Le débat sur la culture générale est reparti de plus belle avec celui sur la diversité et sur la réforme du bac. Qui n’a pas entendu tel universitaire souffler devant les lacunes de base des ses étudiants ? Qui n’a pas soi-même été confronté à des ignorances historiques, géographiques, politiques surprenantes chez les jeunes ? On franchit rapidement la ligne du « c’était mieux avant ». Mais n’y a-t-il pas une confusion gênante, dans l’ordre des priorités, entre culture générale et curiosité intellectuelle, connaissance et appétence ? Cette confusion n’est-elle pas un obstacle essentiel à la découverte de nouveaux talents ? Et à des pédagogies novatrices.
L’historien Marc Bloch relevait qu’il y a « toujours eu de mauvais élèves qui devenaient, plus tard, des hommes instruits et cultivés » et « qu’inversement, beaucoup de prétendus bons élèves n’ouvriront plus jamais un livre. À la vérité, en ont-ils jamais ouvert, durant leurs classes, d’autres que leurs ‘morceaux choisis’ ?“ Ce constat sévère (et ancien !) mais toujours actuel a le mérite de situer à mon sens les enjeux à leur juste niveau.
Qu’est-ce qui différencie en effet la culture, l’érudition, la curiosité intellectuelle de l’encyclopédisme ? Montaigne a posé le problème, il y a bien longtemps, sans visiblement être écouté : « Mieux vaut une tête bien faite que bien pleine ». D’ailleurs, le bon sens a popularisé cette expression « il ou elle est vraiment très scolaire ».
Car notre système éducatif est bâti sur la stratégie de l’entonnoir : comme pour les oies, il faut, en un temps limité, gaver le plus possible. Et comme celles-ci, une fois gavés, on se déplace peu et on finit par mourir (intellectuellement en l’occurrence). C’est l’occasion de soulever une question : que se cache-t-il derrière les « lacunes » attribuées aux jeunes d’origine modeste en matière de culture générale ? Avec ce présupposé qui en dit long : les catégories favorisées n’ont pas ces lacunes…
Des élites « ethnocentrées »
En effet, aborder sereinement cette question suppose d’abord qu’on la dépouille de ces biais. La culture générale telle qu’on la conçoit trop souvent, ce sont des connaissances et peut-être surtout la maîtrise de codes, liés à une histoire, un pays, une classe sociale, un âge aussi : nos références en matière de « culture générale » ne sont pas les mêmes que nos enfants par exemple. Mais de quoi parle-t-on en réalité ? Derrière ce mot-valise, chacun apporte ses vêtements, en fonction de ses propres représentations.
Or, cette prétention à une culture générale normative (car c’est une prétention) irrigue les élites françaises comme une forme de protection avec la maîtrise d' »une langue rare » : n’accèdent à leur univers que des gens qui en partagent les codes.
Les exemples sont légion de sujets de culture générale reproduisant des codes sociaux marqués. Je voudrais en citer un que j’ai vécu dans un jury ZEP de Sciences Po il y a quelques années. On demandait à un étudiant africain de milieu très défavorisé, récemment arrivé en France, de commenter un tableau de Dali, le Homard. Le problème, c’est que cet étudiant n’avait jamais vu de téléphone en bakélite et surtout ne connaissait pas ce crustacé (eh oui, tout le monde ne mange pas du homard…). Totalement déstabilisé évidemment, il ne put même pas « brodé » autour du thème. Incapacité à construire un commentaire ou ethnocentrisme ?
Pour être tout à fait juste, nous eûmes aussi une lycéenne, fille d’enseignant, qui nous donna un cours livresque sur le féminisme, avec une bibliographie encyclopédique…mais qui oublia Simone de Beauvoir. Comme quoi, apprendre par cœur …
Le biais français sur la culture générale
Cette forme d’ethnocentrisme trouve justement ses limites dans les normes typiquement françaises de la culture générale : par exemple la littérature et le goût des mots. Évidemment, rien de critiquable sauf que… Cela résume à merveille le système de reproduction des élites françaises, avec ce grand marronnier dans les médias : « quel est le dernier roman que vous avez lu ? » Il faut montrer sa « culture » avec un roman, souvent sans l’avoir lu, mais c’est un signe de distinction ! Fleur Pellerin, incapable de citer le nom d’un livre de Patrick Modiano, fût exécutée en place publique.
Car il existe en France une hiérarchie très forte de la « culture » : la littérature, le cinéma, puis la peinture et la sculpture, et en dernier la musique. Si l’on avait interrogé le journaliste sur la dernière interprétation d’un quatuor écouté, le dernier opéra vu, ou la connaissance d’un peintre, on aurait eu des surprises ! Alors qu’à Vienne, la connaissance de la musique classique (dans toutes ses formes) est non négociable : aller au concert, éventuellement jouer d’un instrument, est incontournable chez les « élites ».
Comment qualifierait-on à Vienne l’immense majorité des « élites » françaises, incultes sur les apports musicaux de la trinité viennoise Mozart-Haydn-Beethoven mais intarissables sur Jean d’Ormesson ? Je suis sévère mais il faut à un moment relativiser ! Je sais, nos « élites » font désormais un effort car il est désormais tendance de parler football, en particulier féminin.
Quel est le niveau de culture générale de Bernard-Henri Lévy qui a sombré dans un canular orchestré savamment par un professeur de philosophie, par ailleurs journaliste au Canard Enchaîné ? Ou encore celui la culture générale des dîners en ville ? Celui des commentaires vides de Christophe Barbier ? Vous avez 3 heures !
Enfin, que dire des journalistes qui raffolent de mots ou d’expressions rebattus qui seraient signes de culture ? On a eu la mode de l’utilisation à tout bout de champ du mot oxymore. Et la culture générale est-elle d’écrire des articles truffés de citations de livres qu’évidemment l’auteur n’a jamais lu et ne lira jamais. Parmi tous ceux qui citent Proust, combien l’ont lu ?
Culture générale, curiosité intellectuelle
Évidemment, je pense que les connaissances de base, une solide culture générale sont nécessaires, en particulier chez les étudiants. Mais prenons le cas de Stefan Zweig qui est l’archétype de l’homme de culture : il s’est intéressé à toutes les évolutions politiques, littéraires bien sûr mais aussi musicales, picturales et scientifiques. Enfin, il s’est plongé avec passion dans l’histoire de l’humanité, au travers de ses biographies. Mais qu’est-ce qui le caractérise avant tout ? Sa curiosité intellectuelle, plus que l’encyclopédisme, qui n’est qu’une accumulation de connaissances sans ce lien qui fait sens.
Revenons donc à nos étudiants d’aujourd’hui : notre système scolaire favorise-t-il la curiosité intellectuelle, et donc l’acquisition de connaissances ? Les débats irrationnels autour du nombre d’heures de cours de chaque discipline constituent une forme de réponse. Si la culture générale des jeunes est « jugée » (avec ces soupirs de dépit du « c’était mieux avant »), la curiosité intellectuelle, qui mature tout au long de la vie, l’est-elle ?
Peut-on croire sérieusement que les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas de curiosité intellectuelle ? Qu’on ne peut les intéresser à l’histoire, à la science, aux arts ? C’est le chemin pour arriver qui a considérablement changé.
Notre système qui valorise la précocité, la mention au bac, la réussite à un concours est-il raccord avec le développement inouï des connaissances ? Or, la culture générale est un processus continu, qui ne peut se réduire à quelques années de sa vie. Parce que la démocratisation, réelle, de l’enseignement supérieur conduit de nombreux jeunes à poursuivre des études sans ces codes, pour peu qu’on les accompagne, ils les acquerront.
Je conclurai … en étalant ma culture générale ? : comme beaucoup, Einstein me fascine sans que je comprenne vraiment, comme un physicien, sa théorie de la relativité. Rappelons-nous qu’il avait une passion pour le violon, la musique et les arts. Son aphorisme le résume bien, et résume bien les plus grandes découvertes de l’histoire de l’humanité : « L’imagination est plus importante que le savoir ».
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