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Le rapport Lewiner que j’ai analysé en estimant qu’il montrait une stratégie d’innovation française en échec, procède à de multiples constats. Je reviens sur une critique, qui est en quelque sorte le fil rouge de ce rapport, celle du fonctionnement de l’État et celle concomitante de l’investissement privé dans l’innovation de rupture. Cette incompréhension du lien innovation-recherche, agit négativement sur la compétitivité de notre pays. Elle ouvre aux acteurs de la recherche (universités, écoles et organismes) un chantier majeur d’influence, sous peine de voir à nouveau s’accumuler les « plans » déconnectés des réalités.

« Nombre d’interlocuteurs issus du monde de l’entreprise ont fait état de l’absence réelle d’une fonction économique chargée de l’innovation et de la compétitivité suffisamment bien structurée, complète et influente au sein de Bercy. » Lorsque l’on sait que la technostructure de Bercy est l’une des plus nombreuses et des plus compétentes (techniquement) dans l’État français, ce constat est une alerte rouge et m’a été confirmé dans des réseaux liés aux entreprises.

En cause ? « L’approche macro-économique de court terme qui caractérise la fonction financière a peu à peu prévalu sur l’approche micro-économique de long terme (…). » Et le rapport préconise de s’attaquer au fait de disposer « d’une capacité de pilotage économique comparable à celle de nos principaux partenaires européens et mondiaux. »

Bref, l’industrie française est en de bonnes mains ? !

Une vision comptable de l’innovation

En résumé, l’innovation, dans laquelle faut-il le rappeler, les pouvoirs publics ont déversé des milliards, a été vue avec les lunettes du comptable… sans vision prospective.

Résultat, « des lacunes dans le financement de l’innovation technologique » qui « appellent des mesures correctrices ». Car si l’innovation incrémentale « est plutôt bien traitée par le système français d’aides, en particulier par ses incitations fiscales comme le CIR »,  l’innovation de rupture, « en revanche, et notamment l’innovation technologique radicale, est moins couverte par les dispositifs existants. »

Pour résumé, la technostructure française a été incapable de « penser » les entreprises de demain… Pourquoi ? Une fois de plus, on revient à la notion de prise de risque car « aux premiers stades de développement de la start-up », elle est sensiblement « plus élevée ».

« L’incertitude sur le succès futur de la technologie, la durée longue avant un potentiel retour sur investissement, l’intensité capitalistique forte de ce segment deep tech de l’innovation représentent autant d’obstacles à un correct financement public comme privé. »

Or, les dispositifs publics existants « sont mal adaptés avec des montants moyens d’aides trop faibles pour répondre aux besoins réels, surtout dans une phase préparatoire où la start-up lève des verrous technologiques avec une incertitude élevée quant à son application commerciale ultime. »

Et même  si le financement en fonds propres de ces entreprises progresse, « il reste largement inférieur aux montants investis en Grande-Bretagne par exemple. »

L’absence d’une vision recherche-innovation au sein de l’État…

Le rapport y revient souvent : il compare l’innovation incrémentale (voir infra), respectable, à l’innovation de rupture. Si je devais résumer, la formation des élites françaises les porte à se préoccuper désormais d’innovation mais sous sa forme la plus classique, faute de familiarité avec la culture recherche.

Car « les innovations de rupture ne peuvent sortir d’une démarche trop prudente conduisant à une innovation simplement incrémentale. »  S’orienter vers les deep tech suppose d’accepter « des niveaux de risque plus élevés que ceux actuellement constatés et en augmentant les montants délivrés. » 

Or, si la gestion de ce soutien renforcé (1/3 du Fonds pour l’innovation et l’industrie soit environ 80 M€ annuellement) « aurait vocation à être confiée à Bpifrance », la mission « recommande impérativement qu’il soit fait appel à des spécialistes externes issus du monde de l’innovation et de la recherche. » Tout est dit avec cette demande expresse…

Car cette « feuille de route exigeante » suppose que l’équipe de gestion du fonds ne reproduise pas « le travers consistant à regarder vers le passé plutôt que vers l’avenir, à financer des acteurs plutôt que des projets et des acteurs économiques en difficulté » alors qu’il faut financer des « équipes de recherche motivées. »

Cette agence pour les innovations de rupture sur le modèle du Darpa américain (mise en place par les Allemands) ne se fera pas, remplacée par un Conseil de l’innovation, spécialité du pays et enterrement de 1ère classe du rapport.

…combinée à la frilosité des investisseurs privés

Nombre de projets technologiques, au stade très aval d’une première industrialisation et de la recherche d’early adopters, ont ainsi du mal à obtenir des financements en fonds propres.

Les raisons ? « des risques importants associés au développement et à l’exploitation de nouvelles technologies », la difficulté « à en faire une analyse scientifique et technique qui crée souvent une asymétrie d’information au détriment des financeurs »,

Les conséquences ? Nombre de projets « peinent à trouver le soutien d’investisseurs nationaux ou au moins européens au moment d’une première industrialisation et d’une première utilisation par un client. »

Car si beaucoup de projets en France franchissent toutes les étapes précédentes, avec un soutien public conséquent, ils finissent « par se déployer et créer des emplois hors de France faute d’avoir pu passer en phase de production avec le soutien d’investisseurs nationaux réticents à une prise de risque importante sur une nouvelle technologie. »

Car « malgré tous les discours et une politique d’innovation ambitieuse activement soutenue depuis une décennie, l’innovation de rupture reste pour beaucoup d’investisseurs privés un objet de méfiance en raison des risques qu’elle comporte. »

Il est sûr que c’est moins facile que de parader à la station F ou lors des grands raouts de BPI…


Innovation incrémentale et innovation de rupture

« Si l’on observe ce qui se passe dans les régions à fort succès (…) on constate que ce sont souvent des innovations de rupture, issues du monde de la recherche, ou des innovations d’usage particulièrement ambitieuses qui pilotent les grandes réussites.

Certes, dans le cas des technologies, l’industrie doit progresser avec des innovations incrémentales et perfectionner constamment ses matériaux, ses dispositifs, ses méthodes, mais ce sont des innovations de rupture qui permettent, dans un temps court, de transformer une découverte scientifique en un succès industriel et donc en emplois. Comme indiqué plus haut, la France devrait être bien mieux placée compte tenu de la qualité de sa recherche fondamentale. »

Définition de la « deep tech »

Le rapport d’avril 2017 « From Tech to Deep tech » réalisé par le BCG et Hello Tomorrow propose 4 caractéristiques communes aux start-up de la deep tech :

  • une activité qui trouve sa source dans une recherche de pointe, fondamentale et/ou appliquée ;
  • un processus d’industrialisation lourd, impliquant une plus grande difficulté à changer la production d’échelle (scale-up) contrairement à des entreprises numériques ;
  • d’importants besoins d’investissement dans des infrastructures, des compétences, qui exigent de disposer sur une longue période d’une capacité financière substantielle ;
  • une application commerciale à définir, les spécifications précises du produit final n’étant arrêtées que tardivement dans le processus de développement de l’innovation.

« La mission constate que ces éléments de définition se retrouvent souvent mais de façon non nécessairement combinée. » D’autant que c’est souvent « le processus d’industrialisation qui, puisant dans différentes briques scientifiques et technologiques, et les conjuguant, est profondément renouvelé. Ce renouvellement vise fréquemment la production de masse. »

One Response to “Pourquoi Bercy et les investisseurs privés français ne comprennent pas l’innovation”

  1. La liste des rapports qui décrivent les insuffisances de la stratégie d’innovation française en matière d’innovation est très longue. Rappelons le rapport Guillaume, rendu en 2007 je crois, à la rédaction duquel un certain E.Macron avait participé.
    Une constante de ces rapports est que très souvent ils sont rédigés par de brillantes personnalités qui ne sont pas des entrepreneurs au sens où on les entend dans le monde anglo-saxon ou encore en Allemagne.
    C’est effectivement le principal problème de la strategie de l’Etat en France pour l’innovation: elle est déterminée en ne s’appuyant que marginalement sur ceux qui font l’innovation, les chercheurs et les entrepreneurs, ni d’ailleurs ceux qui la financent partout ailleurs dans le monde, les capitaux risqueurs. Le rapport Lewiner est excellent, et je citerai aussi la note du CAE rédigée en 2016 par M.Ekeland, A.Landier et J.Tirole http://www.cae-eco.fr/Renforcer-le-capital-risque-francais-360
    Tout est dit. Just do it. Mais quand?

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