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Sciences Po agite encore le microcosme avec le départ de son directeur, les accusations d’antisémitisme et la venue controversée de G. Attal et S. Retailleau au CA de la FNSP. Que nous disent ces 3 faits ? Portée aux nues par les élites qui en sont issues, souvent stigmatisée ailleurs comme ‘sciences pipeau”, l’institution est confrontée à un choix. Est-elle une université, ou seulement un clone d’école de commerce voire encore une école de formatage par et pour les ‘élites’ ? Elle est confrontée à 4 faiblesses majeures. Ajoutons-en une cinquième, à savoir une entre-soi renouvelé … dans la radicalité. 

En octobre 2021, j’écrivais “Pourquoi Sciences Po j’en peux plus !!!!!!”. Le nombril des élites françaises fait une nouvelle fois la Une… Bien sûr, je ne retire rien à ce que j’écrivais en mars 2022 à propos de l’Ukraine : “des clivages universitaires qui pourraient changer la donne…” et en novembre 2023 à propos de l’antisémitisme en m’interrogeant sur “l’amnésie collective chez les universitaires”. Au sujet des accusations d’antisémitisme à Sciences Po, au-delà de la véracité, ou non, des faits évoqués, il n’est pas contestable que c’est plausible… Et je ne dis pas ça parce que Mathilde Panot, phare poutinophile de la pensée  (je n’ose pas dire antivax et antisémite) 😉 y a été formée …

Mais j’ai comme l’impression que la plupart des ‘commentateurs’ passent à côté du vrai sujet. Car ceci n’est pas propre à l’établissement de la rue Saint-Guillaume et relève d’un climat global. Relativisons donc ce qui relève de minorités agissantes bénéficiant de relais et d’échos médiatiques puissants, sans parler des instrumentalisations diverses. Les universités de Rennes 2, Bordeaux 3 ou encore Lyon 2, mais aussi Normale Sup ou l’ENS Lyon 1J’ai l’impression que les présidentes de Montpellier 3 et Toulouse Jean-Jaurès, la situation est apaisée sont des endroits où, au-delà d’éventuelles expressions antisémites, les tensions, quand il y en a, ont autrement plus d’ampleur, même si elles aussi sont très minoritaires. Et pour le moment, ceci n’a rien à voir avec les débordements antisémites dans les universités américaines.

La venue du ‘surgé’ G. Attal

Mais que nous disent de l’avenir du ‘nombril des élites’ ces ‘événements’ fortement médiatisés ? La venue inopinée du Premier ministre et de la ministre de l’ESR (pas sûr qu’elle était demandeuse…) à un CA de la Fondation Nationale des Sciences Politiques (FNSP), l’instance qui chapeaute l’école, pour y dire que “le poisson pourrit toujours par la tête” a provoqué une forte émotion. Les doyennes et doyens des Écoles, directrices et directeurs des centres de recherche, des départements de Sciences Po ainsi que les membres élus de la faculté permanente du conseil d’administration (CA) de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP) ont dénoncé dans un communiqué argumenté ce qu’il faut bien appeler … une intrusion 2On notera parmi les signataires le ‘Directeur de la formation et de la recherche/Provost’, Sergei Guriev, russe et opposant à V. Poutine, sur le départ pour être doyen de la London Business School, un élément de plus à la crise d’ailleurs..

Ils s’inquiètent d’une “éventuelle reprise en main” de l’IEP par l’État, qui contreviendrait au “principe cardinal” de leur liberté académique. Mais s’interrogent-ils sur les conditions qui ont permis à G. Attal de s’inviter au CA de la FNSP ? Imagine-t-on la même chose au CA de l’université Paris Saclay, d’Aix-Marseille Université, de Lyon-II ou Rennes-II ?

Car au fond, G. Attal, c’est un peu le surveillant général qui vient au conseil de classe tancer le laxisme des professeurs … Traité comme un lycée, le CA de la FNSP ne récolte-t-il pas ce qu’il a semé, avec l’aval tacite de son corps enseignant ? Tout le monde sait que la nomination d’un directeur ou d’une directrice a toujours été l’objet d’un arbitrage en haut lieu, pas seulement du gouvernement mais aussi des ‘lobbys’, les anciens, le Conseil d’État etc.. C’est un résumé saisissant des liens incestueux (oui j’ose 😒) de Sciences Po avec l’État, dont ses directeurs non universitaires (R. Descoings, F. Mion et M. Vicherat) ont été les symboles.

‘Science Pipeau’ ou véritable université ?

L’école a évidemment réellement changé avec 15 000 étudiants, ce qui correspondait à la vision de la formation de R. Descoings. Qui en avait peu pour la recherche, et pour cause, sinon de s’intégrer dans un ensemble plus vaste avec à l’époque, Paris 5 et 7 notamment 3Je fais également référence à de nombreuses discussions que j’ai eues avec lui..

On peut diriger un établissement d’enseignement supérieur et de recherche sans doctorat : à l’INRAE, Ph. Mauguin en est l’exemple positif mais à partir d’une institution déjà solidement ancrée dans la recherche. Mais l’ambition de Sciences Po de rivaliser avec les meilleures institutions internationales, implique a minima de faire de la question de la recherche une réelle priorité, incarnée par ses dirigeants.

Surnommée ‘Science Pipeau’ par ses détracteurs, l’école qui revendique d’être une université et se compare à la London School of Economics ou à la JF Kennedy School of government de Harvard ira-t-elle vers ce modèle ? Ou a-t-elle vocation à être un clone des écoles de commerce ?

4 faiblesses majeures

Il est de bon ton de dans le microcosme parisien et technocratique d’ironiser sur les universités, mal gérées, ingouvernables, aux étudiants nuls car non sélectionnés etc. Regardons la réalité de Sciences Po, avec des moyens, et une autonomie notamment pour les salaires des personnels, autrement considérables. Malgré ses “avantages compétitifs” l’institution de la rue Saint-Guillaume fait face à 4 faiblesses majeures.

  1. Un modèle économique fragile. En avril 2019, je dénonçais le fait que “Sciences Po gagne le loto à Poitiers : 42 780 € par étudiant”.  Pourtant, malgré cette manne, l’ouverture de ces sites hors Paris largement subventionnés par les collectivités, est très fragile, comme l’a montré un rapport Hceres en 2018. La “massification” de Sciences Po, la stratégie immobilière (le campus Saint-Thomas) et multi-site, la nécessité de renforcer une recherche loin du niveau, par exemple de la LSE, ont un coût que les frais d’inscription élevés peinent à combler.
  2. Une qualité des enseignements en question et une recherche au poids trop faible. Alors qu’une armée de vacataires (pardon d’intervenants) les assure pour faire figurer sur sa carte de visite “enseignant à Sciences Po” 4Certain(e)s ayant encore moins de scrupules à s’afficher Maître de conférence ou Professeur., cela pèse sur la connexion avec une recherche dont la qualité et la compétitivité internationale sont freinées par le manque de professeurs permanents. La comparaison avec Dauphine-PSL est cruelle 5En 2018, le HCERES notait que Sciences Po se distingue des autres établissements universitaires français en raison de la composition de son corps enseignant, avec un “très grand nombre de vacataires qu’il est d’ailleurs difficile de chiffrer précisément mais qui s’élève à environ 4 000 personnes.” : d’un côté, 9 400 étudiants et 519 enseignant-chercheurs et chercheurs, de l’autre 15 000 étudiants, “300 membres de la faculté permanente”. Évidemment, il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur les étudiant(e)s, les chercheurs/euses et toutes les formations de Sciences Po.
  3. Une politique de “têtes d’affiche” avec une focalisation permanente sur les modes médiatiques, avec des contenus faibles ou vides, avec à la clé des “enseignants stars”. Je ne donnerai pas de noms 😉 … Au fond, l’école reproduit en moins bien le modèle IUT (qui est lui justifié) en faisant appel à des professionnels alors même qu’elle prétend rivaliser avec les meilleures institutions mondiales en recherche. Au pire, elle singe les dérives d’écoles de commerce en mal de chiffres d’affaires … et de contenu. Car, dans les familles aisées, l’attrait des études à l’étranger ne cesse de croître.
  4. Un modèle de gouvernance endogame. Il pourrait pourtant être vertueux avec le CA de la FNSP qui chapeaute l’IEP mais sa composition ne fait que reproduire l’entre-soi : on naît et on vit à Sciences Po … En découle notamment la nomination, après le règne de R. Descoings (qui a eu le mérite de secouer le cocotier), d’énarques, aux profils de hauts fonctionnaires mais aucunement académiques. Cela n’efface pas les problèmes de gouvernance des universités mais les relativise : l’endogamie n’est pas forcément là ou l’on croit.

La “radicalité”, la nouvelle forme de l’entre-soi

Quiconque suit l’ESR sait que, dans les universités ou à Sciences Po, quand les enseignants-chercheurs sont divisés, ils/elles cherchent à règler leurs comptes en pesant dans les mouvements étudiants, par leur action ou par leur silence. Désormais, le vote ‘radical’ (LFI et extrême-gauche) y est surreprésenté 6L’argument de la présence de 150 nationalités qui auraient “importé” les “tares” supposées des universités américaines fait sourire !, déconnecté des réalités du pays. La radicalité étudiante à Sciences Po n’est en fin de compte qu’une nouvelle variante de l’entre-soi.

Par un curieux effet de balancier, et par comparaison, les universités sont désormais (jusqu’à quand ?) très modérées ! L’arrivée dans les universités de jeunes issus de milieux moins favorisés, plus préoccupés par leur insertion professionnelle que par les joutes idéologiques, contraste avec le profil des étudiants de Sciences Po, malgré les efforts réels de démocratisation.

L’entre-soi médiatique

Concluons ce billet par un constat sur l’impact médiatique hors-norme de cet établissement : c’est simple, dans les médias, on a fait Sciences Po, et si on ne l’a pas fait, on en a rêvé ! Ajoutons que les étudiants ou symboles préférés de la “jeunesse” (AgroParisTech, C. Etienne, S. Saqué etc.) ne figurent que rarement parmi les CSP les plus défavorisés …

On assiste ainsi à une surmédiatisation de tout ce qu’il se passe dans le nombril des élites françaises, symbole d’une déconnexion croissante des médias des réalités, pas seulement sur ce sujet : le prix Abel de M. Talagrand (même si son bandana en fait un bon client) n’arrive pas dans ce microcosme à la cheville des petits marquis de la rive gauche. On s’étonnera qu’avec de telles inversions des valeurs (et de la hiérarchie de l’information) tout soit désormais possible et que le RN poursuive sa marche vers le pouvoir en pointant la déconnexion des élites !

Cela suffit pas cependant à expliquer complètement ce traitement médiatique dont l’établissement bénéficie, en bien ou en mal. Une enquête publiée le 5 mars dernier dans les Échos indique, à partir des profils de 75 PDG des entreprises et start-up françaises les plus importantes par leur CA, que 25 % d’entre eux sont passés par Polytechnique, 10% d’HEC, 10% de l’ESCP, 8% de l’Essec et seulement 5% de l’ENA et 2% de l’ENS. D’autant que les dirigeants d’ETI ou de PME diplômés de Sciences Po me semblent une denrée rare ! C’est donc son poids dans l’appareil d’État et plus globalement dans les structures d’influence, chez les journalistes, qui joue le plus. Donc un événement au sein de Sciences Po a pour les médias un retentissement dans l’appareil d’État : il vaut mieux être directeur d’une administration, influenceur, femme ou homme de réseau, producteur de normes que prix Nobel ou prix Abel.


N’ayons pas la mémoire courte

Le monde académique et étudiant français y est habitué : faut-il rappeler la domination non pas quantitative mais intellectuelle du Parti Communiste stalinien dans les années 50 et dans l’enseignement supérieur et la recherche ? C’est d’ailleurs en son sein que sont nées la plupart des chapelles ‘dissidentes’ radicales que l’on allait retrouver en mai 68. Sans remonter si loin souvenons-nous des années post-68 avec ces luttes violentes sur les campus au nom de Marx, Lénine, Trotski et Mao, et dans le même temps l’émergence de ‘Hamas’ européens, Action directe, les Brigades rouges en Italie et la bande à Baader en Allemagne (Lire mon billet). Avec, déjà, le soutien tacite d’une partie des minorités radicales.

Ce qui change désormais, c’est que l’extrême droite RN applaudit sans problème un dictateur étranger et que l’extrême gauche LFI refuse elle de s’y opposer. Et à front renversé, l’extrême-droite affiche une opposition de façade à l’antisémitisme du moment qu’il concerne des musulmans, l’extrême-gauche défendant les antisémites s’ils sont musulmans.

Références

Références
1 J’ai l’impression que les présidentes de Montpellier 3 et Toulouse Jean-Jaurès, la situation est apaisée
2 On notera parmi les signataires le ‘Directeur de la formation et de la recherche/Provost’, Sergei Guriev, russe et opposant à V. Poutine, sur le départ pour être doyen de la London Business School, un élément de plus à la crise d’ailleurs.
3 Je fais également référence à de nombreuses discussions que j’ai eues avec lui.
4 Certain(e)s ayant encore moins de scrupules à s’afficher Maître de conférence ou Professeur.
5 En 2018, le HCERES notait que Sciences Po se distingue des autres établissements universitaires français en raison de la composition de son corps enseignant, avec un “très grand nombre de vacataires qu’il est d’ailleurs difficile de chiffrer précisément mais qui s’élève à environ 4 000 personnes.”
6 L’argument de la présence de 150 nationalités qui auraient “importé” les “tares” supposées des universités américaines fait sourire !

2 Responses to “Sciences Po ou Sciences ‘pipeau’ : le nombril des élites vacille”

  1. Bonjour et merci,

    Sciences po est l’école centrale de l’appareil d’Etat. Cela ne signifie pas sciences pipeau, elle a les moyens d(‘acheter des compétences scientifiques. Mais son statut est à part.

    1) La direction de l’école centrale ne peut échapper à l’appareil. A la succession de Descoings, “on” va chercher un autre conseiller d’Etat, F. Mion,, pour écarter deux universitaires reconnus et candidats, JM Blanquer et L Vogel. Pour l’interim en cours, “on” place M. Bassères, éminente personnalité, issue du même sérail. L’intrusion du premier ministre et de la ministre de l’ESR dans une réunion de direction vient rappeler qui est le patron. Jusqu’au président Macron qui touche un mot au conseil des ministres (on lui prête la stigmatisation du “séparatisme”).

    2) Pour cette raison, l’école centrale ne sera jamais fragile financièrement, cher Jean-Michel. Elle a sorti les IEP régionaux de la FNSP. L’acquisition de l’hôtel d’artillerie n’a pas posé problème, Bercy a fait un prix d’ami et la ville de Paris a garanti l’emprunt. A comparer au sort du site Agroparistech vendu à Galileo vs PSL .

    C’est ainsi…

    • Juste une remarque : mon constat sur le modèle économique concerne l’ambition de Sciences Po de rivaliser avec la LSE et ‘autres. Ce qui suppose d’avoir une “faculté permanente” d’une autre ampleur que 300 chercheurs/chercheuses. Et l’école n’en a pas les moyens en ouvrant des campus partout.
      Sur le reste, je ne peux que souscrire…

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