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Les polémiques permanentes sur les réformes éducatives ont trouvé un nouveau terrain avec la loi “école de la confiance” de Jean-Michel Blanquer et évidemment la suppression des séries du bac. Cette dernière serait une apocalypse annoncée, désorientant familles et élèves, aggravant les inégalités entre lycées et élèves. Le chercheur Vincent Troger rappelait récemment les parentés entre ce que proposaient en 1989 P. Bourdieu et F. Gros à L. Jospin et le projet actuel. De son côté, Marc Bloch, ennemi résolu du ‘bachotage,’ soulignait en 1943 la nécessité de “moderniser notre tradition” ! Retour sur quelques aspects de cette passion très française.

Combien d’heures de maths, de français, d’histoire etc. ? Le débat éducatif semble souvent se réduire à cet aspect, toute évolution faisant craindre aux enseignants, aux parents, et à une partie des médias, la perte d’un âge d’or qui n’a véritablement jamais existé. Du côté des gouvernements, quels qu’ils soient, des changements incessants et une conception qui reste très verticale. Ce qui transforme souvent les bonnes intentions en capharnaüm incompréhensible.

Et puis, on connaît ce mécanisme classique : ce qui est mis en place est contesté, puis une fois installé est défendu vigoureusement contre toute remise en cause, comme le soulignait fort justement l’ancien président du syndicat des proviseurs (SNPDEN), Philippe Tournier dans une tribune de l’Obs en février dernier.

Constance des débats…

Dans une autre tribune (Le Monde du 4 mars 2019), Vincent Troger, maître de conférences en Science de l’éducation relevait à propos des polémiques actuelles qu’en mars 1989, Pierre Bourdieu et François Gros remettaient à Lionel Jospin, alors ministre de l’éducation nationale, un rapport sur l’avenir des lycées qui indiquait qu’il importait “de substituer à l’enseignement actuel, encyclopédique, additif et cloisonné, un dispositif articulant des enseignements obligatoires, chargés d’assurer l’assimilation réfléchie du minimum commun de connaissances, des enseignements optionnels, directement adaptés aux orientations intellectuelles et au niveau des élèves, et des enseignements facultatifs et interdisciplinaires relevant de l’initiative des enseignants.”

Vincent Troger estime que 30 ans plus tard, Jean-Michel Blanquer semble, à propos du bac, “répondre à ces attentes en proposant un système d’enseignement optionnel (…) en des termes qui rappellent ceux des deux éminents universitaires” (Cf. le décret n°2018-614 du 16 juillet 2018).

Dépassionner est-il possible ?

Je n’entrerai pas dans ce billet sur la pertinence ou non de la comparaison (encore moins sur l’histoire des réformes et de leur contestation), mais plutôt sur la persistance de ces débats infinis et parfois, il faut l’avouer, incompréhensibles ?! J’ai d’ailleurs l’impression de revivre chaque année les mêmes polémiques, comme si le monde, et les élèves, n’avaient pas changé.

Dans mon billet “Université et formation des élites”, je citais un beau texte de Marc Bloch qui soulignait la “difficulté de réformer” et surtout la “tare du bachotage”. Je poursuis donc ma “note de lecture”. La “modernisation de la tradition” qu’il prône est une occasion de réfléchir peut-être un plus sereinement aux réformes éducatives, une passion française. Bien entendu, il ne s’agit pas de faire dire à Marc Bloch ce qu’il n’a pas dit, d’autant que les circonstances (la défaite française) étaient exceptionnelles, et que concernant l’enseignement secondaire et l’accès au supérieur, la situation était radicalement différente (par exemple la massification, le maillage territorial). Pourtant, même son regard sur le Latin et le Grec, décalé au regard de la situation actuelle, mérite d’être relu.

Marc Bloch et des principes éducatifs toujours actuels

Il y ébauche ainsi des propositions sur l’enseignement secondaire qui font écho à des débats actuels. En ces temps où l’insulte prime sur l’échange, je me suis dit que, peut-être échappera-t-il à ces anathèmes permanents entre anciens et modernes, pro et anti réformes, “pro sciences de l’éducation” et “anti neurosciences”, qui pourraient, à mon humble avis, faire de notre pays un champ de ruines éducatif : les derniers indicateurs sur le niveau en maths sont une alerte rouge.

Avec Marc Bloch, essayons donc de réfléchir peut-être autrement, sachant que, s’il indique que le pays doit investir dans l’éducation, il ne fait pas des moyens la condition suffisante.

La notation

J’ai, comme tous mes collègues, corrigé des copies, interrogé des candidats. Comme tous, je me reconnais sujet à l’erreur. M’arrive-t-il cependant de confondre une très bonne épreuve avec une très mauvaise, ou même avec une épreuve moyenne ? Assez rarement, je pense. Mais, lorsque je vois un examinateur décider que telle ou telle copie d’histoire par exemple ou de philosophie ou même de mathématiques, cotée sur 20 vaut 13 1/4 et telle autre 13 1/2, je ne puis en toute déférence m’empêcher de crier à la mauvaise plaisanterie.

De quelle balance de précision l’homme dispose-t-il donc qu’il lui permette de mesurer avec une approximation de 1,2% la valeur d’un exposé historique ou d’une discussion mathématique ? Nous demandons instamment que – selon l’exemple de plusieurs pays étrangers – l’échelle des notes soit uniformément et impérieusement ramenée à cinq grandes catégories : 1 ou ” très mauvais “, 2 ou ” mauvais “, 3 qui sera ” passable “, 4 qui voudra dire ” bien “, 5 qui voudra dire ” très bien ” (non ” parfait “, qu’interdit l’infirmité humaine).

Cela du moins partout où les ex æquo sont sans inconvénients. Il faudra faire étudier à un mathématicien le problème des concours à places limitées. Mais là encore, il doit être possible de se garder de raffinements trop poussés, dont l’absurdité ne nous échappe que par suite d’une trop longue accoutumance. Tout vaut mieux qu’une sottise, qui se prolonge en injustice.”

Bons et mauvais élèves

“Depuis quelques décades, l’enseignement secondaire est en perpétuel remaniement. Sans doute, les grotesques incohérences des trois dernières années ne dénoncent-elles rien d’autre que l’incapacité foncière du régime à rien créer ni coordonner. Mais le déséquilibre est plus ancien. Il répond à des causes profondes. L’ancien système humaniste a vécu. Il n’a pas été remplacé.

Il y a toujours eu de mauvais élèves qui devenaient, plus tard, des hommes instruits et cultivés. Je ne crois pas me tromper en disant que le cas a, de nos jours, tout à fait cessé d’être exceptionnel. Alors qu’inversement, beaucoup de prétendus bons élèves n’ouvriront plus jamais un livre. À la vérité, en ont-ils jamais ouvert, durant leurs classes, d’autres que leurs ‘morceaux choisis’ ?

L’enseignement secondaire

Il préconise pour le lycée, parce qu’une “sélection s’imposera”, un examen d’entrée mais qui devra être “très simple et adapté à l’enfance : un test d’intelligence plutôt qu’une épreuve de connaissances… ou de perroquetage. Des examens de passage subsisteront. Mais non d’année en année. C’est méconnaître toute la psychologie de la croissance – disons mieux c’est nier la physiologie – que de prétendre juger un enfant ou un adolescent sur le travail d’une dizaine de mois (…).”

Et puis, “au lieu de chercher à plier l’enfant à un régime implacablement uniforme, on s’attachera à cultiver ses goûts, voire ses ” marottes “, dans laquelle “l’éducation physique aura sa large part.”

Disciplines et souplesse des programmes

Marc Bloch souhaite de la souplesse avec “une très souple liberté d’option dans les matières d’enseignement : liberté désormais d’autant plus aisée que la suppression du carcan des examens doit permettre une grande variété d’initiative.” Mais cette souplesse conduit selon lui par la faute du baccalauréat” à faire de la France un des rares pays où toute l’expérimentation pédagogique, toute nouveauté qui ne s’élève pas immédiatement à l’universel, se trouve particulièrement interdite.”

Latin, grec et mathématiques

Faut-il du latin ? Oui mais “le latin universellement obligatoire est une absurdité ; de même l’uniformité d’un programme mathématique trop poussé, auquel certains esprits, qu’il faut peut-être plaindre, mais non condamner, se révèlent par nature rebelles. (…) Sa connaissance est indispensable à toute discipline de caractère historique. Elle ouvre l’accès d’une littérature dont les résonances sont loin d’être éteintes. Surtout, l’apprentissage d’une langue de caractère synthétique est, pour l’intelligence, une gymnastique à peu près irremplaçable.”

Cependant, pour Marc Bloch, il faut que cette étude soit “sérieuse”, avec un nombre d’heures suffisant. Car “plutôt qu’un latin maladroitement ânonné, comme on le voit trop souvent aujourd’hui, mieux vaudrait pas de latin du tout ; avant toute chose, il faut dans l’éducation fuir l’à-peu-près. C’est pourquoi, malgré l’admirable valeur esthétique et intellectuelle du grec, je crains fort qu’il ne puisse être maintenu, sinon par exception : une once de latin, quelques grains de grec… je préfère bon poids du premier.”

L’éducation scientifique et la place de l’observation

Il sépare très nettement apprentissage fondamental et apprentissage technique : “l’enseignement secondaire a pour objet de former des esprits ; non, par avance, des ingénieurs, des chimistes ou des arpenteurs. Ceux-là trouveront, plus tard et ailleurs, les écoles qu’il leur faut. Nous voudrions que, surtout jusqu’à quatorze ou quinze ans, une place fût faite aux disciplines d’observation, parmi lesquelles la botanique, pratiquée sur le terrain, semble appelée à tenir un rôle prééminent.

Et concernant les mathématiciens, ils doivent selon lui se souvenir que dans l’enseignement secondaire “la géométrie par exemple, a sa place beaucoup moins comme accumulation de connaissances (dont un grand nombre, par la suite, deviendront inutiles au commun des élèves) que comme un merveilleux instrument à aiguiser le raisonnement. Nous pensons que des allègements sérieux peuvent être apportés à des programmes comme celui de la chimie, où la masse des faits est excessive.

L’enseignement historique et géographique

Il préconise de prendre du recul par rapport à l’histoire immédiate afin de “donner à nos jeunes une image véridique et compréhensive du monde.” Ainsi,“dans le présent même, il importe bien davantage à un futur citoyen français de se faire une juste image des civilisations de l’Inde ou de la Chine que de connaître, sur le bout du doigt, la suite des mesures par où ” l’Empire autoritaire ” se mua, dit-on, en ” Empire libéral “. Là encore, comme dans les sciences physiques, un choix neuf s’impose.”

Sa conclusion

“La tradition française, incorporée dans un long destin pédagogique, nous est chère. Nous entendons en conserver les biens les plus précieux : son goût de l’humain ; son respect de la spontanéité spirituelle et de la liberté ; la continuité des formes d’art et de pensée qui sont le climat même de notre esprit. Mais nous savons que, pour lui être vraiment fidèles, elle nous commande elle-même de la prolonger vers l’avenir.

NB : Ce texte est extrait de Marc Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, 2006.

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