L’annonce par Édouard Philippe de la mise en chantier d’une loi de programmation pluriannuelle pour la recherche pour 2020 est-elle un tournant ou un effet d’annonce comme le dénoncent certains avant même d’en connaître les contours ? Le retour sur la plus ancienne en date, celle de 1982, qui montre que cela peut-être l’occasion de changements en profondeur. Visibilité des moyens, temps long de la recherche, attractivité des carrières font leur entrée dans la réflexion, ce qui n’est pas rien. Et évidemment, les enjeux de cette loi seront, outre ses priorités, les montants affichés. Avant un éventuel bras de fer avec les syndicats, celui avec Bercy a commencé.
Comme en 1982, le Premier ministre vient d’annoncer non pas une loi de programmation sur l’enseignement supérieur et la recherche, mais sur la recherche seulement. Il y a 37 ans, les universités étaient presque totalement absentes : le ministre de l’éducation nationale Alain Savary était occupé d’un côté à modifier la gouvernance des universités, de l’autre à faire face à un (réel) choc démographique.
La recherche n’était pas dans ses compétences, en 1982, c’est donc naturellement une vision de la recherche centrée sur les organismes qui l’avait emportée, vision portée par Jean-Pierre Chevènement avec Louis Gallois ou encore François Gros. Celle de 2006, parlait des moyens de…2005 à 2010 mais a été bousculée par l’élection de N. Sarkozy, la LRU de 2007 et surtout le PIA. Elle créait les PRES et l’AERES (l’ANR ayant été créée en 2005).
Concernant spécifiquement l’enseignement supérieur, ni la loi LRU de 2007 ni la loi dite « Fioraso » de 2012 ne comportaient un volet programmation pluriannuelle : celle-ci s’est faite au travers de « plans » ciblés plus spécifiquement sur l’immobilier, U2000, U3M et Campus. Si le processus va à son terme, Frédérique Vidal aura marqué sa « mandature ».
En 2019, le paysage de la recherche a considérablement changé, en France et dans le monde. Les universités sont désormais des acteurs incontournables tandis que le décrochage de la France, si des mesures fortes ne sont pas prises, est une certitude. Il est encore trop tôt pour analyser en profondeur cette annonce. Mais d’ores et déjà on peut relever certaines tendances.
2019, l’année de la prise de conscience ?
Donc, pour la première fois depuis 2006 mais surtout 1982, on va débattre de financement et d’objectifs pluriannuels de la recherche. De fait, le discours du Premier ministre lors des 80 ans du CNRS et les déclarations de Frédérique Vidal sont la partie émergée d’un processus en cours.
La prise de conscience dans les hautes sphères de l’État semble aussi correspondre à la progression d’une idée : l’innovation sans une recherche de pointe n’est pas grand chose. Le fonds BPI-ANR pour les start-up issues de la recherche publique témoigne de ce changement, même s’il arrive après des années de gaspillage (c’est mon interprétation du rapport sur les aides à l’innovation en tout cas).
Car on voit bien que la loi de 1982 n’a pas réussi changer réellement le rapport du pays et de ses entreprises à la recherche et à l’innovation : la R&D des entreprises, malgré le CIR, n’est pas à la hauteur tandis que l’organisation du système s’est complexifiée.
Autre élément important dans cette prise de conscience, le fait que présidents d’université et dirigeants d’organismes, universitaires et chercheurs ont dénoncé à de nombreuses reprises le risque du décrochage français : plus que la nécessité de financements à la hauteur, ils ont mis l’accent sur la nécessaire visibilité en termes de projets scientifiques, et donc les crédits « récurrents », l’importance des temps longs et surtout sur le problème des rémunérations.
Le discours permanent sur l’attractivité s’est heurté en effet au mur des rémunérations avec des signaux inquiétants sur le vivier de doctorants. L’épisode des frais d’inscription pour les extra-communautaires a ajouté à la confusion, mais le débat reste le même.
A l’occasion des 80 ans du CNRS, Antoine Petit a rappelé l’importance de ce chantier des rémunérations des chercheurs, en particulier de leur régime indemnitaire qui a décroché, encore plus que pour les enseignants-chercheurs, du reste de la fonction publique.
Une autre prise de conscience progresse sur les limites d’un système d’appels à projets énergivore, la bureaucratie qui en découle, sur un court-termisme incompatible avec le temps long de la recherche (voir la belle analyse de Laure Saint-Raymond) ou encore la pression à la publication.
Mais comme le faisait remarquer le PDG du CNRS Antoine Petit à ses 1 000 directeurs d’unité réunis pour les 80 ans du CNRS, la communauté scientifique a sa part de responsabilité. Elle est souvent pour la simplification, pour moins de structures, pour la fin de la pression à la publication, de l’évaluation permanente, contre les exigences infinies lors des recrutements etc….mais pour les autres.
Un élément du discours du Premier ministre mérite justement d’être relevé : il indique qu’il faut s’interroger sur « les nouveaux modèles de financements compétitifs, notamment avec l’ANR et en lien avec l’échelle européenne pour mieux prendre en compte les frais de fonctionnement des structures de recherche ». « Il est contre-productif que les chercheurs consacrent autant de temps et d’énergie à chercher des financements » a-t-il ajouté.
L’enjeu des overheads/préciputs des universités qui hébergent l’essentiel des unités de recherche est reconnu au niveau du Premier ministre, ce qui n’est pas rien.
3 groupes de travail et un bras de fer
Les 3 groupes de travail seront composés de parlementaires, scientifiques, acteurs industriels et présidents d’organisme, présidents d’université, mais pas visiblement des syndicats. Ils auront pour thèmes le financement, les ressources humaines et les partenariats avec le monde économique.
Dans les discours, il s’agit donc de donner de la visibilité, d’assouplir les modalités de recrutement en s’inspirant des bonnes pratiques étrangères, de simplifier aussi. Le maître-mot sera la compétitivité de la recherche française, ce qui à n’en pas douter va générer des crispations. Et il est clair que l’évaluation devra être globalement repensée et surtout faire l’objet de décisions.
Car le gouvernement va devoir convaincre Bercy qui freine comme jamais sur toute hausse du budget ESR : le bras de fer s’annonce déjà énorme car une loi de programmation (on l’a vu en 1982) ne peut déboucher sur un budget chichement symbolique. Mais pour convaincre Bercy, on n’imagine pas que le système reste en l’état.
La loi de 1982 et la « crise »
La loi du 15 juillet 1982 d’orientation et de programmation pour la recherche et le développement technologique de la France a été préparée par des Assises et un point d’orgue le 13 janvier 1982 au Palais des Congrès avec 3 000 personnes pour écouter François Mitterrand. Selon Le Monde, Jean-Pierre Chevènement soulignait (déjà…) que « le scepticisme et la morosité accueillaient dans la communauté scientifique les promesses répétées depuis tant d’années et jamais tenues. » La relire, c’est mesurer l’immense chantier qu’elle a représenté (et au passage combien elle était « bavarde » et détaillée à un point que l’on n’imagine pas aujourd’hui).
La notion de crise (tiens, tiens…) y est déjà omniprésente autour des « nouveaux thèmes de recherche, idées neuves, concepts originaux, programmes mobilisateurs, pôles technologiques, nouvelles entreprises, nouveaux produits, nouvelles solidarités » . François Mitterrand estimait ainsi que « pour sortir de la crise, la recherche constitue l’une des clés essentielles, peut-être la clé du renouveau ».
L’objectif ? « Placer la recherche où elle doit aujourd’hui être située : non dans un isolement qui confinerait les chercheurs dans leurs centres ou leurs laboratoires, mais au carrefour de tous les grands problèmes de notre société. » Pour François Mitterrand, « si la créativité de tous ceux qui participent à notre développement scientifique et technologique a besoin pour s’épanouir d’une grande autonomie (…), elle ne sera vraiment féconde que dans une symbiose avec les préoccupations et les évolutions de la collectivité nationale. »
Les ambitions chiffrées sont à la hauteur mais seront mises à mal par la situation politique et économique : + 17,8% en volume chaque année sur 3 ans dans le cadre d’un plan intérimaire, 4,5% d’effectifs en plus chaque année !
Parmi les mesures phares, outre la fonctionnarisation des chercheurs et la création d’un nouveau statut pour les organismes de recherche, l’objectif est d’encourager l’association entre la recherche et l’industrie. Et à l’époque, Jean-Pierre Chevènement a une vision très industrielle, loi de ce que l’on connaît aujourd’hui avec les start-up.
Je ne vais pas critiquer l’introduction d’une loi de programmation pluriannuelle dans le système ESR français, mais je suis assez sceptique sur l’efficacité qu’on peut en attendre pour renforcer notre potentiel de recherche, et, au-delà, la R&D et l’innovation françaises. Et ceci pour deux raisons. D’abord, une loi de programmation pluriannuelle n’a jamais empêché des annulations de crédits et n’a jamais obligé l’Etat à tenir ses engagements, comme les militaires en ont fait pendant longtemps l’amère expérience. Ensuite parce que cela ne résoudra en rien les deux principaux maux dont nous souffrons en matière de recherche et de R&D.
Le premier de ces maux est que nous n’avons toujours pas réussi à faire émerger un noyau dur d’universités de recherche reconnues comme telles, contrairement à tous les pays qui sont en train de nous reléguer au second plan en matière de recherche fondamentale, Chine comprise bien entendu. Si un tel noyau existait, cela résoudrait aussi l’éternelle, mais réelle, question des moyens récurrents versus les appels d’offre, car la qualité des établissements faisant partie de ce noyau dur permettrait une meilleure concentration des moyens sur les meilleurs labos et garantirait mieux l’efficacité de leur utilisation. Aux Etats Unis, personne n’a d’états d’âme lorsqu’il s’agit d’accorder des budgets de recherche au MIT, à Berkeley ou à Harvard ! Davantage de moyens récurrents mis sur les universités de recherche ne poserait pas de problème, alors que ce mode d’allocation en pose dès lors que l’on considère les universités comme indifférenciées, dans une vision égalitariste qui est une pure illusion complaisamment entretenue. Et naturellement les organismes seraient les premiers et principaux partenaires de ces universités de recherche, sans dispersion de leurs moyens. Une loi pluriannuelle pour la recherche ne contribuera en rien à faire émerger de telles universités. L’autre grande faiblesse de notre pays en matière de R&D et la faiblesse de la R&D des entreprises. Rapport après rapport ce constat est une constante. Et hélas, le CIR n’a pas changé grand-chose, reconnaissons-le. Je suis même prêt à reconnaître qu’il a, pour certaines entreprises, accéléré leur désengagement grâce à l’effet d’aubaine qu’il leur a procuré. En moyenne et mis à part quelques grands groupes industriels français qui sont au contraire très performants en R&D, les entreprises françaises ne font pas le job et leur effacement dans le domaine de la R&D est flagrant quels que soient les indicateurs utilisés, notamment pour faire des comparaisons internationales.