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En abordant la question des menaces sur la liberté académique dans son livre « Le savoir en danger » (PUF), Olivier Beaud, professeur de droit à l’université Panthéon-Assas, membre de QSF, est clivant et l’assume. Son livre apporte cependant d’intéressants et indispensables rappels historiques, des clarifications aussi sur la nature de cette liberté. Mais lorsqu’il dénonce de façon souvent pertinente l' »internalisation des menaces », sa charge contre l’administration et les présidents d’université rate à mon avis sa cible. Car la liberté académique est surtout menacée par la conjonction d’un manque de moyens et d’une organisation générale effectivement déficiente. Que les universitaires eux-mêmes renâclent à changer.

Ce livre se distingue de beaucoup d’autres écrits sur le monde académique, parce qu’il développe ses arguments à visage découvert : « sans nier la dimension d’un engagement qui le sous-tend, le présent ouvrage est cependant d’un genre particulier, hybride, qu’on appellera un essai savant. » Il assume « ce manque relatif de rigueur scientifique (…) car le projet ici entrepris est celui d’un livre d’intervention et non pas d’une thèse de doctorat. »

Il est vrai que l’on peut citer de nombreuses thèses de doctorat ou d’articles d’une indigence rare au niveau de l’argumentation mais d’un militantisme forcené 1La ‘littérature’ sur les universités est trop souvent polluée par des engagements militants. J’ai eu l’occasion de le signaler régulièrement, à propos de thèses ou d’ouvrages, souvent médiocres, tel cet article que me signale un lecteur, « L’Université française : après la LRU, les fusions, les PIA…, voici venu le temps des EPE » dans Revue Française de Socio-Économie 2021/2 (n° 27).. Celui d’O. Beaud est argumenté, fruit d’un réel travail de mise en perspective, avec des rappels historiques utiles, et permet au lecteur de se faire une opinion, y compris différente de l’auteur. Bref ce n’est pas un tract syndical ou politique, appelant à manifester.

Liberté d’expression et liberté académique

Les États-Unis sont un peu le fil rouge de son livre, par la puissance et la place de leurs universités dans la société, et des tendances qu’elles révèlent. Évoquant le Free speech américain comme « l’aversion à toute réglementation » tant sur le fond que sur la communication, il note qu’en France « la définition de la liberté d’expression est beaucoup moins large car le droit français ne tolère pas les discours de haine. »

Les exemples de Bertrand Russel et Noam Chomsky. Le philosophe et mathématicien Bertrand Russell, sous la pression du « puissant lobby protestant et catholique », fut refusé à l’université de New York parce qu’il professait son athéisme. Il déclara : « je réclame seulement deux choses, 1) que les nominations à des postes universitaires soient faites par des gens ayant compétence pour juger les qualifications techniques du candidat ; 2) que pendant les heures qu’il ne doit pas à sa profession, un enseignant ait le droit d’exprimer ses opinions de quelque nature qu’elle puisse être. »

Selon l’auteur, B. Russell « décrit parfaitement bien la séparation que l’on doit faire entre liberté académique et liberté d’expression. » Quant au linguiste Noam Chomsky, il relève qu’il a pu s’exprimer « sur des sujets politiques brûlants qui n’étaient pas dans son champ de compétence sans être sanctionné par son université car il l’a fait non pas en tant qu’universitaire mais en tant que simple citoyen. »

2 libertés différentes. Il met en garde contre la tendance à l’assimilation des deux libertés, académique et d’expression, et résume son propos : « le simple fait de concevoir la liberté comme une liberté professionnelle exclut de l’identifier à la liberté d’expression qui est reconnu à tout citoyen. » Concrètement, la liberté d’expression d’un professeur mérite donc d’être défendue et protégée, mais à la seule condition que l’expression affirmée où l’opinion défendue « soit fondée sur un savoir et non pas sur de simples croyances ou conviction personnelle. » Il note d’ailleurs, que malgré son statut de fonctionnaire qui lui impose un devoir de réserve, « le professeur jouit d’une liberté d’expression très étendue, bien plus étendue que celle du fonctionnaire ordinaire ou encore du haut fonctionnaire, soumis à une obligation de réserve plutôt forte. »

Quelles « menaces » actuelles sur la liberté académique » ?

Mais ne s’agit-il pas de temps révolus ? O. Beaud estime que les « menaces » sont désormais bien plus « diverses » et que « les plus graves ne sont pas du tout celle que l’on croit » car on ne peut « pas limiter la question de la liberté académique à la seule polémique sur l’islamo-gauchisme », qu’il renvoie à un tropisme ‘classique’ d’une partie de la gauche.

Ingérences politiques. Il y a bien sûr les ingérences politiques, pas seulement dans les dictatures, comme il le rappelle à juste titre à propos des ravages du maccarthysme aux USA ou la Hongrie et la Turquie aujourd’hui. Il souligne ainsi le retour, faible mais réel, des tentations chez certains politiques en France en 2021. Il dénonce l’idée selon laquelle il faudrait instaurer un contrôle parlementaire des courants de pensée au sein des universités. C’est pour lui le risque d’une « inquisition politique. »

L’héritage de mai 68. Il égratigne au passage mai 68, ce qui lui vaudra sans doute la réprobation ce celles et ceux qui sont plus ‘Sartre que Aron’ … Si O. Beaud note que l’héritage de la politisation des universités a « globalement disparu », il estime qu’il reste « des résidus de mai 68 dans des universités politisées 2Je laisse aux lectrices et lecteurs apprécier la pertinence de la liste d’O. Beaud ! où une partie des enseignants pâtit de l’intolérance et de la violence endémique exercée par des minorités d’activistes. « 

Des menaces moins connues. Mais il pointe des aspects moins connus de ce qui peut s’apparenter à une forme de remise en cause de la liberté académique. Il cite un numéro spécial suspendu de la revue Afrique contemporaine (financée par l’Agence française de développement, AFD) sur la politique extérieure de la France en Afrique et l’intervention militaire au Mali, les procédures bâillons, lorsque les grandes entreprises tentent « de discréditer les enquêtes scientifiques qui mettent en danger les profits qu’elles peuvent tirer de la production », avec procès à la clé, la bataille qui oppose les historiens aux pouvoirs publics sur l’accès aux archives ou encore le renvoi d’un sociologue de Lyon-III « interdit d’enseignement » à l’école des commissaires « sur la demande insistante des syndicats de policiers. »

Quant à l’assujettissement de l’université au monde économique, O. Beaud ironise. Favorable à la coopération entre les deux mondes, académique et économique, il « a bien conscience qu’un tel discours n’est pas même recevable en France pour l’immense majorité de la gauche académique qui considère, sans toujours le dire nettement, que l’université reste, d’une certaine manière, le valet du capitalisme. » Il observe, à juste titre, que la tendance lourde dans notre pays est soit l’absence de financement privé de la recherche soit sa faiblesse dans les universités…

L’ »internalisation des menaces »

Le professeur à Paris-II Panthéon-Assas insiste sur ce qu’il estime être un fait majeur, à savoir l’internalisation des menaces pesant sur la liberté académique. C’est que montre selon lui l’annulation d’une représentation de la pièce de théâtre Les Suppliantes, à Sorbonne Université, en mars 2019, au nom de la « cancel culture ».  Sur ce sujet, il se contredit cependant bizarrement en estimant « que ce sont précisément dans des établissements publics où les étudiants paient de plus en plus cher comme dans les IEP que la vogue américaine de la cancel culture s’installe le plus nettement. »  Au-delà de cet exemple, médiatisé, il pointe d’autres menaces « internes ».

Victimisation et réseaux sociaux. Il s’élève ainsi contre la « victimisation des étudiants » avec ces obligations aux États-Unis qui « pèsent sur les professeurs qui ne doivent jamais heurter les étudiants. » Or, « de telles exigences impliquent d’empiéter sur la liberté pédagogique (composantes de la liberté d’enseignement) et sur la liberté d’expression ». Tout ceci sur fond d’extension du harcèlement avec les réseaux sociaux.

Il cite notamment la “sortie” devant des L2 de Paris-1 Panthéon Sorbonne de l’historien du droit Aram Mardirossian qui avait suscité une vive polémique : revendiquant haut et fort son hostilité au mariage pour tous, ce dernier se lançait dans une improbable comparaison : “Donc, il va y avoir forcément quelqu’un, un jour, qui va aller devant un tribunal et qui va dire : ‘Voilà, je suis discriminé, j’ai une jument, je l’adore, je ne peux pas l’épouser, c’est un scandale. C’est une discrimination !’”.

La contextualisation de cette « affaire » par O. Beaud est intéressante : bien qu’il ne partage pas l’opinion personnelle de son collègue, il montre l’emballement médiatique, à partir des réseaux sociaux. Il souligne « que de tels propos sont tenus en cours et au nom d’un certain savoir, le savoir juridique. » La démonstration argumentée d’Olivier Beaud est assez convaincante y compris sur ses collègues juristes… Ses arguments doivent faire réfléchir à l’aune des dérives possibles sur tous les thèmes scientifiques, si l’on met le doigt dans un tel engrenage !

Les 3 causes identitaires. Il revient sur ce qu’il nomme un « triple mouvement identitaire », la cause féministe, la cause antiraciste et la cause homosexuelle. Il contient selon lui « des virtualités autoritaires » constituant « autant d’atteintes à la liberté académique », ce qui ne remet pas en question « le principe même de la légitimité de ces trois causes. »  Et si cette critique est « principalement orchestrée par la droite et l’extrême droite » qui contestent « un tel mouvement de triple émancipation », il remarque « que ce ne serait pas la première fois dans l’histoire que des causes justes débouchent sur des actes injustes. » On revient là au débat de fond qui oppose les ‘universalistes’ aux ‘essentialistes, et qui fait désormais partie du débat politique.

La « querelle » sur l’islamo-gauchisme à l’université. Revenant sur l’affaire de mars 2021 à l’IEP de Grenoble, quand des affiches ont accusé nommément 2 enseignants de l’établissement d’islamophobie et de fascisme, il juge que ce thème de l’islamo-gauchisme « est très largement instrumentalisé 3Il étrille au passage les contradictions sur ce sujet de F. Vidal.»  d’autant qu’il ne « rend pas du tout compte de la situation locale caractérisée par des conflits interpersonnels qui ont joué un rôle déterminant. » On sent là le connaisseur des querelles et haines recuites entre ‘chers collègues’ !

Parallèlement, Olivier Beaud n’hésite pas, au nom justement de ses convictions sur la liberté académique, à défendre le sociologue Éric Fassin et d’autres, contre les menaces dont ils font l’objet. Pourtant, le chantre du ‘wokisme’ n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire, sa tasse de thé ! Mais ajoute-t-il sous forme de défi, « il est loin d’être certain que les mêmes attribueraient à leurs adversaires la liberté académique dont ils se réclament. »

La « menace bureaucratique »

C’est sans doute là que l’auteur perd de sa hauteur de vue et du recul nécessaire, tant son propos, souvent pertinent, est en réalité affaibli par un ethnocentrisme de juriste, ou plutôt de professeur de droit. On le suit mal lorsqu’il s’en prend de façon indifférenciée aux présidents d’université (pas le sien ?) et à l’administration, voire aux personnels. Alors que, contradiction majeure, il montre comment des régimes, en Hongrie par exemple, s’attaquent à la fois aux universitaires … et aux universités.

Un financement public qui limiterait la liberté de la recherche. Ainsi, il dénonce le « monstre bureaucratique » de l’ANR mais estime surtout qu’il y a « probablement pire que le financement public de la recherche par l’État, à savoir le financement opéré par les universités elles-mêmes. » Il reproche aux universités d’obliger des universitaires à se rattacher à des thématiques et des axes de recherche partagés qui, en réalité, excluraient la recherche juridique : ceci mettrait en cause « la liberté individuelle de la recherche en raison de l’insupportable bureaucratisation managériale » qui traduirait une centralisation de la recherche « au profit de l’université et au détriment des universitaires ». 

Quoiqu’on pense de son argument, il est curieux qu’O. Beaud ignore que cette « thématisation » peut aussi être un problème dans les autres disciplines. Cependant, sa critique du financement « fléché » de la recherche soulève la question pertinente du « temps long » nécessaire et de la recherche « non directement utile » mais qui, comme on l’a vu sur le vaccin ARN, est décisive.

La « bureaucratie managériale ». Sa diatribe contre la menace que ferait peser l’administration sur la liberté académique est un peu un « marronnier » des universitaires de tous bords. De même que l’autoritarisme des présidents d’université que le mode actuel d’élection limite quand même fortement, si on le compare à leurs collègues étrangers. Oui le système est peu efficace : trop souvent les universités, peu autonomes contrairement à ce qu’il affirme, « répliquent » les fonctionnements du MESRI, piégées également par la complexité du système co-géré avec les organismes de recherche.

Mais peut-on faire le procès des écoles doctorales à partir d’un cas et de quelques autres, de situations spécifiques à un établissement, à une discipline, voire une personne 4Je lui conseille de lire les rapports circonstanciés de l’université Paris-Saclay, dont tous les établissements pourraient s’inspirer. ? Quant à l’affaire de la présidence du Cneser disciplinaire confiée un conseiller d’État, plutôt qu’un camouflet et une atteinte à la liberté académique, ne peut-on y voir la sanction de l’incapacité du monde universitaire à se gérer efficacement, plutôt que la main-mise d’une ‘corporation’ rivale ?

Certes les universitaires du monde entier se plaignent de la bureaucratie. Mais la France est, une fois de plus, une exception. Car les dysfonctionnements du système sont d’abord liés à sa fragmentation, un déficit de pilotage, de personnels et/ou de professionnalisme, et une politique publique erratique. Et comparativement, c’est bien de personnels techniques et administratifs et de professionnalisation de la gestion dont ont besoin les universités ! Avec en prime, des processus administratifs « à la française », dont les pouvoirs publics et le législateur sont responsables mais aussi une partie des juristes 🤔, des syndicats et différents acteurs.

Ne pas se tromper de menace ?

On peut certes imaginer l’université sans administration, sans équipes dirigeantes, des universitaires non pas libres de chercher mais véritable profession libérale. C’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé pendant des décennies avec le résultat que l’on connaît : des universités ignorées, maltraitées et méprisées 😒…  Et d’ailleurs, O. Beaud n’esquisse-t-il pas, à son corps défendant, la nécessité d’un contrôle de gestion 🙂, lui, l’ardent défenseur du service public, soucieux de l’usage de l’argent public ?

Comme il le relève pour sa discipline, il y a, aussi, « les passagers clandestins qui peuplent de nos jours les universités » pour qui « voyagite et affairisme les amènent à négliger l’enseignement ». Il admet qu’il est indéniable « qu’il y a une dégradation de l’éthique universitaire (…), le danger le plus grave et le plus répandu consiste chez trop de professeurs à faire passer l’université au second rang de leurs préoccupations professionnelles ».  Oui, ne l’oublions pas, derrière l’utilisation efficace, ou non, de l’argent public, il y a les étudiants.

Le service public de l’enseignement supérieur peut-il être la simple addition des individus, quelles que soient leurs qualités ? Ou bien doit-il arbitrer aussi au nom de l’intérêt général ? Viscéralement attaché à l’indépendance des enseignants-chercheurs, à leur liberté académique et à l’idée même de l’Université, O. Beaud est donc excessif parfois, injuste aussi, mais libre. Ce qui prouve que les menaces qu’il évoque, pour réelles qu’elles soient, demeurent isolées :  on n’est donc pas à Pékin !

En réalité, la clé de son livre, il la livre, à savoir « l’agacement d’un professeur d’université devant la situation qui est faite au métier de l’universitaire en France. » On peut y souscrire mais aussi s’agacer de la situation qui est faite à toute l’université, et en premier lieu à ses étudiants. Question d’équilibre pour éviter le manichéisme.

Références

Références
1 La ‘littérature’ sur les universités est trop souvent polluée par des engagements militants. J’ai eu l’occasion de le signaler régulièrement, à propos de thèses ou d’ouvrages, souvent médiocres, tel cet article que me signale un lecteur, « L’Université française : après la LRU, les fusions, les PIA…, voici venu le temps des EPE » dans Revue Française de Socio-Économie 2021/2 (n° 27).
2 Je laisse aux lectrices et lecteurs apprécier la pertinence de la liste d’O. Beaud !
3 Il étrille au passage les contradictions sur ce sujet de F. Vidal.
4 Je lui conseille de lire les rapports circonstanciés de l’université Paris-Saclay, dont tous les établissements pourraient s’inspirer.

One Response to “Liberté académique menacée ? Un livre d’Olivier Beaud”

  1. Ce beau livre d’Olivier Beaud est un travail « savant », comme le dit l’auteur, un travail scientifique dont l’apport est important. Dans sa première partie, il permet enfin de cerner la notion de liberté académique sur des bases solides et de la distinguer des notions proches utilisées en France (liberté d’expression, libertés universitaires…) et à l’étranger (notamment dans les pays anglo-saxons) . Dans sa seconde partie, il passe en revue les atteintes traditionnelles et nouvelles à la liberté académique, avec de nombreux exemples concrets. Là aussi il apporte beaucoup, même si çà et là, comme le fait Jean-Michel, on peut émettre telle ou telle réserve. En tout cas, c’est un livre qui mérite lecture et réflexion.

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