Chaque semaine voit la publication, à propos de la loi recherche (LPPR), de son lot de tribunes, pétitions, déclarations pour dénoncer, réclamer etc. L’appel à une candidature collective au Hceres (Cf. la tribune/pétition dans le Monde du 20 janvier), outre qu’il apporte quelques piments et change des sempiternels modes d’action, a à la fois le mérite de reconnaître cette institution centrale et aussi de poser des questions intéressantes. Et si cette tribune pointait des convergences possibles entre positions apparemment irréconciliables ?
C’est un fait, le milieu de l’enseignement supérieur et de la recherche est profondément divisé. Et dans chaque camp, on prête aux autres des agendas cachés, des positions inacceptables sans parler des « fake news » ou tout simplement on échange des arguments à partir d’incompréhensions 1Sur la planète chercheurs, seuls quelques blogs se distinguent par une connaissance précise du système pour mieux le contester, comme celui de Julien Gossa.. Le résultat habituel, c’est que, contrairement aux avocats, aux policiers ou encore aux agriculteurs, le monde de la recherche, minée par ses polémiques internes et absconses, peine à convaincre l’opinion publique, et risque bien d’être la dernière roue du carosse.
En effet, au-delà même des annonces budgétaires, quoique déclare la ministre, cela ressemble pour l’instant à un dialogue de sourds : la création de nouvelles voies de recrutement prônée par F.Vidal impliquerait la suppression des maîtres de conférences, 2La proposition du groupe de travail préparatoire était la fusion maître de conférences-professeur. ou encore la disparition programmée du CNU, ce qu’elle dément.
Même quand la ministre indique que ces nouvelles voies « ne peuvent se concevoir sans une forme de stabilité. Sinon, ce serait rajouter de la précarité à la précarité. Cela n’aurait pas de sens », les inquiétudes sont là. Et quand elle précise que « le seul enjeu, le véritable enjeu, c’est de remettre des moyens, beaucoup de moyens même, dans notre système de recherche qui en manque tant », une partie de la communauté académique zappe car statuts des personnels, niveau de compétition et nature et conséquences des évaluations polarisent plus que le montant des budgets futurs.
Des communautés sous tension
Pourquoi ce scepticisme ? J’ai évoqué cette perte de confiance spécifique à la France. Mais il y a aussi une réalité de la mutation du travail des chercheurs 3Antoine Petit soulignait à l’occasion des 80 ans du CNRS le niveau des CV des CR admis au concours CNRS, largement supérieur à ce que l’on demandait il y a encore 20 ans.. que rappelle une étude du Wellcome Trust selon Nature 4Précision : je n’ai pas eu le temps de lire l’étude que résume l’article de Nature. L’enquête menée auprès de plus de 4 000 scientifiques, essentiellement britanniques suggèrerait « que des environnements hautement compétitifs et souvent hostiles nuisent à la qualité de la recherche. »
Car environ 80 % des répondants « estiment que la concurrence a favorisé des conditions de travail mesquines ou agressives, et la moitié d’entre eux ont décrit des problèmes de dépression ou d’anxiété. Près des deux tiers des personnes interrogées ont déclaré avoir été témoins de brimades ou de harcèlement et 43 % ont déclaré en avoir fait l’expérience. » Jeremy Farrar, le directeur de Wellcome qui est un important bailleur de fonds de la recherche juge que « ces résultats dressent un portrait choquant de l’environnement de la recherche – et nous devons tous contribuer à le changer ». Et il ajoute qu’une « mauvaise culture de la recherche conduit en fin de compte à une mauvaise recherche ».
Le cas français
Ceci est-il applicable à la France ? Rappelons tout de même que la science britannique, outre un fonctionnement hypercompétitif autour des appels à projets (on le voit au niveau européen), a une tradition de lien entre évaluation et allocation des moyens avec son REF, ce qui n’est pas le cas dans notre pays. Enfin, les salaires et les moyens n’ont rien à voir.
De fait la France se situe dans un entre-deux, ni hypercompétitif, ni sous-compétitif et fait face à l’émergence (Cf. les chercheurs les plus cités, ERC etc.) de « petits » pays en Europe (Danemark, Pays-Bas ou encore Suisse). Car on peut relever que les pays les plus performants en recherche sont les plus financés et les plus compétitifs dans l’allocation des moyens.
La France est surtout caractérisée, outre son sous-financement, par un manque de cohérence des politiques publiques et un partage organismes nationaux-universités d’une complexité rare. Le meilleur exemple est celui de l’ANR censément créée pour dynamiser la recherche et qui avec ses taux de sélection faméliques a produit l’effet inverse. Plus qu’au Royaume-Uni ou aux USA où chacun est sous pression, la France est constituée d’une multitude de silos, divisés en universités, écoles et organismes, dans lesquels la pression est très différenciée.
La tribune de RogueESR, a retenu mon attention car, sans vouloir nier des clivages bien connus, j’ai eu l’impression en la lisant (mais je suis peut-être très naïf !) qu’elle n’est pas si clivante que cela. Elle est le résultat (elle aussi ?!) d’un compromis entre des visions d’opposition aux politiques de recherche jugées « libérales ». C’est sans doute la raison pour laquelle cet appel n’aborde pas une série de questions qui visiblement ne font pas non plus consensus… Les désaccords sont partout ? 5Notons au passage que cette tribune se concentre sur l »évaluation de la recherche et n’aborde, au sujet du HCERES, ni l’évaluation des formations (mais qui s’intéresse aux étudiants ?), ni celle des établissements. ! Ainsi, que fait-on de l’évaluation ? Comment, même entre pairs, l’organiser vu l’éclatement du système français ?
Divergences irrémédiables ou convergences possibles ?
Il y a évidemment ce soupçon entre « la base » et « les dirigeants » : ma longue fréquentation de ce secteur me montre que les postures masquent souvent une réalité différente des relations sur le terrain. L’appel à une forme d’autogestion de la recherche (qui n’est pas la collégialité) se heurte à une réalité : qui parmi les signataires est prêt à endosser une responsabilité, pas seulement au Hceres ? Reste que les clivages sont forts sur les statuts : mais on retrouve pourtant dans cet appel (ça va hurler !) … des arguments des groupes de travail de la LPPR ou encore de la CPU.
La question de la liberté académique. Les signataires réclament en effet des moyens récurrents et du temps long, précisant que la « liberté académique ne doit pas être pensée comme une absence d’entraves, mais comme une liberté positive, garantie par des moyens effectifs. Le sursaut passe par la réaffirmation des conditions pratiques de cette autonomie. » Ce constat, c’est par exemple, celui des présidents d’université… C’est aussi celui, vigoureux, de Jean-Pierre Bourguignon mais pour qui cela passe par des appels à projets compétitifs et une concentration des moyens sur quelques universités de recherche.
A propos des financements, les signataires opposent crédits récurrents et « ‘appels à projets’ court-termistes, qui encouragent le conformisme et la recherche incrémentale [processus de recherche où maturent progressivement des éléments d’explication] ». Là encore, ce constat est de plus en plus partagé.
La CPU estime ainsi que, parce que « la recherche fondamentale comporte par nature une part d’imprévisibilité, le renforcement des crédits de base des laboratoires est « indispensable pour garantir ce temps long de la science et attirer les meilleurs chercheurs. » Et les présidents d’université plaident pour une diversité d’approches : « se focaliser sur un sujet entièrement nouveau ou un sujet émergent, approfondir un sujet déjà connu ou bien encore répondre à une demande spécifique. »
Les pétitionnaires veulent « garantir statutairement la possibilité du temps long » qui permet justement la « diversité » ,de façon à « irriguer sans cesse le système d’idées et d’aspirations nouvelles »,contre la « fragmentation » et la « contractualisation généralisée des statuts ». Beaucoup de chercheurs, y compris parmi les signataires, ont besoin dans le cadre de leurs projets de post-docs, de contractuels. Ils craignent surtout que cela soit un cheval de Troie contre l’emploi pérenne. La divergence, réelle, l’est-elle tant que ça ?
Le « management » du système. « Il est indispensable de procéder à un audit des structures empilées depuis quinze ans et au chiffrage de leur coût de fonctionnement, afin de libérer des moyens en supprimant des strates inutiles, voire nuisibles » : cette affirmation (que je partage depuis longtemps !) pourrait être signée par … la Cour des comptes.
Là où la critique mérite d’être interrogée, c’est autour de cette affirmation : il faut « réduire la division du travail savant, ce qui exclut la séparation entre des manageurs de la recherche exerçant le pouvoir et des chercheurs et universitaires dépossédés et devenus de simples exécutants, séparation qui constitue la définition stricte d’une bureaucratie. » On suppose que les signataires évoquent les structures nationales. Mais quid des universités dans lesquelles, que l’on soit pour ou contre, la légitimité académique est forte avec une participation des chercheurs plus élevée que pour le CNU ou le conseil scientfique du CNRS (Cf. mon article) ?
Au passage, la critique d’une gestion de type ‘managérial’ interpelle : car l’état de la recherche française fait plutôt penser à un mauvais management ? !
Une critique de la R&D privée. Ils soulignent que « pendant ces quinze années, l’effort financier s’est focalisé sur une niche fiscale, le crédit d’impôt recherche (CIR) » et que « l’évaluation faite par France Stratégie de son intérêt pour la recherche est sans appel : son effet de levier sur l’investissement privé est… négatif. » Passons sur une lecture un peu approximative des rapports commandés par France Stratégie, l’essentiel est ailleurs. Le constat est effectivement implacable sur les effets limités du CIR, ce qui conduit d’ailleurs les présidents d’universités à vouloir « mieux orienter la dépense fiscale que représente le CIR ».
L’évaluation de recherche. Critiquant « un système de normes quantitatives externes, déterminées par les intérêts d’investisseurs », leur proposition est l’obligation pour « tout comité de suivi, de recrutement ou de promotion de baser ses délibérations sur la lecture des travaux, et non sur l’évaluation quantitative. Pour que ce soit faisable et probant, le nombre de travaux soumis à examen doit être limité drastiquement. »
Cette dernière proposition rappelle la méthode utilisée…au Royaume Uni, et que j’ai rappelée. Elle mérite effectivement d’être débattue !
Des questions qui méritent débat
On le voit, en creusant les arguments des uns et des autres (hors procès d’intention) on peut trouver des consensus, ou du moins les construire. Cette tribune, son nombre de signataires, témoignent en tout cas, au-delà de la candidature collective au Hceres, des préoccupations d’une partie de la communauté scientifique et posent de vraies questions.
Certes, ils/elles ne détaillent pas certaines de leurs propositions, par exemple sur la solution concrète aux redondances des évaluations, ou encore sur les conséquences d’une mauvaise évaluation, ou le lien entre ces résultats et l’allocation de moyens.
On peut discuter l’affirmation que les appels à projet encouragent en soi le court-termisme : n’est-ce pas confondre l’ANR d’aujourd’hui et ses taux de sélections faméliques avec ce qu’elle pourrait être, ou nier l’apport des ERC qui ont semble-t-il favoriser justement la créativité et le prise de risque ?
De même, que la science reste l’apanage des scientifiques paraît évident : mais les pétitionnaires interrogeront-ils (après avoir dénoncé l’empilement) les relations entre, par exemple, organismes de recherche et universités, entre politique nationale et articulation locale ? L’Etat peut-il fixer des priorités, si oui lesquelles ? Et sur quelles bases ? Et que dire du pilotage de l’innovation par Bercy ?
Enfin, quand les signataires affirment « nous voulons défendre l’autonomie de la recherche et des formations » (formations dont ils parlent peu…), remarquons qu’une partie d’entre eux s’est opposée au LMD et aux différentes réformes visant à donner aux établissements la main : autonomie des enseignants-chercheurs ou autonomie des formations ?
On peut rêver de beaux débats à mener, sans invectives, sans a priori ! Car la « disputatio » évoquée a déjà un terrain d’exercice : que doit faire le Hceres demain ?
Références
↑1 | Sur la planète chercheurs, seuls quelques blogs se distinguent par une connaissance précise du système pour mieux le contester, comme celui de Julien Gossa. |
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↑2 | La proposition du groupe de travail préparatoire était la fusion maître de conférences-professeur. |
↑3 | Antoine Petit soulignait à l’occasion des 80 ans du CNRS le niveau des CV des CR admis au concours CNRS, largement supérieur à ce que l’on demandait il y a encore 20 ans.. |
↑4 | Précision : je n’ai pas eu le temps de lire l’étude que résume l’article de Nature |
↑5 | Notons au passage que cette tribune se concentre sur l »évaluation de la recherche et n’aborde, au sujet du HCERES, ni l’évaluation des formations (mais qui s’intéresse aux étudiants ?), ni celle des établissements. |
Juste un point, mais qui est important. Dans un contexte de différenciation de fait des institutions d’enseignement supérieur, quelle concentration des moyens faut-il prôner ? Dans son intervention du 23 mai à Stockholm, Jean-Pierre Bourguignon a incontestablement plaidé pour une réduction du nombre d’universités de recherche en Europe. Il a pris l’exemple des USA, avec 300 universités de recherche, et 109 universités à haute intensité de recherche. Si on prend les mêmes chiffres pour l’Europe (300 et 109), plus peuplée mais moins riche, cela donnerait pour la France qui représente 13% de la population et 15% du PIB à peu près 15 universités intensives de recherche, et 45 universités de recherche. Même en tenant compte de la place des organismes et des écoles, la concentration que Bourguignon réclame est loin de réduire à « quelques universités de recherche ». D »ailleurs, la réalité de la concentration des moyens de recherche (par exemple les moyens du CNRS) depuis des années est-elle tellement différente ?