8 millions d’€ de financement des collectivités locales pour 187 étudiants ! Tel est le coup de maître réussi par Sciences Po. Dans la continuité du travail engagé par Richard Descoings, Frédéric Mion a inauguré à Poitiers les nouveaux locaux d’un de ses 7 campus régionaux. Accueilli comme le messie, Sciences Po a donc réussi à obtenir ce qu’aucun autre établissement d’enseignement supérieur n’aurait osé imaginer : 42 780 € par étudiant ! 187 étudiants de l’université de Poitiers en licence, en master ou en doctorat auraient-ils obtenu des collectivités cette même somme ? Cette France de l’enseignement supérieur à 2 vitesses est-elle encore tenable ? Décryptage d’un coup digne de la Casa de Papel.
Alors là je dis bravo, comme pour la série de Netflix ! C’est la Casa de Papel : on entre en douceur, on prend des otages que l’on essaie de bien traiter et on fait tourner, avec eux, la planche à billets !
Précisons-le d’emblée : Frédéric Mion et ses équipes sont parfaitement dans leur rôle en obtenant ces sommes. Et je persiste à penser que Richard Descoings a ouvert des portes autour de ce débat essentiel : en quoi le malthusianisme produit-il de la qualité ? Et de fait, malgré le talon d’Achille de son corps enseignant (4 000 vacataires), Sciences Po innove.
Le problème, c’est qu’un traitement équivalent de l’université de Poitiers lui aurait apportée 471 M€ (11 000 étudiants en Licence) ? ! Et même si on estime que seuls 1% des étudiants de l’université valent ceux de Sciences Po (ce qui n’est évidemment pas crédible), cela fait presque 2 fois plus que la promo en question…
On attend donc de voir ce que la Cour des comptes pensera des sommes démesurées versées par les collectivités concernées… C’est en effet l’occasion de décrypter l’incroyable cécité, ou faiblesse, de collectivités. Leurs financements sont en réalité marginaux dans l’ESR (avec le poids de la masse salariale État) mais permettent de développer des projets. C’est pourquoi aucun établissement n’a intérêt à se fâcher durablement avec ces bailleurs de fonds. Ceci explique-t-il le silence assourdissant de l’université de Poitiers ? Un mauvais calcul sur le long terme.
On a d’un côté des élus qui veulent du visible, facile à expliquer, très sensibles aux effets de mode (ah l’intelligence artificielle, les start-up !), de l’autre des établissements d’ESR souvent peu réactifs, parfois incapables de monter des projets (une des raisons, pas la seule, des retards du Plan Campus), parfois carrément en panne de projets mais pas en panne de revendications. Ils ont aussi et surtout du mal à se faire comprendre et reconnaître. Car si la recherche peut émouvoir les élus (un centre de calcul, un laboratoire etc.), ce n’est pas le cas des formations universitaires, dont l’image reste brouillée.
Un bâtiment, un équipement, une marque, sinon rien
J’imagine que la négociation a été difficile entre Sciences Po et les collectivités à Poitiers (et ça l’est sur d’autres sites ?). Pour cela, il lui a fallu d’abord vendre du rêve à des élus qui, au fond et malgré leurs grands discours, ne connaissent pas l’enseignement supérieur et la recherche. Soit ils ont fait Sciences Po, soit ils en ont rêvé !
Mais être comme Sciences Po une marque, une des rares de l »ESR français, ne suffit pas. Il faut aussi des capacités de conviction et de négociation que l’on retrouve peu dans l’enseignement supérieur. L’institution sait se vendre : elle est, comme le relève d’ailleurs le HCERES une marque média.
Et puis, c’est une vieille histoire puisque Sciences Po y est implanté depuis 2001 : on imagine le « on pourrait être obligé de partir ». Je ne sais si les élus avaient lu le rapport d’évaluation HCERES de fin 2018 mais il y est explicitement écrit que « l’établissement fait face à un enjeu majeur de sécurisation de son socle économique sur le moyen et long terme ». Et donc « l’appui de l’État demeure essentiel dans le modèle actuel comme dans le futur, notamment en matière de masse salariale et de fonctionnement, l’appui des collectivités et des communes conditionne de facto le maintien et le développement des différents campus régionaux, et plus globalement la réussite de la stratégie patrimoniale envisagée sur l’ensemble des implantations présentes et futures de Sciences Po. »
En résumé, Sciences Po, face à la baisse de ses financements État et les levées de fonds faibles n’a réellement que 2 leviers : les frais d’inscription et les collectivités.
Or, comment fonctionnent ces dernières ? Elles veulent du visible ! Un bâtiment, un équipement, une marque. Donc, il ne faut surtout pas viser bas mais au contraire mettre la barre très haut : si on est Sciences Po , on ne demande pas quelques centaines de milliers d’euros, comme une vulgaire université. Comme l’écrit la Nouvelle République, l’institution « voit grand » ! Allons-y pour 8 millions…pour 187, peut-être bientôt 250 étudiants. Et pourtant, le HCERES souligne « l’intégration encore insuffisante des campus régionaux ». Rappelons que l’on parle de formation, pas de recherche avec des équipements lourds.
Des collectivités locales à genoux
Rien n’est trop beau et tant mieux pour les heureux élus (qui auront pour une partie d’entre eux payé jusqu’à 10 000 € de droits d’inscription) : 2500 m2, 3 amphithéâtres, une bibliothèque avec 9 000 volumes etc. pour ce campus centré sur l’Amérique latine, l’Espagne et le Portugal. Heureusement, à partir de la rentrée universitaire 2019, « l’accueil des parents et des visites seront également organisés sur le campus. » Vraiment sympa à ce prix-là !
Plus de 8 millions d’argent public donc. Certes, créé en 2001, le nouveau campus, qui appartient aux collectivités, permet à l’université de Poitiers de retrouver l’usage d’un site jusque-là mis à disposition de Sciences Po. Certes, l’opération est pluriannuelle mais on notera que la région Nouvelle-Aquitaine prend en charge 1,5 M€ de fonctionnement de 2019 à 2021 (en plus de l’acquisition du bâtiment (1,2 M€), travaux d’aménagement (1 M€), équipements (0,5 M€), soit 4,2 M€). Sur un budget pour l’enseignement supérieur en 2018 de 18,5M€ (37 M€ pour la recherche).
Faut-il souligner que, comme la région Poitou-Charente de l’époque, le Département qui verse 1,2 M€ et le Grand Poitiers 2,66 M€, ont dû faire face en 2015 à la faillite retentissante de France Business school et de l’ESCEM (l’école de commerce) avec une ardoise de plusieurs centaines de milliers d’euros ? Et on va parler pendant des semaines du déficit d’une université et de sa mauvaise gestion ?!
Comment des élus peuvent-ils justifier la différence de traitement ?
Discuter avec des élus, non universitaires, c’est mesurer l’écart de perception entre la réalité et leurs représentations. Ils sont de ce point de vue très représentatifs des élites françaises, qui ne connaissent en réalité que Sciences Po, l’X, l’ENA et le CNRS.
Car la réalité en Nouvelle-Aquitaine, c’est plus de 130 000 étudiants en universités, près de 200 000 au total. Et l’université de Poitiers (source Data ESR), on est en 2017/2018 à 28 251 étudiants dont 11 011 en L, 5 494 en M et 764 en doctorat,. Il y a enfin 3 500 étudiants étrangers et un taux de boursiers en master que l’on ne retrouve dans aucune école.
Le niveau ? Les 764 doctorants (bac + 8) ont-ils un niveau inférieur, le PhD est-il moins sélectif, comparé aux bacs + 3 de Sciences Po ? Les 11 000 inscrits en L et les 5 494 inscrits en M sont-ils des analphabètes incultes ?
Les arguments d’un professeur de l’université de Poitiers, Olivier Bouba-Olga méritent réflexion. Il écrivait en 2015 : « Je suis convaincu que nos meilleurs étudiants sont bien meilleurs que les meilleurs étudiants des autres formations, réputées meilleures parce que sélectives à l’entrée : un bon lycéen doit se battre, souvent, contre ses profs de lycée quand il explique qu’il veut rejoindre l’Université alors que son dossier lui ouvre grand les portes des prépas ; il doit se battre, souvent, contre ses parents, qui ont en tête l’image de l’Université d’il y a plus de trente ans ; il doit se battre contre cette pression sociale, véhiculée par les médias, qui font de l’Université, parce que non sélective, un choix par défaut ou par manque d’ambition. Ça forge un caractère, ça vous rend plus mature. » A-t-il complètement tort ?
Les disciplines ? L’avenir d’une région se résume-t-il aux sciences politiques, même dans l’acception large et intéressante de Frédéric Mion et ses équipes ? Imagine-t-on 187 étudiants de biologie, de mathématiques, de physique bénéficier du même soutien pour leurs formations ?
La réduction des inégalités ? Faut-il rappeler les propos en 2012 d’Alain Claeys (à AEF), qui a été pendant des années le très estimable rapporteur de la Mission d’évaluation et de contrôle du Parlement, sur la sélection, les inégalités, et la gestion de deniers publics ? « Qu’il y ait des centres universitaires d’excellence est une chose. Qu’ils assèchent les autres territoires en est une autre. La création d’un maillage pertinent est l’un des grands enjeux de demain, dans lequel la péréquation entre universités pourrait trouver sa place. » Ou encore les discours d’Alain Rousset sur les inégalités ?
Quelles leçons en tirer ?
D’abord une bonne nouvelle. Après Alice Guilhon de Skema qui réclamait un crédit d’impôt pour les frais d’inscription des Business schools, c’est donc le modèle économique de Sciences po qui réhabilite la nécessité …du financement public ! Ni sa formation continue (380 K€ de marge nette selon le rapport HCERES), ni ses alumnis ne sont les vaches à lait escomptées.
Ensuite une double contradiction. La première est celle de Frédéric Mion, un des 3 co-présidents de CAP2022 et du rapport « Service public, se réinventer pour mieux servir ».
Le rapport indique qu’assurer « au mieux l’accueil dans l’enseignement supérieur nous semble prioritaire » et qu’il faut « un service public renouvelé tout en faisant des économies substantielles. »
La seconde est celle des élus concernés à Poitiers et en Nouvelle-Aquitaine qui ne jurent que par la réduction des inégalités et par l’innovation, la création d’emplois. Peut-on le faire en accentuant l’écart entre filières dites d’élite et l’Université ?
Une véritable mauvaise nouvelle : peut-on, avec la crise sociale que notre pays traverse, persister dans les vieux schémas et un aveuglement dont on pourrait payer cher les fractures ? Ne risque-t-on pas de conforter ce sentiment d’injustices et d’inégalités (parfois fantasmé mas si souvent réelles dans l’enseignement supérieur) ? Cette France de l’enseignement supérieur à 2 vitesses est-elle encore tenable ? Et les doubles discours qui vont avec ?
J’ai fait ma conclusion en 3 temps, comme à…? ?
Le coût annuels de Sciences Po selon le HCERES
« Le coût annuel d’un étudiant est de 17 392€, très largement supérieur à celui d’un étudiant à l’université (10 390€), toutes disciplines confondues (…). Est particulièrement élevé le coût par étudiant de l’école de journalisme, dont les effectifs sont inférieurs à 100 étudiants : 24 000€. Par ailleurs, paradoxalement, le coût d’un étudiant en collège (17 532€ ) est légèrement supérieur à celui d’un étudiant en master (17 281€). Ce coût est partiellement financé par les subventions publiques du ministère (de l’ordre de 8.500€ en 2016 et les droits de scolarité. Ces derniers sont modulés en fonction des revenus du foyer fiscal de rattachement de l’étudiant et de la composition de celui-ci. Pour l’année 2018-2019, ils s’échelonnent de 0€ à 10 370€ au collège, de 0€ à 14 270€ en master, en légère augmentation par rapport à l’année précédente. L’établissement estime les droits moyens au collège universitaire et en master respectivement en 2016-2017 à 4 560€ et 5 850€ (source : rapport de gestion de la FNSP : comptes 2016, du 26/05/2017). Il reste ainsi à financer par l’établissement sur ses ressources propres, hors droits de scolarité, de l’ordre de 3 500€ par étudiant. »
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