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Nouveau bac, contrôle continu, examens à distance, l’année en cours sera-t-elle l’apocalypse annoncée, avec une baisse de niveau et l’aggravation des inégalités dans les universités ? Difficile d’analyser sereinement et « à chaud » ce qu’il se passe. Mais remarquons que si les médias et des universitaires se posent cette question, personne n’interroge la qualité des examens dispensés aux plus de 500 000 étudiants du secteur privé, dont le modèle économique dépend du nombre d’inscrits… Là encore je propose de prendre (encore) un peu de recul en poursuivant ma note de lecture de Marc Bloch et en faisant appel aux éclairages d’Alain Boissinot, ancien recteur et de François Vatin, professeur à Paris-X Nanterre.

Dans mon dernier billet appelant à un peu de sagesse et de recul, je citais ce beau texte de Marc Bloch qui soulignait la « difficulté de réformer » et surtout la « tare du bachotage ». Je poursuis donc ma « note de lecture » 1Ce texte est extrait de Marc Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, 2006.. La « modernisation de la tradition » qu’il prône est une occasion de réfléchir peut-être plus sereinement aux conséquences de la crise sanitaire.

Quel sera le niveau des étudiants après celle-ci ? Les interrogations sont légitimes mais la vérité oblige à dire que ce n’est pas nouveau : qui n’a pas entendu tel universitaire souffler devant les lacunes de base de ses étudiants ? Qui n’a pas soi-même été confronté à des ignorances historiques, géographiques, politiques surprenantes chez les jeunes ? Pourtant, ou alors nous ne vivons pas dans le même monde, et sauf à croire que tout s’écroule, de nouvelles compétences émergent chez eux !

La crise sanitaire remet sur le devant de la scène cette question du niveau acquis, que ce soit pour les élèves de lycées ou les étudiants de l’enseignement supérieur 2J’en profite pour rappeler que depuis mai 68, de nombreux étudiants ont vécu des interruptions pas forcément momentanées de leurs cours…en raison de mouvements sociaux. Sans dégâts majeurs semble-t-il.. Que signifie l’assiduité aux examens relevée par l’enquête de la CPU 3Cette enquête, qui ne prétend à aucune exhaustivité, se base cependant sur un échantillon de 15 universités assez représentatives. Elle corrobore ce que l’on peut recueillir auprès de différents responsables et/ou sur les réseaux sociaux.? Comment comprendre la relative stabilité de la réussite en L1 et de plus grandes difficultés en master ? Mansuétude d’un côté, sévérité de l’autre ? Il est évident que la situation est contrastée, plus selon les disciplines que selon les établissements, et devra être confirmée ou infirmée par les jurys de fin d’année.

Un effet négatif de long terme ?

F. Vatin (QSF) dénonce violemment cette étude et fait part de son expérience personnelle, détaillée et argumentée. Au-delà de remarques très pertinentes sur les examens, sur les cours « classiques », son analyse est « plombée » par une absence totale d’empathie pour ses étudiants et leurs difficultés. A ce sujet, on peut tout à fait lui opposer des visions beaucoup plus positives, y compris à Nanterre. Ceci étant dit, il soulève un « vieux débat » : le niveau qui baisserait et l’absence de sélection à l’université, dont la crise actuelle serait un amplificateur.

Pessimiste, il estime que l’on « pourrait se dire qu’il ne s’agit que d’un épisode difficile qui pourra être surmonté. Il est plutôt à craindre qu’il ne soit plus possible de remettre les verrous qui auront sauté. Imagine-t-on qu’après avoir ‘donné’ le baccalauréat à la quasi-totalité des candidats en 2020 et 2021, on puisse revenir en arrière ? Il en sera de même dans l’université. Notre institution était trop faible pour pouvoir résister à un tel coup de boutoir. Nous en payerons longtemps le prix. »

L’ombre de la secondarisation du supérieur

Il est selon moi symptomatique de cette traditionnelle vision uniformisatrice à la française : elle interdit une fois de plus de voir les différences, de la même manière que quand la météo est mauvaise à Paris, il pleut sur toute la France. Si l’on ne peut nier les difficultés, et je n’ai pas entendu un président d’université ou un directeur de composante les nier, la nuance, là encore, peut nous aider à comprendre.

De ce point de vue, je vous invite à regarder la Masterclass à distance d’Alain Boissinot, ancien Recteur, que j’ai eu le plaisir d’animer sur le bac -3/bac 3 à l’IH2EF, à partir de son dernier livre édité par Canopé « Regards sur l’école ». Selon lui, il est nécessaire « que les études de bac −3 à bac +3 apparaissent comme de véritables parcours, avec des possibilités de mobilités et d’ajustements successifs. Une orientation progressive permettrait alors d’éviter que l’entrée dans le supérieur n’apparaisse comme une rupture. »

Rappelant de façon passionnante la domination historique en France du secondaire sur le supérieur, à l’inverse du modèle allemand humboltien, il soulève cette question qui taraude tant d’universitaires : le risque de secondarisation du supérieur. Mais il estime qu’en réalité, « la dynamique dont bénéficie actuellement le supérieur incite plutôt – et c’est heureux – à repenser le niveau lycée comme préparation au supérieur. »

Pour cela, enseignement secondaire et enseignement supérieur doivent définir « des complémentarités entre les différents types de formation qui, précédemment, étaient réglés par des dispositifs distincts et concurrents, à partir de la vieille opposition entre enseignements généraux et professionnalisants. Or, de nombreux signes montrent que le système actuel n’a pas trouvé son équilibre. » Au passage, son exemple de l’enseignement de la littérature, sinistré selon lui au lycée, est à écouter absolument dans sa relation avec l’université…qui innove !

Quant aux bacs pros, il « décentre » la résolution des difficultés : « plutôt que de devoir affronter, après la terminale, la question de la réorientation des bacheliers professionnels dans le supérieur, ne faudrait-il pas s’interroger sur la répartition des orientations en fin de 3e et rendre l’enseignement général plus accessible et plus attractif ? Mais ceci ne suppose-t-il pas qu’on en revoie la définition ? (…) Finalement, compte tenu de l’évolution des métiers et des technologies, la dichotomie traditionnelle entre « arts libéraux » et « arts mécaniques » a-t-elle encore un sens ? »

Question d’horloge ?

Et nos outils de mesure ne sont-ils pas biaisés ? Non seulement l’année n’est qu’une étape dans un parcours universitaire, mais l’horloge demeure le temps « scolaire et universitaire » alors même qu’une femme ou un homme évolue, et se forme de plus en plus, toute sa vie. Marc Bloch relevait qu’il y a « toujours eu de mauvais élèves qui devenaient, plus tard, des hommes instruits et cultivés » et « qu’inversement, beaucoup de prétendus bons élèves n’ouvriront plus jamais un livre. À la vérité, en ont-ils jamais ouvert, durant leurs classes, d’autres que leurs ‘morceaux choisis’ ?“ Ce constat sévère (et ancien !), mais toujours actuel, a le mérite de situer à mon sens les enjeux à leur juste niveau : il faudra évaluer sur la durée, sans catastrophisme, sans optimisme béat non plus.

S’il ne s’agit pas de faire dire à Marc Bloch ce qu’il n’a pas dit 4Les circonstances de ses écrits (la défaite française) étaient exceptionnelles et, concernant l’enseignement secondaire et l’accès au supérieur, la situation était radicalement différente (par exemple la massification, le maillage territorial). Cependant, l’enseignement distanciel actuel accélère de fait des réflexions sur les contenus enseignés, la nature des examens et la relation enseignant-étudiant., sa vision a le mérite de faire réfléchir.

Des principes éducatifs toujours actuels

La notation. « J’ai, comme tous mes collègues, corrigé des copies, interrogé des candidats. Comme tous, je me reconnais sujet à l’erreur. M’arrive-t-il cependant de confondre une très bonne épreuve avec une très mauvaise, ou même avec une épreuve moyenne ? Assez rarement, je pense. Mais, lorsque je vois un examinateur décider que telle ou telle copie d’histoire par exemple ou de philosophie ou même de mathématiques, cotée sur 20 vaut 13 1/4 et telle autre 13 1/2, je ne puis en toute déférence m’empêcher de crier à la mauvaise plaisanterie.

De quelle balance de précision l’homme dispose-t-il donc qu’il lui permette de mesurer avec une approximation de 1,2% la valeur d’un exposé historique ou d’une discussion mathématique ? Nous demandons instamment que – selon l’exemple de plusieurs pays étrangers – l’échelle des notes soit uniformément et impérieusement ramenée à cinq grandes catégories : 1 ou  » très mauvais « , 2 ou  » mauvais « , 3 qui sera  » passable « , 4 qui voudra dire  » bien « , 5 qui voudra dire  » très bien  » (non  » parfait « , qu’interdit l’infirmité humaine).

Cela du moins partout où les ex æquo sont sans inconvénients. Il faudra faire étudier à un mathématicien le problème des concours à places limitées. Mais là encore, il doit être possible de se garder de raffinements trop poussés, dont l’absurdité ne nous échappe que par suite d’une trop longue accoutumance. Tout vaut mieux qu’une sottise, qui se prolonge en injustice. »

Bons et mauvais élèves. « Depuis quelques décades, l’enseignement secondaire est en perpétuel remaniement. Sans doute, les grotesques incohérences des trois dernières années ne dénoncent-elles rien d’autre que l’incapacité foncière du régime à rien créer ni coordonner. Mais le déséquilibre est plus ancien. Il répond à des causes profondes. L’ancien système humaniste a vécu. Il n’a pas été remplacé.

Il y a toujours eu de mauvais élèves qui devenaient, plus tard, des hommes instruits et cultivés. Je ne crois pas me tromper en disant que le cas a, de nos jours, tout à fait cessé d’être exceptionnel. Alors qu’inversement, beaucoup de prétendus bons élèves n’ouvriront plus jamais un livre. À la vérité, en ont-ils jamais ouvert, durant leurs classes, d’autres que leurs ‘morceaux choisis’ ? »

L’enseignement secondaire. Il préconise pour le lycée, parce qu’une « sélection s’imposera », un examen d’entrée mais qui devra être « très simple et adapté à l’enfance : un test d’intelligence plutôt qu’une épreuve de connaissances… ou de perroquetage. Des examens de passage subsisteront. Mais non d’année en année. C’est méconnaître toute la psychologie de la croissance – disons mieux c’est nier la physiologie – que de prétendre juger un enfant ou un adolescent sur le travail d’une dizaine de mois (…). »

Et puis, « au lieu de chercher à plier l’enfant à un régime implacablement uniforme, on s’attachera à cultiver ses goûts, voire ses  » marottes « , dans laquelle « l’éducation physique aura sa large part. »

Disciplines et souplesse des programmes. Marc Bloch souhaite de la souplesse avec « une très souple liberté d’option dans les matières d’enseignement : liberté désormais d’autant plus aisée que la suppression du carcan des examens doit permettre une grande variété d’initiative. » Mais cette souplesse conduit selon lui « par la faute du baccalauréat » à faire de la France « un des rares pays où toute l’expérimentation pédagogique, toute nouveauté qui ne s’élève pas immédiatement à l’universel, se trouve particulièrement interdite. »

L’éducation scientifique et la place de l’observation. Il sépare très nettement apprentissage fondamental et apprentissage technique : « l’enseignement secondaire a pour objet de former des esprits ; non, par avance, des ingénieurs, des chimistes ou des arpenteurs. Ceux-là trouveront, plus tard et ailleurs, les écoles qu’il leur faut. Nous voudrions que, surtout jusqu’à quatorze ou quinze ans, une place fût faite aux disciplines d’observation, parmi lesquelles la botanique, pratiquée sur le terrain, semble appelée à tenir un rôle prééminent.

Et concernant les mathématiciens, ils doivent selon lui se souvenir que dans l’enseignement secondaire « la géométrie par exemple, a sa place beaucoup moins comme accumulation de connaissances (dont un grand nombre, par la suite, deviendront inutiles au commun des élèves) que comme un merveilleux instrument à aiguiser le raisonnement. Nous pensons que des allègements sérieux peuvent être apportés à des programmes comme celui de la chimie, où la masse des faits est excessive.

L’enseignement historique et géographique. Il préconise de prendre du recul par rapport à l’histoire immédiate afin de « donner à nos jeunes une image véridique et compréhensive du monde. » Ainsi,« dans le présent même, il importe bien davantage à un futur citoyen français de se faire une juste image des civilisations de l’Inde ou de la Chine que de connaître, sur le bout du doigt, la suite des mesures par où  » l’Empire autoritaire  » se mua, dit-on, en  » Empire libéral « . Là encore, comme dans les sciences physiques, un choix neuf s’impose. »

Sa conclusion. « La tradition française, incorporée dans un long destin pédagogique, nous est chère. Nous entendons en conserver les biens les plus précieux : son goût de l’humain ; son respect de la spontanéité spirituelle et de la liberté ; la continuité des formes d’art et de pensée qui sont le climat même de notre esprit. Mais nous savons que, pour lui être vraiment fidèles, elle nous commande elle-même de la prolonger vers l’avenir. »

Références

Références
1 Ce texte est extrait de Marc Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, 2006.
2 J’en profite pour rappeler que depuis mai 68, de nombreux étudiants ont vécu des interruptions pas forcément momentanées de leurs cours…en raison de mouvements sociaux. Sans dégâts majeurs semble-t-il.
3 Cette enquête, qui ne prétend à aucune exhaustivité, se base cependant sur un échantillon de 15 universités assez représentatives. Elle corrobore ce que l’on peut recueillir auprès de différents responsables et/ou sur les réseaux sociaux.
4 Les circonstances de ses écrits (la défaite française) étaient exceptionnelles et, concernant l’enseignement secondaire et l’accès au supérieur, la situation était radicalement différente (par exemple la massification, le maillage territorial). Cependant, l’enseignement distanciel actuel accélère de fait des réflexions sur les contenus enseignés, la nature des examens et la relation enseignant-étudiant.

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