourquoi ? Parce que dans une ambiance globalement hostile à l’université, ses formations supposées être de mauvaise qualité sont toujours pointées du doigt. Même si certains rapports HCERES les dénoncent (diplomatiquement malheureusement), les établissements, le véritable niveau d’expertise, agissent peu : le syndrome des « chers et chères collègues »… Pourtant, et c’est bien ce que leur reprochent les syndicats étudiants, implicitement ou explicitement : les universitaires n’ont globalement pas bradé, face à la massification, leurs standards.
Mais peut-on rendre Sorbonne Université (ex Paris-IV) responsable (et coupable) des échecs de Jordan Bardella en L 🤭 ? A-t-on le droit de s’interroger sur le contenu des formations Sciences Po avec tous ces diplômés qui racontent tout et n’importe quoi dans les médias ou à l’Assemblée 🤭 ? Ou encore sur celles des diplômés d’école de commerce, responsables de la gestion calamiteuse de beaucoup d’entreprises ? Trop souvent, à des connaissances solides est substitué un prêt à penser lacunaire sur l’économie, les comptes publics (ah la découverte des effets induits du CAS Pensions), la géopolitique (avec cet aveuglement sur l’Argentine, comme à l’époque sur la réélection de Bush jr), sur la science évidemment avec cette avalanche de fake news catastrophistes dans les médias, etc.
Il faut donc le répéter régulièrement, et pas que dans le domaine de l’ESR : si notre pays n’échappe pas aux grandes tendances comme le montre L’édition 2025 de Regards sur l’éducation (OCDE), il est nécessaire de mesurer les véritables spécificités françaises. Car comme le disait mon philosophe préféré Pierre Dac, “l’avenir, c’est du passé en préparation.” Formulons des hypothèses sur les raisons de ces particularismes, à l’évidence multifactorielles.
4 spécificités françaises et leurs conséquences
1- La proportion de diplômés de master en France est atypique. En France, 26 % des 25-34 ans détiennent un master ou un diplôme équivalent, soit un niveau nettement supérieur à la moyenne de l’OCDE (16 %). Cela représente même une hausse significative depuis 2019, année où cette proportion était de 20 %. Cela fait évidemment litière des affirmations de celles et ceux qui passent leur temps à parler de la « sélection catastrophique » en M.
Quelques hypothèses : est-ce seulement dû à l’impact de la ‘masterisation’ de la formation des enseignants ? Ou bien est-ce une illustration de l' »expansion scolaire » liée en partie aux lacunes en numératie et littératie constatées dans le primaire et le secondaire, et que l’université, bien malgré elle, rattraperait ? Cela s’explique-t-il par un décalage avec l’état de notre économie, qui souffre de ne pas être positionnée (Cf. J. Tirole) sur l’innovation et le ‘haut de gamme’, notamment ses PME et ETI ? Avec pour conséquence, des entreprises qui embauchent des bac + 5 avec des salaires de bac + 3 ?
2- Une surreprésentation des diplômés de commerce, d’administration et de droit. Dans l’ensemble des pays, les deux grands domaines d’études les plus ‘populaires’ sont les sciences, technologies, ingénierie et mathématiques (STIM) avec le commerce, l’administration et le droit, représentant chacun en moyenne 23 % des diplômés de licence. Vient ensuite de près « le vaste domaine des arts et sciences humaines, sciences sociales, journalisme et information », qui regroupe en moyenne 22 % des diplômés. Mais la France suit un schéma différent : le commerce, l’administration et le droit arrivent en tête avec 34 % des diplômés, suivis des arts et sciences humaines, sciences sociales, journalisme et information (26 %), tandis qu’une part plus faible que la moyenne de l’OCDE est diplômée dans les domaines STIM (19 %).
Quelques hypothèses : une des raisons pour l’administration et le droit est-elle l’avalanche de législations diverses et changeantes en France qui nourrissent la bête bureaucratique … et les emplois ? Enfin, l’attrait des formations commerce/management est-il le produit du développement d’une offre très concurrentielle (développement du privé) ou le symbole de cette réticence/résistance à l’innovation des entreprises françaises, qui se contentent d’embaucher des « gestionnaires » ? Ces hypothèses sont discutables, mais justement mériteraient selon moi qu’on les étudie !
3- Une faiblesse en STIM. La France a une part de diplômés nettement plus faible en sciences, technologies, ingénierie et mathématiques que la moyenne de l’OCDE dans les domaines STIM (19 %). Et en ce qui concerne les ingénieurs, en 2023-2024, 203 000 étudiants (32% de femmes) étaient inscrits pour 48 700 diplômés. Avec une grosse faiblesse des établissements relevant du MESR, au profit des autres minjistères et surtout du privé, selon la Cdefi.
Quelques hypothèses : cette faiblesse est-elle d’abord le produit de l’attractivité des filières santé, pourtant victimes de réformes incessantes et incompréhensibles ? Un effet d’aspiration des meilleurs bacheliers par les formations du Droit ou de management/commerce ? Est-elle le produit des réformes successives du secondaire et/ou des effets de genre ? Des contenus et une pédagogie pas satisfaisantes ? Ou encoreun reflet des représentations dominantes en France de la science et de l’industrie ?
4- Une sous-représentation des docteurs dans la R&D des entreprises. Leur pourcentage ne bouge pas depuis des années, entre 12 et 14%, contre 78% diplômés d’un bac+5 (ingénieur ou master). Pourtant, le bilan global de l’insertion des docteurs dans les entreprises est plutôt correct, dominant d’ailleurs l’historique tropisme pour les carrières académiques. Mais ça bloque dans la R&D, alors même que c’est en quelque sorte leur cœur de métier.
Quelques hypothèses : est-ce simplement le résultat du faible positionnement des entreprises françaises sur l’innovation, malgré la hausse continuelle (et unique dans les pays de l’OCDE) du CIR ? De la persistance d’une culture dominante de l’ingénieur au détriment de l’ingénieur-docteur ? Du poids historique des grands corps dans notre pays, faiblement formés à la recherche, à l’exemple des X qui règnent sur Total ?
Dans tous ces cas, qui se combinent, on peut y voir les maux qui minent la société française : bureaucratie, réformes incessantes et mal menées et/ou mal comprises (bac), faible culture de l’innovation, que traduit la surreprésentation dans la R&D privée des masters et ingénieurs, au détriment des ingénieurs-docteurs et des docteurs.
4 interrogations
La France leader des Masters en management : n’y aurait-il pas un bug quelque part ? Comme d’habitude, les écoles de management françaises sont les plus représentées dans le classement mondial du Financial Times des meilleurs établissements de management. Avec 25 écoles classées, la France domine encore une fois le top 100 mondial du classement britannique (les BS américaines n’y sont pas classées…). Osons 2 questions iconoclastes
- Pourquoi cette France qui brille en « management » est-elle incapable de tirer son épingle du jeu en matière d’entreprises innovantes (Cf. le CAC40), à quelques exceptions près ?
- Et pourquoi le management des entreprises françaises, dominé par ces diplômés, demeure-t-il aussi archaïque, plombé par des visions statutaires et hiérarchiques, et pour tout dire conservatrices (Cf. l’enquête de l’Institut Montaigne) ?
Au passage, dans l’Express, le directeur de l’EDHEC Emmanuel Métais lance un cri d’alarme : « Certaines business schools n’échapperont pas à la faillite ». Il sonne l’alerte : le modèle économique des écoles de commerce est selon lui à bout de souffle. 9 écoles de commerce sur 23 n’ont pas pourvu leurs places ouvertes aux élèves de prépas et font face à des dépenses salariales (ah les classements !) et immobilières qui les fragilisent.
Former ? Oui mais dans quel secteur ? C’est au moins un consensus : il faut former plus d’ingénieurs. Cette question en pose une autre de plus en plus aigüe sur le contenu des études, généralistes vs spécialisées. D’autant que l’abandon du nucléaire puis sa reprise ont montré les limites des politiques de court terme. Tous les chiffres le montrent : il existe 2 leviers majeurs de progression qui sont avant tout culturel, avec d’une part la faible représentation des femmes et d’autre part le choix des études de droit et commerce/management. Sans parler des ingénieurs formés qui ne sont jamais ingénieurs… L’effet « genre », les femmes restant marginales dans ces cursus, malgré un parcours scolaire souvent meilleur que les hommes, démontre que l’on touche ici aux représentations, et donc aux modèles culturels de nos sociétés.
Remarquons que le LMD était supposé introduire de la flexibilité et des parcours diversifiés : il a réussi au-delà de toutes les espérances après le DUT et la licence pour toute une série de formations 1. Même si le BUT, censé être un diplôme terminal semble suivre la même pente que le DUT…) Or, si ce qui est probable, c’est que ces étudiants poursuivent en master : on reviendra au point de départ.
Quel est le véritable échec du 1er cycle ? C’est ce que montre l’imbroglio PASS/LAS et l’impossible (pour le moment) réforme des études de santé. Pourtant, au-delà de la sélection ou non à l’entrée en L1, cette question est fondamentale, pas seulement pour les universités mais pour l’ensemble du système. Diverses approches sont possibles.
Faut-il adopter le modèle suisse, dans lequel les formations professionnalisantes et techniques sont à la fois valorisées et séparées du modèle universitaire, mais avec des passerelles pour les meilleurs profils ? Faut-il ainsi orienter de façon quasi directive les jeunes vers certaines filières courtes jugées « porteuses » ? Mais comment faire que les entreprises, et la société, reconnaissent réellement ces qualifications ?
Faut-il réserver les études universitaires aux seuls candidats ayant un niveau minimal, le bac ne faisant plus office de « badge d’accès » ? Avec une question subsidiaire : alors que l’université est devenue un choix parmi d’autres, avec la montée en puissance non seulement du secteur privé mais aussi du secteur public non universitaire, comment définir son rôle ?
Est-ce que l’université doit former tout le monde en formation initiale ? Ne doit-elle pas resserrer à la fois son offre et ses effectifs ? Faut-il relancer une forme de « propédeutique », une idée sur toutes les lèvres depuis des années, mais qui se heurte au conservatisme disciplinaire ? De ce point de vue, la proposition (ancienne) de l’ex-président de l’université Paris-Dauphine-PSL, Laurent Batsch, qu’il a relancée dans Les Echos est à méditer : Il propose de revoir l’organisation du premier cycle autour de 2 types de licences – des licences généralistes qui mèneraient au master et au doctorat et des licences des métiers, plus professionnalisantes, qui intégreraient les BTS et autres BUT.
Le grand impensé de notre système. C’est l’absence de la FTLV. Quand on lit les tribunes, débats, on est frappé, de la droite à la gauche à l’absence quasi totale d’une idée simple : l’université devrait, surtout avec l’impact de l’IA, jouer ce rôle clé de former et requalifier en permanence. D’autant qu’il existe une itinérance des étudiants, à laquelle s’ajoutent les reprises d’études, documentées par le Cereq. On peut rapprocher ce phénomène de celui pointé par le Cereq dans une autre étude « réorientations précoces : un jeune sur quatre souhaite changer de métier ».
Le vrai problème qui concerne les universitaires n’est-il pas l’incapacité à mettre en place une propédeutique du XXIè siècle ? Ce serait tout à leur honneur d’oser ouvrir une réflexion, non pas seulement sur l’autonomie de leurs établissements, sur le financement, mais sur leur vision de l’université et de la formation.
Des chiffres à retenir
Face aux préjugés de toute nature, venant de tout le paysage politico-syndical, technocratique et médiatique, sans compter les bateleurs de foire dont les médias regorgent, essayons de rappeler quelques chiffres.
Rappelons cette évidence à celles et ceux qui se préoccupent de la durée « trop longue » des études ou de la nature des études : il y a en France plus de 400 000 étudiants en BTS, donc à bac + 2. Le problème c’est qu’ils n’intéressent pas beaucoup les intellectuels de salon… A comparer avec le nombre d’étudiants en Arts, Lettres, Langues et Sciences humaines, plus de 500 000, dont environ 45 000 entrants en L1 en sciences humaines et sociales (psycho, socio).
A propos des formations en sociologie ou psychologie, leur importance quantitative, surtout pour la sociologie, est inversement proportionnelle à leur poids médiatique. En psychologie, le nombre de licences délivrées annuellement est en moyenne d’environ 11 000. Et on est passé de 4967 places en master en 2018 à 5266 en 2024/ 2025, soit en 6 ans une progression de 6%, selon le Panorama national de l’Association des Enseignants-chercheurs de Psychologie des Universités et de la Fédération Française des Psychologues et de Psychologie. Quant à la sociologie la tendance est même à la baisse du nombre de diplômés de master qui tourne autour de 1 300 par an, ce qui est marginal.
Cela signifie qu’il faut faire une différence avec la pression de départ qu’est le nombre d’étudiants en L1 et le niveau de sélectivité dû à la fois aux capacités des étudiants…et aux capacités d’accueil. Car qui peut dire que l’on manque de psychologues … au vu des problèmes de santé mentale dans les lycées et les universités ?
Un article que publient 3 chercheurs des universités de Tours, Poitiers et de TSE montre l’évolution des conditions d’insertion professionnelle des diplômés de niveau Bac+5, titulaires d’un Master universitaire en Droit-Économie-Gestion ou d’un diplôme d’école de commerce. Les résultats mettent en évidence une amélioration significative de l’employabilité et des niveaux de salaire des diplômés universitaires, en particulier en économie, sur la période 2004-2020, comparativement à leurs homologues issus des écoles de commerce. Avec un rapport qualité-prix imbattable et un rendement du diplôme largement supérieur … grâce à la gratuité.
Des trajectoires étudiantes de plus en plus diversifiées
Avec un schéma très parlant, le SIES-MESR souligne la « grande diversité des trajectoires durant les trois premières années dans l’enseignement supérieur ». Si un quart d’entre eux sont sortis du système sans diplôme en 2022, il faut relever que les inscrits en licence ont des parcours moins linéaires que les autres filières (BTS, DUT, CPGE, etc.), mais aussi que la licence accueille beaucoup de profils différents issus de la réorientation.
Remarquons au passage que personne ne semble s’interroger sur la situation des STS : en 2022, près de 76 % ont obtenu leur diplôme en deux ou trois ans, alors que c’est une filière officiellement sélective et pour une large part en apprentissage. Idem en CPGE littéraire : 30 % d’entre eux ne poursuivent pas en deuxième année…
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