L’annonce par le Président de la République de la suppression de l’ENA et des Grands corps (attendons quand même connaissant leur capacité de résistance…) ouvre pleinement le débat sur les élites. Mais au fond, pourquoi des bacs + 5 sont-ils considérés dans la société française comme supérieurs à des bacs + 8 ? Les analyses de Philippe d’Iribarne en 1989 aident à en saisir les ressorts profonds : l’Université arrivera-t-elle à transformer à son avantage l’opposition entre la « noblesse » (les Grandes écoles) et le « commun » qu’elle représente ?
Dans un commentaire d’un de mes billets, Martin Andler le constate : « La foi très profondément ancrée que nous Français avons sur la supériorité du système des concours rend très difficile toute réflexion sur les biais qu’un tel système engendre ». C’est globalement vrai même si quelques études commencent à fleurir, comme celle de Pierre François et Nicolas Berkouk intitulée « Les concours sont-ils neutres ? Concurrence et parrainage dans l’accès à l’École polytechnique ». Ils relèvent en particulier le rôle non neutre des épreuves de mathématiques.
Le poids des oppositions dans les modèles culturels
Dans son livre ancien, mais désormais un classique, « La logique de l’honneur » (1989), Philippe d’Iribarne (X-Mines et DR CNRS) part de l’observation comparée de la gestion des entreprises et des traditions nationales, par exemple du management des ingénieurs, en France, aux Pays-Bas et aux États-Unis. Son propos est simple : ce qui nous paraît immuable est bousculé par la connaissance des ressorts de chaque culture.
Pour prendre un exemple « parlant », Philippe d’Iribarne souligne, à propos de la société indienne, qu’elle« donne une place centrale à l’opposition pur/impur, » et donc tout ce qui est lié à cette opposition « va tenir une grande place dans les intérêts et stratégies des acteurs, rendant parfois celles-ci incompréhensibles pour ceux qui ne tiennent pas compte des ces phénomènes. »
Selon lui, « la continuité de chaque culture, alors même qu’elle est marquée par de multiples évolutions, vient de la stabilité du système d’oppositions fondamentales sur laquelle elle est construite. » Avec le risque évident de la simplification de cette analyse complexe, essayons cependant d’en retracer les effets dans la société française et dans la construction de ses élites.
La société française et ce qui est « noble »
Ainsi, la logique de l’honneur, en France est « aussi exigeante dans les devoirs qu’elle prescrit que dans les privilèges qu’elle permet de défendre », alors que les Américains sont eux « hantés par l’image idéale du contrat qui, passé entre des hommes libres, reste juste parce que la loi s’est unie à la morale pour limiter le pouvoir du plus fort ».
Philippe d’Iribarne souligne, quels que soient les aléas de l’Histoire, une continuité de la Révolution française, puis de la société française contemporaine, avec l’Ancien régime et ses ordres.
« L’opposition noble/commun est restée au cours de l’histoire extrêmement significative au sein de la culture française, alors même que la définition de ce qui est noble et de ce qui est commun a profondément varié. » Ainsi la Révolution française a voulu créer avec l’X « une aristocratie des talents destinée à se substituer à celle du sang, mais sans réelle remise en cause du modèle aristocratique. »
Si je ne suis pas compétent pour évaluer la pertinence sociologique globale du travail de Philippe d’Iribarne (soyons modeste !), il est certain que quelques points font mouche.
Un marqueur fort
Ce marqueur de la société française, on le retrouve dans la création de la catégorie « cadre » mais aussi dans le mépris dans lequel sont tenus les bacs pros dans les lycées, par les « élites » françaises, les médias etc.
Enfin, (c’est ma modeste contribution ?), l’accumulation des distinctions dans l’enseignement, secondaire et supérieur, défendue tant par une partie des syndicats que par l’administration, mérite d’être regardée : ‘Capesiens’ et Agrégés, maîtres de conférences et divers grades de professeurs des universités (ah la classe exceptionnelle !). Sans parler des 40 catégories d’enseignants-chercheurs. Demandons d’ailleurs aux personnels administratifs et techniques ce qu’ils ressentent encore trop souvent ?!
Pour résumer, en France, c’est le « rang » qui compte, et donc le risque permanent de déchoir. D’où cette protection permanente des Grands corps et des places réservées, d’où l’importance des classements de sortie.
Bac + 5 vs bac +8, cette supériorité des Grandes écoles est donc ancrée dans les représentations à tous les étages de la société, mais bien sûr avant tout chez ses élites. L’inscription du doctorat au RNCP n’est de ce point de vue d’aucune importance, dans la mesure où il n’a rien de « noble », mais relève bien du « commun » car délivré par l’Université.
Qu’en conclure ? En dehors de toute réalité objective, existe donc une représentation des compétences qui n’est justement pas basée sur celles-ci mais sur la noblesse de son cursus. Cette opposition noble/commun se retrouve partout entre un niveau supposé (qui n’est attesté que par un certain type de diplômes) et les compétences réelles.
C’est aussi vrai pour la recherche pour laquelle s’afficher CNRS est un quartier de noblesse, même si l’on est professeur d’université. Le financement de 187 étudiants de Sciences Po à Poitiers par les collectivités vs 26 000 étudiants de l’université de Poitiers, en est un autre exemple significatif.
Les universités, leurs personnels et leurs étudiants pourront-ils réussir à être considérés comme « nobles » un jour dans notre pays ? La réponse à cette question est évidemment difficile. Cependant plusieurs éléments plaident pour une évolution positive :
- d’abord, ce modèle français unique au monde est battu en brèche par l’internationalisation du marché étudiant (et en particulier dans les milieux favorisés), de l’internationalisation de la recherche et par la mondialisation des entreprises, pour lesquelles les Grands corps sont une bizarrerie française.
- ensuite parce que cette mondialisation est liée, pour les pays développés, à l’impérieuse nécessité d’innover, pas à la mode de la station F, mais autour des Deep Tech et du PhD.
- Enfin parce que si le malthusianisme et l’homogénéité sociale et culturelle des Grandes écoles actuelles ne correspondent plus au besoins d’une société moderne, de plus en plus de leurs élèves font un doctorat.
Ainsi, la noblesse du cursus (prépa et concours) rejoint la future noblesse des compétences, le doctorat.
De fait l’Université coche potentiellement toutes les cases des évolutions en cours. La véritable question : l’université et les universitaires en ont-ils conscience ?
Une solution envisageable: GE sont des masters d’élites composantes des universités, complétés par des parcours de doctorat (regarder les appels d’offre PIA sur EUR, école universitaire de recherche), on arrête le système des prépas et on s’appuie sur des licences adaptées qui introduisent la formation par la recherche. Question garde-t-on le diplôme d’ingénieur propre aux GE et à certaines filières universitaires (écoles universitaires) ou on généralise les CMI (cursus master en ingénierie)? Cela aurait l’avantage de réaliser enfin notre engagement sur le LMD fait à Bologne il me semble et actuellement pas mis en place dans les GE.
lire https://granddebateducation.fr/consultations/enseignement-superieur-et-recherche/consultation/consultation-5c79371fe212d/opinions/faut-il-supprimer-les-classes-preparatoires-et-ou-les-grandes-ecoles/extinction-a-terme-des-cpge-ge-composante-des-universites