Décentralisation, déconcentration, centralisation, formation des élites, lourdeur des procédures et contrôle etc., la crise du Covid-19 fait ressurgir de vieux débats français. Ils illustrent la tension permanente entre confiance et défiance. Qu’en est-il dans l’ESR ? Un nouveau rapport de la Cour des comptes montre à quel point notre système marche sur la tête : au moment où les universités font des prouesses en matière de soutien à leurs étudiants et entament une véritable révolution, on émet des doutes sur leurs actions et on leur demande plus de transparence sur ce sujet… Récit d’une déconnexion bureaucratique.
Dans le chapitre sur la CVEC (page 109) de son rapport annuel sur l’exécution budgétaire de l’ESR (la Mires), la Cour des comptes recommande de « poursuivre la démarche de transparence de la nouvelle taxe affectée », la CVEC (contribution vie étudiante et de campus’) et de s’assurer « de l’usage des fonds alloués aux opérateurs par la mise en place de comptes d’emploi, et en assurer la publication. »
En pleine crise du Covid-19, peut-on imaginer plus fâcheuse recommandation, à contretemps ? Comme chacun ne le sait pas, le MESRI et Bercy soupçonnent les universités de détourner la CVEC de ses objectifs 1Instituée par la loi ORE, la Contribution de Vie Étudiante et de Campus vise l’amélioration des conditions de vie et d’étude et la dynamisation de la vie de campus. Elle est destinée à favoriser l’accueil et l’accompagnement social, sanitaire, culturel et sportif des étudiants et à conforter les actions de prévention et d’éducation à la santé réalisées à leur intention. Depuis la rentrée 2018, tous les étudiants, exceptés les boursiers, doivent s’en acquitter : elle s’élève 91 euros. L’argent est collecté au niveau national, puis redistribué aux établissements, ainsi que dans une moindre mesure aux CROUS. et entendent connaître par le détail où va l’argent de cette taxe affectée. Si dans ce contexte la Cour des comptes fait son travail, cette « anecdote » est révélatrice du fonctionnement de l’Etat.
- Un législateur qui croit bien faire mais, tétanisé par une accusation potentielle de hausse des droits d’inscription, choisit d’encadrer de façon ingérable cette contribution.
- Un ministère dont le rôle est évidemment de faire respecter la loi, et qui craint par dessus tout des « dérives » selon le principe bien connu des vases communicants : l’argent supposé aller à l’endroit X atterrit à l’endroit Y.
- Une autonomie des universités mise à mal sur un micro-sujet, alors que dans le même temps, pour des sommes considérables, elles peuvent gérer leur budget global.
- Des universités, rappelons-le, sous-financées et qui parfois peuvent être tentées de colmater quelques brèches budgétaires.
On sombre à nouveau dans le micro management (enquête en cours de la Dgesip sur les sommes consacrées à la vie étudiante), la tentation de l’injonction (les universités devraient faire ceci ou cela) etc.
Patatras ! La crise du Covid-19 montre, à grande échelle, que les universités n’ont pas besoin de circulaires et d’oukazes pour s’occuper de leurs étudiants ! Mieux, elles prennent même des responsabilités qui habituellement ne sont pas toujours de leur ressort, sur leurs propres fonds : fournitures de paniers-repas, aides financières. Cerise sur le gâteau, elles assument le pilotage stratégique vis-à-vis des Crous : car le premier contact, c’est bien sûr l’enseignant qui assure le suivi de ses étudiants.
La suspicion permanente…
Le sport ministériel permanent, c’est de toujours relever les lacunes des universités, notamment dans 3 domaines : le suivi des étudiants, la gouvernance, la gestion interne. On objectera évidemment que des universités traitent parfois mal leurs étudiants, que leur organisation et leurs finances sont approximatives etc. Encore que la Cour des comptes, dans le même rapport, note des progrès significatifs…
Loin de moi l’idée de faire de l’angélisme : je connais trop bien le fonctionnement universitaire (d’un point de vue extérieur) pour ne pas savoir que l’engagement pédagogique des enseignants, y compris en ce moment, est loin d’être optimum, que les compromis électoraux peuvent freiner des politiques d’établissement efficaces, que 5 000 postes de travail sont perdus faute d’application des 35 heures chez les Biatss etc. Et on peut ajouter qu’une partie des étudiants vient aussi, en 1ère année, en touriste faute de mieux.
…ou la confiance ?
Bref, soyons lucide. Mais comment se fait-il que ces handicaps structurels n’ont pas empêché les universités, depuis des décennies, de relever défi sur défi dans des conditions funambulesques ? Leur résilience doit nous dire quelque chose de leurs qualités !
Si l’on prend exemple de la vie étudiante, qui aurait imaginé que les étudiants soient accueillis comme ils le sont au moment des pré-rentrées ou encore l’amélioration de l’accompagnement des étudiants handicapés ? Concernant l’utilisation de la CVEC (pour laquelle les représentants étudiants sont associés), qui est mieux placé que les étudiants eux-mêmes, les instances universitaires, voire l’opinion publique et les médias, pour évaluer le bon usage ?
Ils seront à coup sûr de bien plus fermes aiguillons que le MESRI, Bercy et Cour des comptes réunis ! Ces derniers ont-ils besoin de connaître le nombre de paniers-repas délivrés par les universités ? Le nombre de consultations psychologiques à distance ? Le nombre d’étudiants en « détresse morale » ?
Que les instances universitaires aient à connaître les résultats de la politique de leur établissement, oui. Mais les universités ne sont pas un service déconcentré de l’Etat. C’est ce procès permanent qui masque la dynamique véritable que vient de révéler la crise : l’incroyable mutation en cours.
Malheureusement, ce qui intéresse l’Etat n’est pas le résultat mais le processus ! C’est ce qu’a très bien décrit à propos des hôpitaux le Professeur Gabriel Steg dans les Echos. Il fonctionne sur un schéma de défiance, qui nourrit cette dernière. Bien sûr il n’y a pas les méchants dans les administrations centrales et les gentils chez les opérateurs. Ce n’est pas un problème moral ! La seule question qui vaille est : qui est le mieux placé pour gérer, changer les choses et (re)créer de la confiance ?
Les qualités qui font défaut…à l’Etat central
Alors que le débat sur la formation des élites et l’organisation de l’Etat est permanent (mise en cause des ARS, du centralisme, de la coordination etc.), tirons quelques leçons des conséquences du COVID-19 pour l’ESR.
Interrogeons-nous : quelles sont les qualités nécessaires pour gérer une crise de cette ampleur ?
- la capacité à gérer l’incertitude
- la capacité d’adaptation ;
- l’aptitude à distinguer l’essentiel de l’accessoire ;
- le goût du risque (je n’évoque pas le risque sanitaire mais celui qui consiste à sortir des sentiers battus), par exemple la capacité à subordonner la procédure au but ;
- la réactivité ;
- le savoir-faire.
Sur ces 6 items, les opérateurs d’enseignement supérieur et de recherche que sont les universités et les écoles ont montré des qualités supérieures à leurs lacunes supposées. Et si elles se révèlent, c’est qu’elles étaient latentes…
Ajoutons-y l’engagement exceptionnel d’une partie de leurs personnels et de leurs équipes dirigeantes et le leadership de chefs d’établissement 2Au passage, ayons une pensée pour les guérilleros du quartier latin qui dans une tribune du Monde ne se sont pas aperçus de ce que leurs établissements réalisaient. Sans doute parce qu’une grande partie d’entre eux ne s’intéresse aux étudiants que lorsqu’ils peuvent mettent en avant leur signature dans un média…. Notons au passage que la grande gagnante de cette crise, même si cela sera peut-être éphémère, c’est la légitimité de la gouvernance et sa réactivité.
Mais ces qualités ne suffiraient pas s’il n’y avait pas des facteurs exogènes aussi décisifs que leur ancrage territorial. Cet ancrage, c’est leur poids démographique qui leur donne voix au chapitre, c’est leur rôle central en matière de recherche et d’innovation. Ce sont aussi les projecteurs braqués par les médias locaux et les réseaux sociaux.
Bref, pendant que la réforme de l’allocation des moyens, de l’évaluation et j’en passe sont au point mort, l’Etat continue comme si de rien n’était son bonhomme de chemin bureaucratique. Alors même que la crise du Covid-19 fait la démonstration à grande échelle que le pari de l’autonomie est plus efficace que le centralisme bureaucratique. Et qu’il faut l’encourager et la valoriser.
Y aura-t-il une prise de conscience un jour ? Vu ce que la crise sanitaire révèle, il s’agit d’un débat de fond de la société française sur ce qu’est un Etat efficace.
Références
↑1 | Instituée par la loi ORE, la Contribution de Vie Étudiante et de Campus vise l’amélioration des conditions de vie et d’étude et la dynamisation de la vie de campus. Elle est destinée à favoriser l’accueil et l’accompagnement social, sanitaire, culturel et sportif des étudiants et à conforter les actions de prévention et d’éducation à la santé réalisées à leur intention. Depuis la rentrée 2018, tous les étudiants, exceptés les boursiers, doivent s’en acquitter : elle s’élève 91 euros. L’argent est collecté au niveau national, puis redistribué aux établissements, ainsi que dans une moindre mesure aux CROUS. |
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↑2 | Au passage, ayons une pensée pour les guérilleros du quartier latin qui dans une tribune du Monde ne se sont pas aperçus de ce que leurs établissements réalisaient. Sans doute parce qu’une grande partie d’entre eux ne s’intéresse aux étudiants que lorsqu’ils peuvent mettent en avant leur signature dans un média… |
On ne peut que saluer la pertinence et l’acuite des observations de Jean Michel de maniere generale et sur ce point en particulier