Suivre les débats actuels autour de la formation des élites, c’est se replonger dans l’âme de la société française. En 1943, dans un magnifique texte, écrit peu avant sa mort, et moins connu que « L’étrange défaite », Marc Bloch livrait un vibrant plaidoyer humaniste, analysant la place de la formation et de l’éducation pour redresser le pays. Et notamment de ses élites qu’il voulait voir former à l’université. Non pas pour des raisons conjoncturelles, mais pour des raisons profondes. Je vous en propose quelques extraits qui semblent prémonitoires…
C’est peu de dire que les propos de Marc Bloch sur l’enseignement nous éloignent de l’hystérie des débats actuels sur l’éducation ! L’historien serait sans doute, aujourd’hui, l’objet d’injures, d’anathèmes ou de ricanement sur les réseaux sociaux . Lui risquait simplement sa vie : il s’agit d’une note rédigée dans une publication du Comité Général d’Études du Conseil National de la Résistance, auquel il participe avant son arrestation le 8 mars 1944 et intitulée « Sur la réforme de l’enseignement ».
Évoquant la défaite de la France face aux Nazis, il estime que « parmi ses causes profondes, les insuffisances de la formation que notre société donnait à ses jeunes ont figuré au premier rang. »
Au-delà de la situation dramatique que vivaient la France et Marc Bloch (ce qui permet de relativiser l’outrance des débats actuels…), ses vues ont une portée bien plus générale et nous parlent d’une culture et d’un système qui ont certes évolué, mais dont les fondamentaux semblent immuables.
NB : les intertitres sont de moi
La difficulté de réformer
« Ne nous y trompons pas, la tâche sera rude. Elle n’ira pas sans déchirements. Il sera toujours difficile de persuader des maîtres que les méthodes qu’ils ont longuement et consciencieusement pratiquées n’étaient peut-être pas les meilleures ; à des hommes mûrs, que leurs enfants gagneront à être élevés autrement qu’eux-mêmes ne l’ont été ; aux anciens élèves de grandes Écoles, que ces établissements parés de tous les prestiges du souvenir et de la camaraderie doivent être supprimés. »
Les gouvernants et les choses de l’esprit
« ‘Ce qui nous a toujours frappés chez vos gouvernants, me disait naguère un ami norvégien, c’est le peu d’intérêt qu’ils portent aux choses de l’esprit’. Le mot était dur. On voudrait qu’il cessât, à jamais, d’être mérité… »
Les moyens nécessaires
« Il nous faudrait donc des ressources nouvelles. (…) Il nous en faudra aussi, disons-le sans fausse honte, pour assurer à nos maîtres de tous les degrés une existence non pas luxueuse certes (ce n’est pas une France de luxe que nous rêvons), mais suffisamment dégagée des menues angoisses matérielles, suffisamment protégée contre la nécessité de gagne-pain accessoires pour que ces hommes puissent apporter à leurs tâches d’enseignement ou d’enquête scientifique une âme entièrement libre et un esprit qui n’aura pas cessé de se rafraîchir aux sources vives de l’art ou de la science. »
La tare du bachotage
« Mais ces indispensables sacrifices seraient vains s’ils ne s’adressaient à un enseignement tout rajeuni. Un mot, un affreux mot, résume une des tares les plus pernicieuses de notre système actuel : celui de bachotage. (…) L’enseignement secondaire, celui des universités et les grandes écoles en sont tout infectés. »
‘Bachotage’. Autrement dit : hantise de l’examen et du classement. Pis encore : ce qui devait être simplement un réactif, destiné à éprouver la valeur de l’éducation, devient une fin en soi, vers laquelle s’oriente, dorénavant, l’éducation tout entière. On n’invite plus les enfants ou les étudiants à acquérir les connaissances dont l’examen permettra, tant bien que mal, d’apprécier la solidité. C’est à se préparer à l’examen qu’on les convie. Ainsi un chien savant n’est pas un chien qui sait beaucoup de choses, mais qui a été dressé à donner, par quelques exercices choisis d’avance, l’illusion du savoir.
(…) Des lycées ont organisé, interrompant pour cela la suite régulière des études, un » pré-baccalauréat « . Dans les librairies médicales de Paris, se vendent, toutes faites, les questions d’internat, qu’il n’y a qu’à apprendre par cœur. Certaines institutions privées ont découpé les programmes sujet par sujet et se vantent d’un sectionnement si juste que la plupart de leurs candidats ne tombent jamais que sur des questions ainsi traitées et corrigées. Du haut en bas de l’échelle, l’attraction des examens futurs exerce son effet. »
Les conséquences morales de la « manie examinatoire »
« (…) Ses conséquences morales, les a-t-on toujours assez clairement vues : la crainte de toute initiative, chez les maîtres comme chez les élèves ; la négation de toute libre curiosité ; le culte du succès substitué au goût de la connaissance ; une sorte de tremblement perpétuel et de hargne, là où devrait au contraire régner la libre joie d’entreprendre ; la foi dans la chance (car ces examens, quelle que puisse être la conscience des examinateurs, demeurent, par nature, hasardeux (…) ».
« Qui croit encore au baccalauréat, à la valeur de choix, à l’efficacité intellectuelle de cette aléatoire forcerie ? Bien entendu, divers procédés de sélection demeureront, cependant, nécessaires ; mais plus rationnellement conçus et en nombre désormais suffisamment restreint pour que la vie de l’écolier ou de l’étudiant cesse d’être enfermée dans une obsédante répétition d’épreuves. »
Les erreurs de l’enseignement supérieur
« Il a été dévoré par les écoles spéciales, du type napoléonien. Les Facultés même ne méritent guère d’autre nom que celui-là. Qu’est-ce qu’une Faculté des Lettres, sinon, avant tout, une usine à fabriquer des professeurs, comme Polytechnique une usine à fabriquer des ingénieurs ou des artilleurs ? D’où deux résultats également déplorables.
Le premier est que nous préparons mal à la recherche scientifique ; que, par suite, cette recherche chez nous périclite. Interrogez à ce sujet un médecin, par exemple, ou un historien ; s’ils sont sincères leurs réponses ne différeront guère. Par là, soit dit en passant, notre rayonnement international a été gravement atteint : en beaucoup de matières, les étudiants étrangers ont cessé de venir chez nous, parce que nos universités ne leur offrent plus qu’une préparation à des examens professionnels, sans intérêt pour eux. »
Des élites dirigeantes trop tôt spécialisées
« D’autre part, à nos groupes dirigeants, trop tôt spécialisés, nous ne donnons pas la culture générale élevée, faute de laquelle tout homme d’action ne sera jamais qu’un contremaître. Nous formons des chefs d’entreprise qui, bons techniciens, je veux le croire, sont sans connaissance réelle des problèmes humains ; des politiques qui ignorent le monde ; des administrateurs qui ont l’horreur du neuf.
À aucun nous n’apprenons le sens critique, auquel seuls (car ici se rejoignent les deux conséquences à l’instant signalées) le spectacle et l’usage de la libre recherche pourraient dresser les cerveaux. Enfin, nous créons, volontairement, de petites sociétés fermées où se développe l’esprit de corps, qui ne favorise ni la largeur d’esprit ni l’esprit du citoyen. »
Les universités et les grandes écoles
« Le remède ? Une fois de plus, il faut, dans ce premier schéma, renoncer au détail. Disons seulement, en deux mots, que nous demandons la reconstitution de vraies universités, divisées désormais, non en rigides facultés qui se prennent pour des patries, mais en souples groupements de disciplines ; puis, concurremment avec cette grande réforme, l’abolition des écoles spéciales.
À leur place, quelques instituts d’application technique permettant la préparation dernière à certaines carrières : après, toutefois, un passage obligatoire dans les universités. Pour achever la formation particulière d’une certaine catégorie d’ingénieurs, l’École des ponts et chaussées, par exemple, est indispensable ; affaire d’Université, la préparation scientifique générale n’a pas de raison d’être donnée dans une école entre cloisons étanches, comme Polytechnique. »
La Haute administration et la culture générale
« Nous avons vu naguère le Front Populaire se proposer de briser le quasi-monopole des Sciences politiques, comme pépinière de notre haute administration. Politiquement, l’idée était saine. Un régime a toujours le droit de ne pas recruter ses serviteurs dans un milieu, dont les traditions lui sont presque unanimement hostiles. Mais qu’imaginèrent alors les hommes au gouvernement ? Ils auraient pu songer à instituer un grand concours d’administration civile, analogue à l’admirable concours du Civil Service britannique : comme lui, fondé avant tout sur des épreuves de culture générale et laissant, grâce à un libre jeu d’options, une grande part aux curiosités individuelles ; comme lui, enfin, préparé dans des universités d’esprit élargi. Ils préférèrent tracer le plan d’une nouvelle école spéciale : une autre École des Sciences politiques, encore un peu mieux close que sa rivale… »
NB : Ce texte est extrait de Marc Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, 2006.
C’est un vrai plaisir de lire ce texte qui est à la fois d’une grande justesse même si les époques diffèrent fortement mais qui nous ramène à un domaine que Marc Bloch affectionnait, la compréhension de la complexité de l’humain … mais surtout, et Jean-Michel encore une fois merci pour ce blog passionnant, c’est sur certains points l’extrême modernité du propos qui croise aussi, et sans doute hélas, la si longue durée de problématiques non résolues.
L’abolition des écoles spéciales dans l’esprit de Marc Bloch puis du Conseil national de la Résistance est précisément ce qui a conduit à créer l’ENA et les instituts d’études politiques…
Bloch critiquait l’Ecole libre des sciences politiques et l’élite familiale qui en était issue. Cette élite s’insérait dans la vie administrative via un système de charges fondé sur les concours spéciaux « napoléoniens » des différentes institutions. Et cette élite collaborait avec l’occupant allemand – comme les élites économiques, de Loréal à Renault… ou les élites universitaires – il faudrait toujours rappeler, d’ailleurs, quand on invoque la figure tutélaire de Marc Bloch, que jusque récemment, une université de Lyon REFUSA de prendre son nom…
Pour ce qui est des fonctionnaires et du « passage obligatoire dans les universités », il existe déjà juridiquement car les recrutements sont soumis à des conditions de diplôme (licence pour la catégorie A, en particulier). Aucun recrutement dans la fonction publique n’est conditionné au fait d’avoir fait Science po mais au fait d’avoir un diplôme universitaire du niveau exigé.
Par ailleurs les Instituts d’études politiques sont habilités à délivrer le grade de master et ils se rapprochent de plus en plus des universités (sur le modèle de l’IEP de Strasbourg, composante de l’université du même nom) même s’ils se sont construits historiquement en opposition aux facultés de droit… Et restent considérés comme des fiefs intéressants à préserver en tant que tels au regard des opportunités de carrière universitaire…
Il faut par ailleurs essayer de deviner ce qui se joue dans les débats actuels : pour certains, la « solution » serait non pas d’universitariser la formation des fonctionnaires mais de créer un modèle à la Kennedy School of Administration – cette faculté d’Harvard où la scolarité et l’hébergement d’un étudiant coûtent près de 100 K USD par an…
Plusieurs membres des équipes actuelles au pouvoir sortent de cette école où, pour ce qui est de ses étudiants français – la sélection est double : excellence scolaire (Normale sup, Science po) + argent…
Nicolas
Ancien élève de l’université (jusqu’au doctorat) et de l’ENA…
Merci pour ces précisions. Si j’ai cité des extraits de ce texte, ce n’est pas seulement pour le débat actuel sur l’Ena, mais plus globalement sur l’approche de la formation qu’avait M. Bloch. J’y reviendrai d’ailleurs à propos de la réforme du bac en cours et ce que disait de l’enseignement secondaire de l’époque M. Bloch. On est avec lui bien loin de l’hystérisation du débat sur ces question.