Autour des polémiques sur la fraude scientifique, la course à la performance est questionnée. Pourtant des études infirment l’hypothèse d’une course à la publication entraînant des fraudes ! Mais la quête de l’excellence, la pression de l’évaluation et la recherche de financements se font désormais dans un univers ultra-compétitif. Comme pour le sport de haut niveau, n’est-ce pas l’occasion d’avoir une réflexion sur la gestion des ressources humaines dans la recherche scientifique ?
Course à l’excellence, à la performance, aux financements, à la reconnaissance ? C’est sans doute tout ça à la fois dans une profession qui juridiquement, historiquement et culturellement forme une élite. Cette course concerne-t-elle d’ailleurs l’ensemble de la recherche française, tant individuellement que thématiquement ? Évidemment non dans la mesure où une partie, non publiante, n’entre pas vraiment dans ces schémas, volontairement ou pas. Et je remarque que l’enseignement ne connaît pas encore cette pression sur une course à l’excellence ? !
Et à propos des « inconduites scientifiques », il faut avant tout souligner que les disciplines ne sont pas toutes touchées de la même manière. Ainsi, cela s’exprime dans les humanités et les sciences humaines au travers du plagiat. Et si des disciplines sont (pour l’instant) épargnées, celles basées sur l’expérimentation sont au cœur du risque, en particulier la biologie.
Ce débat prend de l’ampleur en raison des polémiques (mondiales) sur les fraudes scientifiques qui se succèdent sans que l’on prenne la précaution d’analyser les données : serait-ce simplement, à cause des réseaux sociaux, un effet de loupe sur ces phénomènes présents depuis longtemps mais désormais médiatisés ? Ou y aurait-il réellement une inflation des cas liée au « publish ou perish » ?
Pression à la publication et fraude : une fausse piste
Y a-t-il vraiment une hausse des « inconduites scientifiques » liée à la pression de la publication ? Le blogueur Antoine Blanchard (merci à lui) rappelait, dans un post de 2016, des études qui infirment cette dernière hypothèse. Vincent Larivière, spécialiste québécois de scientométrie (l’étude de la dynamique scientifique à partir des publications) et Daniele Fanelli, spécialiste de méta-revues et d’éthique de la recherche, ont corrélé, à partir d’une étude multifactorielle de 611 articles rétractés (suite à une fraude) et 2226 articles ayant fait l’objet d’un erratum (suite à une erreur honnête) en 2010-2011, la probabilité des premiers et derniers auteurs de frauder ou d’être intègre respectivement, avec des facteurs de risque psychologiques, sociologiques et structurels.
Les auteurs rejettent l’idée « largement répandue » que les pressions en faveur de la publication sont un facteur majeur d’inconduite : les chercheurs à impact élevé et productifs, ainsi que ceux travaillant dans des pays où les pressions en faveur de la publication seraient plus importantes, « sont moins susceptibles de produire des articles rétractés, et plus susceptibles de les corriger ».
Leurs conclusions ? Le sexe des auteurs n’est pas statistiquement significatif, la fraude a plus de risque de se produire dans les pays qui n’ont pas de code de conduite, où la critique des pairs l’emporte sur le respect de l’autorité, où la performance est rétribuée financièrement, et au début de la carrière des chercheurs.
Surtout, la probabilité de frauder serait plus faible dans les pays où la performance de publication détermine l’évolution de carrière et le financement de la recherche ! Et dans une autre étude, ils soulignent que le taux de publication individuel des chercheurs n’a pas augmenté depuis un siècle. Ce qui a augmenté c’est le nombre d’article en collaboration, mais quand on compte chaque article comme une fraction du nombre d’auteurs de l’article alors l’effet disparaît.
Les effets induits de la course à la performance
Revenons donc à notre propos sur la course à la performance. Par définition, les chercheurs, quels que soient leurs statuts, armés de leur PhD, de leur HDR, sont théoriquement ce qui se fait de mieux dans leur domaine. Un peu comme les sportifs professionnels face aux amateurs. Et comme chez les sportifs professionnels, il existe entre eux une hiérarchie des valeurs (tous ne se valent pas), des environnement favorables ou néfastes, des dimensions intimes, etc.
Il arrive à la recherche ce que le monde du sport connaît depuis longtemps, à savoir des effets pervers multiples qui côtoient, voire parfois dominent, les effets bénéfiques. La mondialisation du sport et de la recherche accentue la compétition et la recherche de la performance, avec l’irruption des pays émergents. On pourrait d’ailleurs écrire la même chose sur les musiciens classiques comme l’a souligné en juillet 2018 l’excellent article de Guillaume Tion dans Libération Bêtabloquants, la course aux cachets des musiciens.
Dans l’ensemble des sports, la course à la performance se conjugue avec l’arrivée massive des médias et de l’argent. Pour les scientifiques, surtout dans certaines disciplines, la course aux financements, c’est aussi la présence dans les médias, et pas seulement les revues scientifiques historiques. Les réseaux sociaux jouent désormais un rôle considérable, et les batailles d’influence font rage.
Cette course à la performance s’exprime au passage de façon inattendue dans certains secteurs des SHS : sur les réseaux sociaux, dans les médias, la multiplication des tribunes enflammées à la dimension militante relève aussi d’une forme de course à la performance. Comme le signale Franck Ramus, professeur attaché à l’ENS Ulm/PSL, psychologue cognitiviste, les intellectuels se sentent obligés d’avoir un avis sur tout, indépendamment des faits…
Un changement culturel profond
Ce qui a changé en France depuis plus de 10 ans est que l’effet protecteur du statut a été contrebalancé par une logique d’incertitude et de différenciation liée aux financements sur appels à projet. Cela a produit une déstabilisation profonde du milieu d’autant qu’elle s’est accompagnée d’un changement permanent des règles de la compétition : les taux de sélection ANR, les cibles ANR, les multiples appels à projet du PIA sans parler des évolutions de périmètres (labos, universités, écoles).
Personne ne peut nier le caractère anxiogène de l’expansion du millefeuille et d’appels à projet demandant souvent une énergie sans rapport avec le « gain », d’autant que contrairement aux universités étrangères comparables, le personnel de soutien manque, tant en qualité qu’en quantité.
S’il faut cependant relativiser en raison du statut protecteur de l’enseignant-chercheur et du chercheur dans notre pays, il s’agit d’un changement culturel profond qui au sens littéral « divise » les chercheurs. On l’a vu sous un jour sombre lors des blocages d’universités, lorsque des universitaires n’accédaient plus à leurs bureaux. Il serait donc très réducteur de s’arrêter à cette dimension financière.
Désormais, les logiques de différenciations conduisent à « verbaliser » le fait qu’il y a des chercheurs meilleurs que d’autres, au moins dans le regard institutionnel. Je suis d’ailleurs frappé par ce constat de bon sens : dans un labo ou un champ de recherche, il est quand même rare, sauf pour les discriminations liées au genre, que les meilleur(e)s ne soient pas identifiés…sans avoir besoin de faire appel à la bibliométrie.
Pour résumer, derrière la performance, qu’elle soit sportive ou scientifique (pour aller au bout de l’analogie), il y a des femmes et des hommes.
Évaluer autrement la recherche ?
J’ai signalé comment la plus jeune académicienne des sciences, Laure Saint-Raymond, dénonçait avec une conviction rafraichissante certains effets pervers : face à la course aux financements, aux publications, aux distinctions, la profession de chercheur est entrée dans l’ère du zapping. Car la science, c’est d’abord l’imprévisible, les chemins de traverse qui font qu’“il n’est pas raisonnable de planifier.” Elle oppose à la planification l’éloge de la lenteur, de la créativité, de la diversité des approches.
La compétition effrénée et l’article comme seule unité comptable d’évaluation est d’ailleurs dénoncé par le PDG du CNRS Antoine Petit. Il s’alarmait, lors d’un colloque du Sgen-CFDT, du rythme de publication de certains chercheurs, tels qu’ils apparaissent dans les dossiers de recrutement. Et tout ceci s’ajoute à la multiplication des « tableaux de bord » (mon article), des outils de mesures à court terme etc.
Le Hceres vient lui aussi de prendre position en formulant auprès des experts qu’il missionne 2 recommandations portant sur l’usage des indicateurs bibliométriques dans l’évaluation des entités de recherche et de leur production scientifique :
- « privilégier la portée des résultats, sans recourir nécessairement et exclusivement à des indicateurs bibliométriques, outils de travail complémentaires des jugements évaluatifs qualitatifs ;
- lors du recours éventuel à des indicateurs d’impact des revues, tenir compte des limites de ces indicateurs. »
Les chercheurs, ces sportifs professionnels
Comme dans le sport, la notion de performance revêt différents aspects : elle peut être collective, individuelle dans un collectif, individuelle, voire strictement « gratuite » en dehors de toute compétition si ce n’est avec soi-même, et varie selon les disciplines.
La différence entre le sport de haut niveau et la recherche…de haut niveau, c’est que le sportif sait un peu plus ce qu’il cherche ! Gagner, battre un record avec des échéances, soit individuellement soit collectivement. En un mot, il gère de l’incertitude, prend des risques mais avec des étapes identifiées. Le chercheur lui gère beaucoup plus l’incertain, sans savoir ce qu’il va trouver et surtout quand.
Dans les 2 cas, sport et recherche, les processus sont les mêmes : une préparation très dure, des échecs. Mais la pression temporelle dans la recherche, au moment où il faut trouver des financements et/ou les justifier, est un élément essentiel. Elle n’est pas liée à des échéances clairement identifiées, sauf par les processus bureaucratiques, ou vécus comme tels : évaluation, recherche de financements.
Lors du récent séminaire de l’association des DGS d’université que j’ai eu le plaisir d’animer à Lyon, le rugbyman international Frédéric Michalak, détaillait comment les joueurs professionnels dans une équipe de rugby sont suivis individuellement, pour capter les signaux faibles d’une détresse potentielle mais aussi d’une euphorie dangereuse.
Car c’est là une différence majeure dans l’analogie que je vous propose : un « staff » important entoure systématiquement les sportifs professionnels, où l’on émerge globalement à haut-niveau plus jeune qu’un thésard ! Sa taille varie selon la discipline et sa « valorisation » (football vs athlétisme). Il n’évite pas les dérives mais joue un rôle considérable de contrepoids et d’aide à la performance.
Gérer la pression et l’échec : la dimension humaine
Or, dans la recherche, le suivi personnalisé des chercheurs est rarissime. J’ai cependant pu voir à Grenoble, dans le cadre de l’Idex, un système de « coaching », à partir de ce qui avait été mis en place au CEA, pour notamment gérer les échecs sur les ERC.
La performance à haute dose dans le sport, ce sont aussi (et sans doute moins visibles que le dopage) des blessures, des burn-out, des dépressions. De récents événements dramatiques rappellent que les chercheurs n’échappent pas, eux-aussi, aux problèmes de santé, familiaux, au burn-out. Une tribune dans le journal suisse Le Temps a marqué les esprits, relatant le suicide d’un chercheur épuisé, selon ses écrits, par la recherche de fonds.
Or, dans la science, on ne peut pas dire que la gestion des ressources humaines soit une préoccupation, sauf à dire que CNU et CoNRS en font ?: par principe un chercheur ne fait que de la science…
Les affaires Peyroche ou Voinnet dépassent de ce point de vue les débats des milieux scientifiques, ce qui leur donne un autre retentissement. Quand Olivier Voinnet explique ses séjours à l’isolement dans un hôpital psychiatrique, on mesure la dimension tout simplement humaine de ces questions. De même que la situation personnelle d’Anne Peyroche.
La mise en place d’une gestion des ressources humaines n’est dans ce secteur pas une question technique : elle relève d’une acceptabilité par les communautés scientifiques de son principe même. Non, la GRH n’est pas réservée qu’au personnel de soutien, les Biatss.
Ce que (ne) dit (pas) le bilan social du MESRI
Le bilan social 2017 du MESRI souligne en creux le chemin à parcourir pour mettre en place une gestion moderne des ressources humaines des enseignants-chercheurs. Il y est noté par exemple que « toujours peu de conventions sont rédigées entre les établissements d’enseignement supérieur et les organismes de recherche pour répartir les responsabilités et les actions en matière de santé et sécurité au travail dans les unités mixtes de recherche (UMR). »
Et si 94,4 % des établissements ont mis en place des formations en santé et sécurité au travail, elle sont essentiellement suivies par les personnels BIATSS… Et les données disponibles pour les enseignants-chercheurs et chercheurs sont très faibles.
L’éclairage avec la référence au sport professionnel est intéressant, même si il a ses limites, pour ce qui concerne par exemple les enjeux financiers, notamment pour l’entourage des sportifs et pour leurs organisations.
Tout cela m’amène à citer le formidable essai d’Olivier Haralambon, « le coureur et son ombre », qui ravira tous les passionnés de vélo, et qui jette un regard d’une très grande humanité sur son sport. Dans cette citation, il parle cette fraude qu’est le dopage. Il est possible que cette citation trouve quelque résonance dans le domaine de la recherche.
« Les coureurs cyclistes ne se dopent pas seulement par calcul ou pour faire carrière (toutes ces raisons ne viennent qu’après). Ils se dopent d’une façon parfaitement gratuite, ils se dopent parce que c’est bon. (…) C’est ce que je leur pardonne, et c’est même ce qui les rend si purs à mes yeux. Ils ne cherchent qu’à retrouver le chemin de délices singulières. (…) Les champions sont pris à plein ventre par les mâchoires d’une mélancolie et d’un espoir singulier : il s’agit de retrouver la grâce dont ils furent, ici et là, trop subrepticement frappés »