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Selon Le Monde, le gouvernement entend modifier et diversifier le recrutement de la Haute fonction publique. Cette question des élites, de leur sélection et de leur formation, ne concerne pas que l’État : elle concerne aussi l’ESR français. Mais parce qu’élite = viviers diversifiés, nous avons beaucoup à apprendre du sport de haut niveau : on n’y sélectionne pas X profils identiques, sous peine de disparaître ! Si le milieu sportif l’a compris depuis longtemps, ni l’État, ni une partie de la communauté académique ne semblent en avoir mesuré les conséquences concrètes.

2 articles du Monde du 5 avril (accès abonnés) et des Echos du 7 avril (idem) nous apprennent que le gouvernement veut changer la formation des futurs hauts fonctionnaires et que le débat fait rage dans les hautes sphères de l’État. Objectif affiché : être capable d’attirer les meilleurs, favoriser l’accès des femmes et des « jeunes des quartiers ». Le modèle de discrimination positive porté en son temps par Richard Descoings semble une référence, et la discussion porte sur le périmètre des écoles concernées (ENA, ENM, Instituts régionaux d’administration…).

Faut-il rappeler qu’en France, on a toujours confondu malthusiannisme et sélectivité ? Richard Descoings fut la cible préférée des dirigeants des Grandes écoles et d’une partie des ‘grands corps’ qui lui reprochaient, en ouvrant les vannes en termes d’effectifs, de faire baisser le niveau de Sciences Po.

Et justement, dès le départ le débat est biaisé. Pourquoi ? Parce qu’il part d’un présupposé qui ignore totalement le vivier essentiel et diversifié que constituent les dizaines de milliers de diplômés de masters à l’université, et évidemment les PhD. Incroyable alors que les femmes y sont bien représentées, les jeunes issus de milieux défavorisés mieux qu’ailleurs !

La défiance ou la méconnaissance sont donc telles vis-à-vis de l’université que, dans un vivier de 150 000 bac + 5 et PhD, personne au sein des pouvoirs publics ne peut imaginer y sélectionner quelques centaines d’étudiants très performants.

Une excellence auto-attribuée aux écoles

On attribue en effet, en privé ou publiquement, des qualités aux énarques, X etc. que n’auraient pas les jeunes formés à l’université. Bien entendu, personne ne peut contester les compétences des énarques/IGF et autres X dans le fonctionnement de l’État français.

Mais pour avoir eu l’occasion d’en rencontrer des centaines depuis des années, je peux vérifier un adage populaire : le pourcentage d’imbéciles et d’incompétents y est au moins identique au reste de la population ?. Doit-on rappeler que ces élites bien formées ont commis d’énormes bévues (je ne parle pas de l’aspect pénal) comme l’illustre le feuilleton du Crédit Lyonnais et les errements de Jean-Yves Haberer, IGF ? Bref, rien ne protège de l’impéritie, pas même les X embarqués dans le scandale de avions renifleurs.

Les postes de hauts fonctionnaires ne se réduisent pas aux 180 places annuelles de l’ENA : par exemple, être DGS d’une université, la plupart non énarques,  est-ce une fonction moins importante qu’être chef de bureau d’un ministère ?

De même, obtenir son diplôme dans un master très sélectif, avoir un doctorat ferait-il de l’étudiant concerné un être intellectuellement moins charpenté ? Aurait-il moins de savoir-être, de savoir-faire, de goût du risque, de capacité à écrire dans un français compréhensible ?

Les services de renseignement français ont compris leurs qualités en les recrutant, notamment dans la cybersécurité ou les langues rares…

On est typiquement dans ces biais de perception, qui ne sont pas attribuables qu’aux propagateurs de fake news ! Ils sont largement partagés, y compris chez les chercheurs. Affirmer que l’on prend les meilleurs n’exonère pas en effet de s’interroger sur les différents critères de ce que l’on considère comme le « meilleur ».

Comment sélectionner une élite performante ? Le sport en exemple

Je l’ai déjà écrit, ce qui différencie les élites françaises des élites des autres pays comparables, c’est leur vivier restreint et surtout leur grande homogénéité « thématique ». Si les chercheurs ont bien documenté certains aspects (mêmes origines, mêmes lycées voire mêmes maternelles, mêmes « grandes écoles), il faut souligner l’ultra-domination de certaines disciplines (mathématiques/ingénierie, sciences politique et économie) et en plus très rarement au niveau doctorat. Peu de littéraires, encore moins des chimistes, des physiciens, des biologistes.

Les élites françaises sont donc sélectionnées sur un vivier restreint, dans lequel tout le monde se ressemble. Or sur quoi, et comment, se construit une élite dans un pays démocratique ? Sur sa diversité. Le sport de haut niveau nous montre de ce point de vue la voie : on n’y sélectionne pas X profils identiques, sous peine de disparaître !

Il y eut une période en football (années 60) pendant laquelle la France ne gagnait rien mais favorisait à outrance, avec le concours du « meilleur jeune footballeur » ?, la répétition de geste standardisés (jongler) : la pensée dominante était « tous pareils ». Et puis des jeunes, hors standards des centres de formation (Platini, Zidane) ont fait exploser les codes. Depuis, la formation « à la française » tant vantée dans le monde, s’est adaptée pour ne pas laisser passer des profils atypiques.

La France est donc devenue une nation majeure, même si la tentation du « moule » est permanente : sélectionner des joueurs athlétiques et puissants par exemple. C’est ainsi que la plupart des centres de formation des clubs professionnels ont recalé N’Golo Kanté ?… Pas dans le moule !

Cette culture française de la norme, on la retrouve en musique classique : le grand ténor Roberto Alagna raconte comment il a été recalé au conservatoire car autodidacte … comme Pavarotti.

Viviers et haut niveau

Sans doute plus que dans tout autre pays, la lutte contre le formatage est une lutte de tous les instants, face à un égalitarisme qui fleure bon la marche au pas de l’oie. Car dans le sport, chacun admet que tout le monde ne joue pas dans la même division, mais a/à sa place. Aurons-nous un jour des N’Golo Kanté dans l’État ?

Disposer d’une élite suppose donc une condition nécessaire, mais pas suffisante, celle d’avoir un vivier (les licenciés). Car la production d’une élite performante n’est pas automatique : de nombreuses fédérations ont un vivier important mais une élite faible comme le tennis.

C’est donc l’articulation des 2 (vivier large et élite) qui est la clé de la réussite. Une élite en perte de vitesse peut faire diminuer le vivier : on l’a vu en football après l’affaire du bus de Knysna.

Si l’on prend l’exemple du rugby français, il conjugue une élite très mal en point et un vivier profond en perte de vitesse. Pourtant, s’il a un vivier intermédiaire de grande qualité (champion du monde des moins de 20 ans), il est confronté à un problème stratégique de formation autour des qualités attendues dans le rugby moderne.

Vous me direz, quel rapport avec l’ESR ? Ce que l’on observe partout, c’est que le propre d’une élite performante est

  1. d’orienter la formation et les compétences attendues de son vivier
  2. de savoir faire émerger des profils atypiques, non passés par les filtres des concours ou sélections diverses. Ce qui ne dévalorise en rien celles et ceux qui sont issus des voies classiques.

Découvrir les talents de demain

Les chemins de traverse sont donc décisifs. Et plus le vivier est restreint, plus le spectre des compétences l’est aussi. S’il est en effet facile pour le monde académique de critiquer la technocratie française, le même problème se pose dans les universités et organismes de recherche.

L’élite académique s’intéresse-t-elle à son vivier ? Et peut-elle le comprendre ? Pas sûr vu son parcours, en général peu diversifié. Les prix Nobel français défendent la recherche française mais ne disent jamais un mot sur le vivier, l’enseignement supérieur !

Selon une étude de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (Depp), le niveau de mathématiques des élèves en CM2 a fortement chuté, passant de 74% en 1987 à 37% en 2017. Il restera toujours des bons élèves (les enfants de profs), mais on peut craindre que l’école mathématique française soit menacée par l’affaiblissement de son vivier, très en amont.

La baisse du nombre de doctorants interpelle aussi quant au vivier disponible. La prépa reste, pour une partie de la communauté académique, le Graal. On y envoie ses enfants d’ailleurs. Non pas que les chercheurs ne s’intéressent pas aux masters n’ayant pas fait une prépa. Mais le mouvement insidieux qui caractérise notre pays est cette volonté d’ignorer les talents qui arrivent à maturité plus tard ou différemment (Voir mon billet de juin 2018 sur le bac et la précocité).

Où sont-ils ? Sans doute en grande partie dans la masse des inscrits en L1, dans ceux qui passent cette épreuve hypersélective qu’est la 1ère année d’université. Quelles sont leurs compétences et quelles sont celles dont notre pays et notre recherche ont besoin ?

Dans ce contexte, la coupure symbolique et historique enseignement supérieur-recherche (propre à la France) est inquiétante. Peut-on se contenter de détecter les talents mais seulement au niveau master ? C’est ce que regrettait la benjamine de l’académie des sciences, Laure Saint-Raymond pour qui il faut, à l’université, « déceler des esprits décalés, originaux et divers, indispensables à la science. »

Enfin, contrairement au sport de haut niveau, où tout se joue très vite, l’acquisition de connaissances et de compétences ne s’arrête pas à 30/35 ans. Or, notre pays a tellement le culte du diplôme (à part le PhD) que l’on n’arrive peu à concevoir que l’on peut progresser et apprendre tout au long de sa vie.

Gérer un enseignement supérieur de masse est de toutes les façons une obligation. L’un des enjeux est de permettre à notre pays de sélectionner des élites adaptées aux besoins d’un monde en pleine transformation.

2 Responses to “Pas d’élites performantes sans viviers diversifiés”

  1. Cher Jean-Michel,
    Ton propos de simple bon sens et profondément vrai va paradoxalement paraître révolutionnaire !! Cela mesure juste la cécité, l’ignorance de tout ce qui est extérieur à leur petit monde et la consanguinité des hauts fonctionnaires. Ils me font parfois penser aux parlementaires de l’ancien régime.
    Jean-Charles Pomerol

  2. J’ajouterais trois remarques à cet excellent texte.

    1. La sociologie française s’est concentrée sur le problème de la reproduction sociale, et pas suffisamment sur la manière dont les institutions d’enseignement produisaient les élites et le type d’élites qu’elle produisaient, donc sans questionner la question des compétences.

    2. La foi très profondément ancrée que nous Français avons sur la supériorité du système des concours rend très difficile toute réflexion sur les biais qu’un tel système engendre.

    3. Plus généralement, il faut remettre en question un système qui sélectionne de manière très précoce un nombre très petit d’individus (au maximum 0,5% d’une classe d’âge, soit 4000 par an) qui deviennent ipso facto et pour toute la vie des individus à part.

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