C’est une réalité humaine bien documentée … par la science : le regard du monde académique sur lui-même peine à s’extraire du manque de recul, de l’affect, de l’idéologie, bref tout ce qui crée les conditions d’approches biaisées et de polémiques qui freinent des solutions constructives. Alors que la communauté scientifique rappelle sans cesse la nécessité pour les pouvoirs publics de s’appuyer sur la recherche dans les processus de décision, le MESRI aurait été bien inspiré de le faire à propos du CNU ! Ses opposants aussi.
L’exemple était bien connu chez les journalistes éducation : celui de ces journalistes qui dans les conférences de presse de rentrée des ministres de l’éducation nationale, ramenaient tout questionnement à ce qu’il se passait dans l’établissement voire la classe de leurs enfants… C’est un peu le niveau des débats actuels autour du CNU : moi dans ma section, moi dans mon comité de recrutement, moi dans mon université etc.
Ces attitudes sont bien sûr inévitables, tellement humaines, mais sont-elles scientifiques ? Après mon billet sur l’immobilisme du CNU, après un débat entre Jean-Philippe Denis, Fabrice Planchon,et moi-même, un webinaire d’AEF sur le CNU et le recrutement a été l’occasion d’approfondir cette question clivante.
Pierre-Michel Menger, dont j’ai déjà évoqué les travaux sur le recrutement des scientifiques, a eu ce cri du cœur à l’intention du monde académique : il mérite de « s’autoanalyser à partir de recherches documentées ». Ce dangereux fossoyeur de l’enseignement supérieur et de la recherche est sûrement un représentant stipendié de l’ultralibéralisme qui va détruire l’Université française. Il a osé plaider, à partir d’une analyse fouillée des processus de recrutement dans la communauté des mathématiciens 1« Formations et carrières mathématiques en france : un modèle typique d’excellence ? », Pierre-Michel Menger, Colin Marchika, Yann Renisio, Pierre Verschueren, dans la Revue française d’économie., pour un débat enfin rationnel.
Incroyable : il a évoqué disciplines, typologie des universités, différences de problématique entre maîtres de conférences et professeurs, entrée dans la carrière et mobilité etc., de façon argumentée : bref, on était loin des slogans simplistes pour ou contre le CNU ! D’ailleurs, dans ces échanges Aude Deville, présidente de la section 06 du CNU (sciences de gestion) et Jean Chambaz, président de Sorbonne Université, ont montré que l’on pouvait discuter plutôt sereinement et concrètement.
Car, c’est le paradoxe de la situation actuelle dans l’ESR, tout le monde a à la bouche les mots ‘recherche’ et ‘science ». Et pourtant, comment ne pas voir, avec le regretté Bernard Maris « que ces clameurs incessantes à la recherche sont celles du libertin hurlant à la morale et du défroqué à la foi ? » Non universitaire, j’ai toujours été frappé par l’ignorance abysssale de beaucoup de pseudo-leaders maximo, non seulement du fonctionnement réel du système, mais des travaux scientifiques sur ce même système. Certains en ont fait un fonds de commerce médiatico-politique, dans l’espoir de mobiliser sans doute des « masses à éduquer » : et celles-ci sont prises dans l’étau de positionnements uniquements politiques et d’une ministre totalement dépassée depuis des mois.
Ne craignant rien pour ma carrière universitaire, je veux le dire haut et fort pour avoir recueilli ces témoignages trop souvent : la violence des débats (ou plutôt des polémiques) oblige celles et ceux qui travaillent dans le cadre de leur travaux de recherche sur leurs « chers collègues » à être prudents : il n’y a plus de place pour la nuance, sinon on devient un traître ! Je note d’ailleurs une véritable auto-censure, puisqu’il n’existe quasiment pas de travaux sur un des sujets les plus sensibles : les rémunérations annexes d’une partie des enseignants-chercheurs, quelle que soit la discipline…
Un exemple édifiant de travaux idéologiques
Comme c’est la fin de l’année, je vous fais un petit cadeau en évoquant une HDR 2soutenue à Lille 1, celle de Hugo Harari-Kermadec, maître de conférences à l’ENS de l’université Paris Saclay. Il la présentait en janvier 2020 dans une interview à « Contretemps, revue de critique communiste » à l’occasion de la sortie de son livre « Le classement de Shanghai. L’université marchandisée » . Vantant son approche marxiste (Karl a dû se retourner dans sa tombe !), il précise que son livre 3Que je n’ai pas lu, je le précise, mais que dont je peux sans problème dérouler la logorrhée. J’ai déjà abordé ses tribunes sur les droits d’inscription dans lesquelles avec David Flacher ils oublient la majorité des étudiants… est son « manuscrit d’Habilitation à Diriger des Recherches (HDR) », et, avec une modestie qui l’honore, qu’en économie, « la plupart des collègues ne font qu’un recueil de leurs articles depuis la thèse, surtout les économistes du courant néoclassique, dominant ».
Alors que lui publie « comme pour la thèse, un vrai manuscrit, avec un début et une fin, qui permette de développer une pensée un peu élaborée. » Bravo 4Au passage, je remarque que ce grand révolutionnaire de l’ENS Paris Saclay, opposé à la sélection, ne demande pas sa suppression dans l’établissement où il enseigne… ! J’ai une pensée pour tous les économistes qui ne lui arrivent pas à la cheville 😀…
Mais là où ces élucubrations deviennent intéressantes, c’est quand il assène à ses lecteurs que « Là où la marchandisation est plus poussée, comme en Angleterre ou aux États-Unis, le fait de monter dans le classement grâce au recrutement d’un prix Nobel permettrait d’augmenter les frais d’inscription et donc de rentabiliser commercialement ce recrutement. » Face à de telles inepties binaires (la civilisation du mal ?), on peut préférer les recherches et les analyses, documentées, par exemple de Christine Musselin sur les universités américaines…
Autre pépite, l’intégration plus grande selon lui des organismes de recherche dans les universités 5Il évoque INRA, INRIA, INSERM, CEA et, « sans doute dans une moindre mesure », CNRS « n’est sans doute pas un hasard : dans la période actuelle, en plus d’une instrumentalisation plus complète du savoir au service de l’économie, on assiste à une tentative de confier directement au marché l’enseignement supérieur et la recherche. » Intégrer plus les organismes publics à des universités publiques est une dérégulation liée à la mondialisation ! Et que dire de ces pauvres chercheurs des organismes qui enseignent chez le diable universitaire ! Je vais vite m’inscrire en thèse en espérant que son jury de HDR soit aussi bienveillant avec moi : je pense pouvoir être aussi bon en matière de conversation du café du commerce universitaire.
Mieux faire connaître les réels travaux scientifiques
Pourquoi tirer sur une ambulance me direz-vous ? Parce que derrière ce galimatias on entend un bruit de fond où l’absence de toute réflexion scientifique cache mal un nouveau jdanovisme sur la « bonne science » à propos du fonctionnement et des carrières universitaires : il faut d’abord dénoncer le capitalisme, la marchandisation, et pourquoi pas la fin du monde, un discours dont les médias sont souvent friands (ah le buzz). En un mot, il faut exalter les valeurs d’une université antilibérale, populaire etc. pour édifier ce monde nouveau que chacun attend.
Pendant que c’est porte ouverte au Monde, à Télérama, à Médiapart, à France Culture etc., les réels travaux scientifiques de P-M Menger, Christine Musselin, Emmanuelle Picard, et bien d’autres restent inaudibles y compris chez leurs collègues ! Des Didier Raoult des SHS occupent le devant de la scène et incarnent cette dérive dans laquelle des porte-parole « scientifiques » entendent dire le vrai, ou plutôt leur vérité militante 6J’ai toujours fait une différence entre le discours militant et le discours engagé : le premier passe outre les faits qui ne doivent jamais démentir sa thèse..
Pourtant, les (véritables) travaux de recherche sur le monde universitaire, malgré leur difficulté à avoir des approches multidimensionnelles (l’absence régulière des organismes de recherche), constituent une contribution majeure à des débats constructifs. De même que l’opendata du MESRI, qui permet aux détracteurs de la politique actuelle, comme Julien Gossa avec son site CPESR, d’argumenter à partir de chiffres.
Lire le numéro de la revue d’administration publique de juin 2019 « les (re) configurations de l’université française » permet d’apporter beaucoup de nuances sur de nombreux sujets : Ainsi « Contrairement à l’idée répandue d’un ‘désengagement’ de l’État en raison des pressions de la globalisation et de la diffusion des principes néolibéraux, les différents réformes, enjeux et dispositifs récents donnent plutôt à voir une recomposition de son rôle vis-à-vis des établissements d’enseignement supérieur. Les diverses réformes et dynamiques de transformation de l’ESR français (…) révèlent un État qui ne se rétracte pas, mais organise la différenciation et anime la mise en concurrence (…); qui octroie l’autonomie – sans toujours en donner les moyens –, mais entend exercer un contrôle fort. » Stéphanie Mignot-Gérard, Romuald Normand et Pauline Ravinet posent ainsi une vraie question sur l’autonomie des universités.
De même, lorsque dans la Revue française de pédagogie, Julien Barrier et Emmanuelle Picard s’interrogent sur les « Lignes de fracture et transformations de la profession académique en France depuis les années 1990 », on est loin du pamphlet militant. Ils resituent les débats sur le recrutement et le CNU en insistant certes sur l’existence dans de nombreux pays occidentaux de « contraintes comparables, avec une multiplication des fractures au sein de la profession » mais en pointant « la tension entre unité et division du groupe » qui « revêt une forme particulière dans le cas français. »
Je pourrais évidemment citer moults autres travaux qui appellent des échanges sérieux. Vous me direz : qui lit Hugo Harari-Kermadec 7Je note que sa liberté académique n’a pas été menacée malgré son militantisme affiché ! ? Probablement peu de monde, mais les analyses du café du commerce, les solutions simplistes prospèrent avec un vernis scientifique autour de la loi de l’immédiateté, des slogans et des réseaux sociaux et ont aussi pénétré la communauté académique.
Les universitaires le scandent sans cesse : les pouvoirs publics doivent s’appuyer sur les travaux scientifiques dans leur processus de décision. Le MESRI aurait été bien inspiré à propos du CNU de s’appliquer cette règle. En ne le faisant pas, il a nourri la confusion.
Références
↑1 | « Formations et carrières mathématiques en france : un modèle typique d’excellence ? », Pierre-Michel Menger, Colin Marchika, Yann Renisio, Pierre Verschueren, dans la Revue française d’économie. |
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↑2 | soutenue à Lille 1 |
↑3 | Que je n’ai pas lu, je le précise, mais que dont je peux sans problème dérouler la logorrhée. J’ai déjà abordé ses tribunes sur les droits d’inscription dans lesquelles avec David Flacher ils oublient la majorité des étudiants… |
↑4 | Au passage, je remarque que ce grand révolutionnaire de l’ENS Paris Saclay, opposé à la sélection, ne demande pas sa suppression dans l’établissement où il enseigne… |
↑5 | Il évoque INRA, INRIA, INSERM, CEA et, « sans doute dans une moindre mesure », CNRS |
↑6 | J’ai toujours fait une différence entre le discours militant et le discours engagé : le premier passe outre les faits qui ne doivent jamais démentir sa thèse. |
↑7 | Je note que sa liberté académique n’a pas été menacée malgré son militantisme affiché ! |
Oui au débat à partir d’un positionnement argumenté. On ne peut traiter ce sujet du recrutement comme l’a fait le MESRI à minuit en cachette pour être provocateur!
Sur ce sujet écoutez aussi: https://www.xerficanal.com/fog/emission/Eric-Lamarque-Enseignants-chercheurs-repenser-(serieusement)-les-modalites-de-recrutement-306347582_3749148.html
=> intéressant de savoir qu’il y a une liste d’aptitude dans certaines fonctions au Crédit Agricole! Aussi cette idée qui revient chez plusieurs (dont je fais partie) qu’il faut une réflexion globale sur l’ESR (repenser, refonder, …) et arrêter de traiter les sujets de façon déconnectée.
Il y a de quoi effectivement s’étonner des réactions de chers collègues qui ne trouvent rien de plus intelligent à reprocher à Christine Musselin de travailler sur les universités en étant issue d’un laboratoire de Sciences Po.
Reproche-t-on aux chercheurs en arts du spectacle de ne pas être eux-mêmes artistes ? Aux sociologues qui travaillent sur la pauvreté de ne pas être pauvres ? Aux informaticiens de ne pas être des machines ?
Beaucoup d’irrationalité de la part de collègues qui oublient ce qu’est la rigueur du raisonnement scientifique quand ils entrent dans le champ politique …
La personne évoquée dans ce billet n’avait pas été qualifiée par le CNU il y a 2 ans, ce qui avait valu plusieurs tribunes de contestation des hétérodoxes en économie contre le CNU, le point d’orgue étant un article de Laurent Mauduit dans Mediapart.
https://www.mediapart.fr/journal/france/290418/economie-l-universite-est-toujours-plus-sectaire-face-aux-heterodoxes
La réalité est que plutôt d’ouvrir les portes aux « meilleurs talents mondiaux » (qui auraient donc facilement passé le filtre du CNU), la réforme en cours va faire disparaitre toute barrière et permettre aux différentes coteries de faire passer leurs candidats plus facilement.
Le constat de la pauvreté de la recherche sur les questions de l’enseignement supérieur vaut également pour les disciplines juridiques: rares sont les thèses, les ouvrages et travaux qui analysent les statuts des enseignants-chercheurs et des chercheurs, par exemple, ou les règles de fonctionnement des établissements. C’est ce que les co-directeurs du « Droit de l’enseignement supérieur » (Bernard Beigner et Didier Truchet) déplorent dans leur préface (LGDJ 2018) – observation que je relève moi-même à l’occasion de la parution prochaine du « Dictionnaire critique de l’éducation », élaboré à l’initiative de jeunes chercheurs de Versailles St Quentin en Yvelines. Pourquoi ce désintérêt? Objets par définition sans intérêt? Crainte du jugement des pairs? Faible rentabilité pour la carrière?…
Bernard Toulemonde
Oui, Bernard, pour ces trois raisons sans doute. Mais il y en a d’autres. Dans de nombreux pays étrangers les centres de recherche pluridisciplinaires sur l’ESR au sein des universités sont nombreux et ont une activité très riche. En France, il n’y a guère que le CSO de Sc Po qui a développé une telle activité sous l’impulsion de Christine Musselin. Pourquoi? Pour les raisons que Bernard Toulemonde évoque, naturellement, mais aussi parce qu’en France nous vivons dans le régime des rapports commandités par les ministère et les administrations, ou la Cour des comptes, et que grosso modo la sphère publique répugne de voir ses activités expertiser par d’autres qu’elle (ma remarque vaut pour d’autres secteurs que l’ESR).
L’OST, avait tenté de développer quelque chose comme une activité de recherche sur la science « science for science », à l’initiative de Jacques Mairesse et de Guislaine Flliatreau. Les séminaires étaient passionnants. C ele n’a jamais été repris par une université , une grande école ou un organisme….
Tout à fait d’accord avec toi, cher Bernard!
Entièrement d’accord avec vous. Mais pourquoi vous en prendre à cette occasion à Raoult qui est un grand scientifique et un vrai médecin dont j’imagine sans grand difficulté la position sur les questions que vous évoquez