Alice Guilhon, présidente du Chapitre des écoles de management à la Conférence des grandes écoles, et DG de Skema dénonce dans une tribune au « Monde » le faux procès fait à leurs formations. Elle affirme que parce que « le modèle d’enseignement du management français est l’un des plus solides, il faut le soutenir » car « il y va de la compétitivité de la France dans le monde ». Mais les étudiants d »écoles de management sont-ils vraiment préparés à une économie de l’innovation ?
La Directrice générale de Skema Business School réagissait à une tribune d’un enseignant, l’économiste Michaël Lainé qui témoignait de son expérience de professeur dans une « business school » (en l’occurrence EDC Paris Business School, qu’il ne nommait pas) et s’interrogeait sur une relation commerciale où l’achat du diplôme l’emporte sur l’objectif de formation. Il exprimait d’autres critiques violentes sur le niveau des étudiants et leurs comportements, ou encore de ses collègues.
Ce micro-trottoir, il aurait pu le faire aussi dans telle ou telle formation universitaire. L’outrance de cette dernière tribune, son aigreur, lui enlèvent sa pertinence, même si chacun connaît des écoles « boîtes à bac », de faible niveau. Et les responsables du Chapitre des écoles de management le savent bien.
Au passage, le fait de payer cher n’implique pas qu’Harvard ou Stanford bradent leurs diplômes !
Mais si Michaël Lainé fait fausse route, cette tribune suit celle d’un enseignant de Grenoble Ecole de Management, (fermement contrée par le DG Loïck Roche sitôt publiée), qui s’interrogeait sur le modèle des prépas aux écoles de commerce.
Tout ceci fait partie de la multiplication des signaux faibles que l’envolée des frais d’inscription pourraient transformer en signaux forts.
Des réussites indéniables qui masquent des failles
Le plaidoyer pro domo d’Alice Guilhon sur la qualité des business schools françaises s’entend : insertion professionnelle, stages, augmentation du nombre d’inscrits et bien sûr accréditations internationales et classements.
Ces réussites sont indéniables, leurs innovations pédagogiques sont réelles, et les meilleures d’entre elles travaillent avec les universités.
Mais ce plaidoyer doit aussi être largement tempéré. De nombreux dirigeants conviennent que leurs formations doivent se réinventer, sont parfois peu adaptées aux évolutions du monde (la crise financière est passée par là), et aux attentes nouvelles de la société vis-à-vis des entreprises. La valse des directions est aussi un symptôme de difficultés attribuées en général aux seules universités…
Et puis, si l’on prend par exemple l’accueil des étudiants handicapés, les écoles de management sont très mauvaises, ce qui est inquiétant lorsque l’un de leurs métiers est de former des managers.
Quant à l’ouverture sociale tant proclamée, les coups de clairon ne sont pas attestés par les chiffres, sauf à croire que l’envolée des frais d’inscription est un outil de démocratisation. La résistance aux initiatives de Richard Descoings à Science Po est d’ailleurs dans toutes les mémoires.
Enfin, quoi de commun entre HEC, Essec, ESCP Europe ou Grenoble école de Management et EDC Paris Business school ?
Cet optimisme (apparent) d’Alice Guilhon n’est pas partagé par tout le monde, notamment sur la soutenabilité de leur modèle économique. Ainsi, les bachelors, avant d’être une réponse à une demande, sont souvent une réponse magique aux difficultés financières du modèle, avec le retrait des CCI.
Et l’expansion internationale de Skema, (une vraie réussite aujourd’hui) reste une exception. Qui peut croire sérieusement qu’HEC, Essec et ESCP Europe, les 3 majors, vont vivre des jours heureux ?
La course « à l’armement » est le talon d’Achille des écoles, petites, connues ou pas. Et l’augmentation des frais d’inscription a ses limites : quiconque connaît le système américain sait que face à des « fees » importants, il faut des services à la hauteur (sportifs, culturels, pédagogiques etc.) et des résultats en termes d’employabilité.
La faiblesse potentielle des écoles de management
Mais allons au-delà de ce débat somme toute classique. Les arguments développés en défense des business schools françaises occultent surtout une faiblesse potentielle.
Il faut d’abord faire un constat, celui de la place « extra ordinaire », au sens littéral, qu’occupent les business schools dans notre pays. On ne peut pas leur en tenir rigueur, mais les médias ne semblent vivre qu’au rythme des classements des business schools, de leur expertise, de leurs étudiants etc. : HEC éternue et toute la sphère médiatique s’emballe.
C’est un fait : les strates moyennes et supérieures de la direction des entreprises en France sont remplies de diplômés formés dans les écoles de commerce. C’est encore plus vrai dans les entreprises du CAC 40 où ils se marient avec les Grands corps. L’alpha et l’omega de la réussite serait d’avoir fait une école de commerce, si possible dans l’insubmersible top 5 .
Ces diplômés répondent à un besoin de l’économie. Oui mais de quelle économie s’agit-il ? L’économie de l’imitation, comme le soulignait le rapport Aghion-Cohen, ou bien celle de la connaissance et de l’innovation ?
On revient à ce problème franco-français : l’existence d’un système élitiste est affaiblie par son côté monolithique dans ses thématiques. Comme si les entreprises dans ce pays étaient constituées exclusivement de managers, d’auditeurs, de contrôleurs de gestion, de financiers, de directeurs marketing et d’ingénieurs !
Or la richesse d’un pays n’ayant pas ou peu de ressources naturelles se mesure à sa capacité développer l’innovation, appuyée sur une recherche de haut niveau : le développement exceptionnellement rapide de la Corée du Sud n’est par parti de ses écoles de management !
On peut donc légitimement se poser cette question : la prééminence dans les débats franco-français des « business schools » n’est-elle pas liée à une économie et des entreprises structurellement dans la gestion…mais pas dans l’innovation ?
Cela va de pair d’ailleurs avec une forme d’aveuglement et de sentiment de toute puissance, que renforce l’organisation des élites en France : les réseaux d’anciens ne voient le monde qu’au travers d’eux-mêmes.
Cette force du réseau, la puissance médiatique ne pourra cependant pas masquer la question des formations et de leurs contenus. Non pas qu’elles soient mauvaises (ne nions pas non plus leur existence…) mais sont-elles adaptées aux réalités de notre pays ?
Les écoles multiplient d’ailleurs les initiatives (mais le marketing n’est jamais loin…) autour des Fintech, du Big data, de l’IA. Certaines comme Grenoble École de Management placent leur responsabilité sociétale en première ligne.
Mais affirmer comme le fait la DG de Skema que « le modèle d’enseignement du management français est l’un des plus solides » , qu’il faut « le soutenir » car « il y va de la compétitivité de la France dans le monde » prête à sourire.
C’est d’ailleurs à mon avis un paradoxe pour Alice Guilhon, une des dirigeantes les plus « internationales », de décrire la compétitivité de notre pays comme liée à notre modèle d’enseignement du management.
Elle sait parfaitement que ce ne sont pas les business schools des universités américaines qui tirent la croissance mais bien ce qui provient de la recherche au MIT, à Stanford, UCLA, Berkeley, Harvard etc. Les managers, financiers etc. dépendent directement de la recherche qui est produite au sein des laboratoires. Ils sont indispensables, mais en second rang.
Le problème français : l’entre-soi et l’aversion au risque
Or à force de mettre en avant les récompenses (accréditations, classements) obtenues par les écoles de commerce, qui alimentent l’économie française en cadres, il va quand même falloir se poser la question de l’efficacité de ces formations, vu les piètres résultats de notre économie et de sa compétitivité, mais aussi des modes de management à la française.
La culture du doute, la souplesse, la transversalité, la prise de risque, les paris, l’adaptabilité et la capacité à sortir des sentiers battus font-ils partie du bagage des étudiants de ces écoles ? Sans parler de l’humilité.
La création d’entreprise, l’entrepreneuriat ne sont pas « disruptifs » comme semblent croire de nouveaux zélotes. Suffit-il de s’appeler start-up, de vouloir lever des fonds (grâce à son réseau d’anciens) pour être innovant ?
Car ce qui caractérise ces réseaux, qui irriguent la direction des entreprises et du capital-risque, comme le montre très bien le rapport Lewiner sur les aides à l’innovation ou encore les études sur le management des entreprises françaises, c’est l’aversion au risque.
Les diplômés de business schools sont-ils capables d’inventer ou d’appuyer l’entreprise innovante de demain ? Peut-être, mais ils ne sont pas encore les « disrupteurs » dont a besoin la société française. Pourtant, ils sont de plus en plus nombreux à fuir les grosses structures du CAC 40 et à rêver de souplesse, de mobilité, de projets.
L’innovation de rupture, sur la santé, l’environnement, l’urbanisme etc. est portée par la recherche : que seraient ces entreprises innovantes sans les biologistes, les physiciens, les mathématiciens, mais aussi les géographes, les historiens, les anthropologues etc. ?
Bâtir une nouvelle alliance
Xavier Duportet, chercheur et PDG de Eligo Bioscience, créateur de l’événement Hello Tomorrow, et « Innovateur Français de l’Année » en 2015 de la MIT Technology Review, pestait lors des 50 ans d’INRIA, sur la prééminence des HEC dans le capital-risque, qui selon lui « ne comprennent rien à la recherche ». Il affirmait d’ailleurs se tourner vers des fonds américains, une démarche que j’ai rencontrée chez d’autres chercheurs, exaspérés par le conservatisme ambiant.
Discutant avec des doctorants d’HEC, de CentraleSupelec et de l’université Paris Sud, j’avais été frappé par ce qu’ils retiraient de leurs échanges autour de l’innovation, y compris en termes de projets communs.
Il suffit de voir aujourd’hui les incompréhensions, pour ne pas dire les illusions, sur ce que sont les enjeux de l’intelligence artificielle, du big data, avec des réflexions dignes du café du commerce.
Les diplômés d’écoles de commerce sont évidemment capables de faire des business plan, du contrôle de gestion etc. Mais la vie réelle est plus complexe.
Le rapprochement, le décloisonnement ne sont pas que des formules : le croisement des savoirs porte en lui l’innovation de demain. C’est vrai aussi pour les business schools. C’est ce qui légitime la convergence avec les universités, comme ailleurs dans le monde. On peut rêver d’auditeurs, de financiers, de commerciaux comprenant, enfin, ce qu’est la recherche. C’est la grande leçon de la Silicon valley : recherche, audace, créativité.
Cher Jean Michel,
Vous posez des questions pertinentes, et je suis assez d’accord avec votre analyse de la façon dont on traite l’économie de l’innovation en France.
Mais il me semble que certains des reproches que vous adressez aux écoles de commerce françaises ne sont pas très bien étayés. Elles ne répondent peut-être pas aux besoins de l’économie de l’innovation (concept un peu flou par ailleurs), mais on pourrait dire cela de toutes les écoles de commerce dans le monde, Et d’ailleurs peut-être donnent-elles la moins mauvaise réponse, la meilleure restant en fait largement inconnue.
On ne peut non plus tout de même pas charger les écoles de commerce françaises de ce que vous appelez « les piètres résultats de notre économie et de sa compétitivité ».
D’abord l’économie française ne se porte pas si mal que cela. Le chômage est un problème que nous n’avons pas résolu, mais nous le traitons d’une manière très spécifique, à savoir des transferts sociaux massifs (les USA, l’Allemagne, le Royaume Uni connaissent statistiquement le plein emploi, mais à quel prix social?). On peut critiquer cela, et je n’avoue ne pas être un fanatique absolu de ce traitement du chômage, mais franchement, arriver à supporter le poids de tels transferts massifs, tout en restant, quoiqu’on en dise, dans le peloton de tête des économies dans le monde (cinquième, sixième, septième rang selon la façon de classer), il faut que notre économie soit tout de même solide, assez performante et pas mal compétitive!
Par ailleurs les Business schools françaises ne sont tout de même pas responsables de la fiscalité qui assomme les entreprises françaises ni du niveau des prélèvements obligatoires en France, ni plus généralement des mesures de politiques économiques prises par les gouvernements et souvent très malvenues et qui ont sans doute aussi leur rôle dans ce que vous appréciez comme étant la mauvaise performance de l’économie française.
Les choses seraient peut-être pires sans les écoles de commerce. Qui sait ? En tout cas on pourrait tout aussi bien dire en renversant votre argument, que les écoles de commerce sont à l’origine du tour de force que réalise l’économie française en restant debout malgré la lourdeur des prélèvements et le poids insensé du secteur public et de l’administration en France (c’est le même argument que vous aviez utilisé pour défendre la performance réalisée par les universités françaises malgré les contraintes qu’on leur impose !).
Et s’agissant de l’économie de l’innovation, que ne pourrait-on alors dire, en vous suivant, sur la responsabilité de nos plus illustres écoles d’ingénieurs dont les diplômés dirigent la plupart des grandes entreprises françaises bien plus souvent que les diplômés d’écoles commerce ne le font ? On se souvient du désastre d’Areva, qui n’était pas dirigé par un alumni d’école de commerce, me semble-t-il. Et en matière d’innovation, on pourrait alors en vous suivant, dire que les écoles d’ingénieurs ont leur part de responsabilité s’il y a échec de la stratégie française d’innovation (votre second post aujourd’hui), puisque seulement 12% des chercheurs en entreprise sont docteurs, et donc que la majorité a un diplôme d’ingénieur. Mais je vous suis dans votre analyse de la « stratégie » française en matière d’innovation. Personnellement je crois qu’il n’y a aucune stratégie pour l’innovation en France. il y a ne inflation inouïe de mécanismes, d’aides et de structures, mais leur addition ne fait pas une stratégie.
Enfin, j’ai la faiblesse de penser que tout de même les organismes d’accréditation internationaux ne peuvent pas tous se tromper, de même pour le FT, et ils connaissent comme vous-même à la fois le domaine de l’économie de l’innovation et aussi la situation de l’économie française comparée aux autres pays. Leurs points de vue sont internationaux et comparatifs, ne l’oublions pas.
Votre analyse me semble ici un peu trop globale pour être convaincante.
Continuez à écrire ! Il n’y a pas beaucoup de textes qui donnent à réfléchir dans notre secteur !