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Une des principales leçons des réformes menées dans l’ESR depuis 2006, c’est le sentiment de malaise réel des personnels devant des changements incessants, souvent contradictoires. Plus qu’une absence de concertation devant ces réformes, c’est très souvent la difficulté à en saisir le sens dans un contexte où tout changement est perçu comme une injonction. La mise en œuvre reste en effet le grand fiasco des politiques publiques. Et ce qui contraint l’exercice de la “démocratie universitaire”, que ni la LRU, ni la loi Fioraso n’ont réglé, c’est le clivage fort que montre une étude de 2013 entre le centre et la périphérie.

La France est le pays de la magie du verbe, du théorique, mais beaucoup moins de la mise en œuvre, si terre à terre. C’est particulièrement vrai dans un monde universitaire, abandonné à lui-même pendant des décennies, et peu concerné par les questions concrètes : les grands débats interminables des CA sont souvent préférés à la résolution concrète des problèmes.

Si les présidents d’université bénéficient d’une légitimité incontestable dans un système électoral qui voit une forte participation, à l’inverse du CNU par exemple, le pilotage des établissements est régulièrement mis en cause et suscite incompréhensions voire malaise. Incompréhension des décisions prises, mise en œuvre bureaucratique, sentiment d’être tenu à l’écart, etc., la liste des critiques est longue.

Faisons la part des choses : beaucoup de critiques sont des réactions d’inquiétude face à une situation qui change. Comme par exemple lorsqu’une présidence décide de mettre à plat les taux d’encadrement qui révèlent des distorsions énormes entre composantes ?. Car bien des critiques se sont transformées, comme souvent, en adhésion : on veut désormais plus de moyens pour l’ANR, le refus du LMD a cédé la place à une adhésion certaine etc.

Cependant, il serait stupide de ne pas essayer de comprendre pourquoi ces incompréhensions existent. Certes, l’ESR n’est pas le seul secteur de l’État où les personnels ont l’impression que les décisions sont éloignées de leurs préoccupations (je ne parle pas des débats autour des salaires !). Mais l’ESR français, et évidemment les universités en première ligne, souffre de maux que les autres opérateurs de l’État ne connaissent pas avec autant d’intensité.

Essayons d’examiner les raisons qui peuvent expliquer ce sentiment d’éloignement.

Jacobinisme vs autonomie

J’ai compté, rien qu’en octobre, 8 annonces ministérielles qui ont des conséquences opérationnelles pour les établissements : charte pour l’organisation de soirées responsables, suppression du numerus clausus,  engagement dans la pédagogie, professionnalisation du 1er cycle, politique recherche, référents racisme antisémitisme, 2è appel à projet EUR, appel à proposition universités européennes…

Doit-on rappeler que cette situation d’injonction est absolument unique par rapport aux pays comparables ? On imagine sans peine la difficulté sur le terrain pour les équipes de direction. Car elles font face à un défi temporel et stratégique : comment traduire ceci pour leur établissement, certes autonome mais pas tant que ça ?

En effet, ces annonces dans un pays de tradition jacobine font tout de suite sens pour tout le monde ! En un mot, la direction de l’établissement doit toujours courir après les annonces ministérielles qui irriguent, grâce aux réseaux sociaux notamment, toutes les communautés.

La “stratégie pour la transformation de l’action publique” dévoilée par le gouvernement fin octobre prévoit ainsi (entre autres pour l’ESR) de “renforcer l’autonomie de gestion des établissements”, “simplifier le pilotage”, et “permettre aux opérateurs d’accroître leurs ressources propres”. J’ai comme l’impression que ces 3 priorités reviennent régulièrement depuis maintenant 20 ans ? !

Pas facile donc d’adhérer à un projet quand celui-ci est balloté en permanence par la cacophonie des annonces et réformes. Quoiqu’on en pense, le projet d’ordonnance sera par exemple vécu, en tout cas de prime abord, comme une énième usine à gaz, bien loin des préoccupations quotidiennes.

Recentralisation

L’Université française se heurte aussi à son mal profond, elle qui reste souvent une agglomération de composantes. Ne rêvons pas : aucune équipe de direction ne fera complètement consensus, surtout en France. Mais ce qui est plus inquiétant est la difficulté à faire adhérer les personnels, enseignants-chercheurs et Biatss, à un projet, au-delà de celui de son service.

La raison ? Les choix politiques de faire émerger en France des universités fortes ont débouché (pas partout) sur une forme de recentralisation, un peu calquée…sur le fonctionnement du ministère. On a ainsi assisté à un grand écart entre la légitimité électorale et la légitimité du quotidien.

Précisons : cette recentralisation a permis dans la plupart des cas de remettre de l’ordre dans une gestion faible voire inexistante. Mais elle a souvent ignoré les étages (et peut-être les étapes) de la mise en œuvre. D’où cette question qui taraude désormais même les plus fervents défenseurs de cette recentralisation : le balancier n’a-t-il pas été trop loin ?

Pilotage par les tableaux de bord et culture universitaire

Il y a quelques années, invité extérieur à un bureau élargi d’université, je découvrais un président faisant face à la fronde des composantes sur l’attribution des heures complémentaires. Il avait en réponse brandi le listing détaillé des heures par UFR mais aussi par personnel ? : l’effroi avait saisi la salle devant l’ampleur des cumuls illégaux entre service statutaire et HC, sans parler des inégalités flagrantes entre composantes, et pas seulement à cause de ces postes statutaires…

L’usage des données objectives (chiffres, règles de cumul etc.) heurte en effet de plein fouet la culture universitaire, peu familière des questions de gestion : l’intendance suivra… La multiplication des tableaux de bord est ainsi devenue la hantise d’une partie des enseignants-chercheurs comme on a pu l’observer à propos des tentatives de rationaliser l’offre de formation. Historiquement, le pilotage avait toujours été fait à partir de l’offre (celle de l’enseignant-chercheur) plutôt que celle de la demande (étudiante, territoriale, scientifique).

Si l’on va au-delà du débat stérile, vu le niveau de gestion des universités françaises, sur le NMP (nouveau management public), il faut se poser une question : la pédagogie de ces changements est-elle au rendez-vous sur ces thèmes, vite l’objet de polémiques, même quand il s’agit de bon sens ?

L’être humain ayant toujours tendance à tout ramener à son vécu (moi dans mon TD, mon labo), les tableaux de bord sont ressentis comme une déshumanisation, car les actions de formation/sensibilisation sont rares. Pourquoi parler de pédagogie seulement pour les étudiants ??

Le rôle des composantes

Désormais, de plus en plus d’établissements tentent donc d’objectiver leurs choix autour d’une analyse de leurs forces et faiblesses. Mais pour cela, il faut non seulement convaincre les enseignants-chercheurs et les personnels Biatss, mais disposer de relais. Or la recentralisation a souvent distendu les liens.

Le rôle des composantes est évidemment au centre de cette tension. Mais de quelle composante parle-t-on au sein d’une université ? L’UFR a la plupart du temps perdu sont “R” de recherche, au profit de labos aspirés par les appels à projets multiples, notamment dans le cadre du PIA. Le CA est censé représenter l’établissement dans sa globalité mais la réalité d’une université au quotidien ce sont ses UFR et ses labos.

Cette question de la place et des compétences dévolues aux composantes n’est toujours pas réglée dans le fonctionnement quotidien des établissements : c’est ce que montre a contrario la recentralisation opérée.

Alors que les directeurs de labos sont nommés conjointement par les tutelles (université et organismes), les directeurs d’UFR, à l’inverse de ce qui se pratique dans la plupart des universités des pays comparables, sont élus et non nommés par le président sur proposition du conseil d’UFR. Conséquence : les directions d’UFR jouent structurellement leur propre partition. De leur côté, les labos sont tiraillés ou tentés de jouer entre leurs tutelles.

Et puis, les candidats à la direction d’UFR ne semblent pas se bousculer et ne sont pas formés. J’ai ainsi encore vu récemment des directions d’UFR découvrir ce qu’était la fongibilité asymétrique. Comment gérer en confiance (des 2 côtés) dans ces conditions ?

Des objectifs multiples et difficiles à hiérarchiser

Dans une étude parue en 2013, (merci pour le signalement à @rpierronnet), 4 chercheurs/euses (Stéphanie Chatelain-Ponroy
, Stéphanie Mignot-Gérard
, Christine Musselin et Samuel 
Sponem) ont bien documenté un processus ressenti tous les jours par ceux qui connaissent l’ESR. Ils estiment, à partir des “divergences de perception des outils de mesure dans les universités” que l’opposition “politiques/administratifs” 
est moins importante que le clivage “centre/périphérie”.

Cette étude (voir infra) explique que les organisations universitaires, qualifiées “d’anarchies organisées”, poursuivent “des objectifs multiples et difficiles à hiérarchiser, compliquant de ce fait l’atteinte d’un consensus sur leurs finalités.”

On peut en dresser une liste qui permet de comprendre la difficulté à donner du sens : impératifs de formation vs ceux de la recherche, culture disciplinaire vs interdisciplinaire, appels à projets internes-externes, tension avec les organismes de recherche, multiplicité des sites, souvent liée au clientélisme d’élus locaux, tension avec les règles et logiques administratives etc.

Ces tensions entre objectifs différents, parfois contradictoires, contribuent largement perdre le fil de ce qui est proposé. Elles accentuent la fragmentation du milieu.

La subsidiarité et le management

Évidemment, l’éloignement des centres de décision n’est pas un phénomène propre à l’ESR, ni au secteur public d’ailleurs. Mais il a une résonance unique dans ce milieu hyper fragmenté (sites, disciplines, institutions etc.) et dans lequel chaque enseignant-chercheur peut exciper de son indépendance, reconnue constitutionnellement…

Il est surtout intéressant de réfléchir à ce que seront les établissements du futur. Et en parlant d’établissements du futur, je n’évoque pas seulement ces universités de 100 000 étudiants envisagées à l’heure actuelle mais aussi les façons de travailler, de communiquer, d’entraîner.

L’ordonnance qui permet l'”emboitement” de personnalités morales va-t-elle contribuer à améliorer, de ce point de vue, les choses ? Rien n’est moins sûr si l’on se fie à certains projets !

Quant à la subsidiarité tant prônée, c’est un peu comme la gestion des ressources humaines mise à toutes les sauces : en parler beaucoup, en faire peu…

Je vais évidemment être voué aux gémonies par certains lecteurs en utilisant le terme de management dans un débat sur la démocratie universitaire. Mais peut-on imaginer la gestion d’ensembles aussi importants et complexes (je ne parle même pas des établissements à 100 000 étudiants), sans un management efficace et une refonte des organisations ?

Le mantra “donner du sens” est un des fondamentaux du management. La question simple est celle-ci : peut-on donner du sens avec les usines à gaz actuelles ? Et la refonte des organisations, est-ce seulement créer des écoles, des collegiums, des pôles etc. ? C’est aussi (et surtout) revoir les façons de travailler et se préoccuper de la circulation de l’information, des impasses majeures.

Cela nous ramène à la place de l’administration (au sens du professionnalisme), à celle des “parties” de ce tout qu’est l’université. Car la taille des établissements existants ou futurs joue évidemment un rôle mais sans doute moins que la faiblesse de la culture managériale, vue très souvent comme une atteinte aux libertés et à la copie des méthodes des entreprises.

Des entreprises, et même des administrations, savent gérer, plus ou moins bien, les effets de taille et la dispersion. Si tout réside dans l’articulation entre le centre et sa périphérie (ses filiales) et la place de la subsidiarité, l’invariant reste l’existence de directions fortes. Impossible dans le monde académique ? Non comme le montrent les universités étrangères comparables mais aussi les organismes de recherche.

Formalisme, transparence et communication interne

La difficulté qu’ont les universités françaises à jouer la transparence (mon quotidien lorsque j’étais directeur de la rédaction d’AEF ?) est révélatrice d’un management inadapté à l’ère de la circulation rapide de l’information. Le formalisme encore en vigueur, avec cette hiérarchie d’un autre âge entre universitaires et Biatss, est-il encore compatible avec les nouvelles générations de personnels, sans parler évidemment des étudiants ?

Résoudre le défi du sentiment d’éloignement des centres de décision suppose donc de prendre à bras-le-corps ces questions. C’est ce qu’ont heureusement compris certains présidents d’université, avec leurs DGS car ce qui manque le plus, à tous les niveaux, c’est la confiance. Quels que soient les personnels, ils ont besoin de comprendre non seulement la route tracée mais aussi d’avoir des étapes clairement identifiables.

Or le fonctionnement des universités reproduit en permanence le cloisonnement de l’information, inaccessible à l’immense majorité des personnels. C’est ce qui crée le sentiment latent de manque de transparence, laissant le terrain libre aux “infox”.

Lors d’un récent séminaire de l’association des directeurs généraux des universités à Lyon, consacré au leadership, Jacques de Chilly, ancien directeur général adjoint de la Métropole de Lyon, évoquait “le management complexe et difficile d’une collectivité quand on ne sait pas vraiment qui décide : le président ? l’élu ? le cabinet ?”. Lors de la fusion agglo-département qui a débouché  sur de nouvelles compétences pour la Métropole de Lyon, il a décidé “de donner des espaces de liberté aux équipes de mes 7 directions pour, dans un environnement complexe, apporter un sentiment d’utilité.” Et “pour réussir, nous sommes allés au bout de la décentralisation, un pari pas toujours facile en France, pour que chaque grand service gère ses fonctions supports décentralisées.”

Lors de ce même séminaire, Isabelle Barth, professeur de management et aujourd’hui directrice générale de l’Inseec school of business & economics plaidait pour customiser la façon dont on va s’adresser à chacun et introduire une relation personnalisée.” 

Apporter un sentiment d’utilité, de façon personnalisée ? Terre à terre mais si efficace pour lutter contre le sentiment d’éloignement des centres de décision.


La prépondérance du clivage centre-périphérie

Dans une étude parue en 2013, 4 chercheurs/euses (Stéphanie Chatelain-Ponroy
, Stéphanie Mignot-Gérard
, Christine Musselin et Samuel 
Sponem) estiment, à partir des “divergences de perception des outils de mesure dans les universités” que l’opposition “politiques/administratifs” 
est moins importante que le clivage “centre/périphérie”

Que sont ces outils de mesure ? Budgets, données comptables, calculs de coûts, tableaux de bord, données statistiques etc., “les données collectées sont beaucoup plus nombreuses qu’il y a seulement une dizaine d’années et, d’autre part, ce qui en est attendu a changé : il ne s’agit plus seulement pour les universités de mieux connaître leurs activités et leurs caractéristiques, mais de s’appuyer sur ces éléments pour définir leur stratégie tout en tenant compte des indicateurs que les autorités publiques nationales utilisent pour calculer le budget de chaque établissement. Le développement de ces outils de mesure semble, de plus, renvoyer à une définition de la performance ancrée dans une conception du management longtemps éloignée des références universitaires (Solle, 2001).”

Des réactions différentes. Les auteurs soulignent que si les données relatives à l’enseignement “font l’objet d’un consensus assez marqué de la part de tous les répondants”, celles “relatives aux coûts, aux budgets ou même à la recherche semblent être l’objet d’attentions plus contrastées.” Or, le suivi des coûts et des budgets est particulièrement assuré par les administratifs et notamment par les services centraux…

Et l’implantation de logiciels de gestion, la standardisation des modes de calcul d’heures complémentaires, la centralisation des achats ont par exemple suscité une large adhésion auprès des administratifs des services centraux, à l’inverse des personnels exerçant dans les composantes.

Les élus du conseil d’administration sont la “catégorie d’acteurs qui prête paradoxalement le moins attention aux données budgétaires et comptables”, ce qui “renvoie à la technicité des données comptables et financières et au manque d’expertise des élus dans ce domaine, d’ailleurs souvent déplorée par les intéressés.”

René Rémond rappelait dès 1979 que  les débats dans les conseils “étaient fréquemment dominés par des conflits idéologiques et politiques, empêchant la communication et la discussion autour des priorités stratégiques de l’établissement.” Conséquence : les mesures de performance sur l’activité des universités “ne sont que modérément utilisées pour établir les bases de cette délibération interne.” Seules les données relatives à la recherche semblent “utilisées pour évaluer l’activité de recherche de l’université”.

“Administratifs” et “politiques”. S’il existe également des différences de perceptions entre ces 2 groupes, les auteurs de l’étude soulignent que les écarts sont “moins prononcés qu’ils ne le sont entre le centre et la périphérie”. En gros le clivage se fait sur le plus ou moins grand éloignement des centres de décision, que l’on soit Biatss ou enseignant-chercheur.

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