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Alors que les sondages s’accumulent sur la défiance vis-à-vis des médias (victimes de violences inacceptables et injustifiables), la polémique autour du magazine Envoyé Spécial “Glyphosate : comment s’en sortir ?”, diffusé le 17 janvier 2019 sur France 2, révèle une fracture entre scientifiques et une partie des journalistes. A vrai dire, il s’agit surtout de 2 types de journalisme : l’un militant (au sens large), l’autre partant des faits. C’est un mal qui ronge cette profession dont le discrédit menace démocratie et liberté de la presse, en reprenant de fait la logorrhée des réseaux sociaux, l’émotion, l’immédiateté, voire le complotisme. Un billet pour me faire des amis dans la profession ! J’assume cette opinion, qui n’est pas un fait !

“Ne croyez pas ce que disent les médias” : c’est que disent de plus en plus les gens sur les sujets les plus divers. Et journaliste, je me surprends à le dire. On aurait tort de croire que ce phénomène serait circonscrit aux gilets jaunes, à la sphère complotiste ou qu’il se réduirait aux dérives des chaines d’info en continu.

Certes elles jouent un rôle majeur dans cette défiance mais BFM ne peut servir de cache-sexe à tous les autres médias, qui sous une forme différente, la suivent et reproduisent ces travers. Bien sûr, des médias, des journalistes font leur travail honnêtement, à partir des faits et livrent parfois leur analyse. Étayée, celle-ci se prête à l’échange et à la contradictions.

Malheureusement, ils sont de plus en plus noyés dans cette dérive du primat du journalisme non pas engagé mais militant (pour une cause, un parti, une femme ou un homme, etc.) Sur le glyphosate, les OGM, l’hyperélectrosensibilité, les vaccins, l’homéopathie mais aussi Parcoursup, le budget ESR, etc, trop de médias, y compris dits “de référence”, véhiculent d’abord une opinion, cherchant tous les faits qui vont la valider, ignorant les autres.

Je dois dire que quasiment chaque interlocuteur/rice que je rencontre me fait part de ses critiques sur le monde journalistique : tout n’est évidemment pas juste mais comment en est-on arrivé là ? Parce que le fossé est énorme, la profession ferait bien de se poser la question.

Certes, il y a souvent des motifs “économiques” car ces sujets, en flattant l’opinion commune, font vendre, même si les journalistes “sciences” de certains quotidiens s’arrachent les cheveux. Mais il y a la plupart du temps un fil rouge, le catastrophisme, les peurs. Je préfère pour ma part réfléchir autour de la conférence donnée à l’ENS/PSL par Steven Pinker (Harvard) qui “déconstruit” un ensemble de mythes à partir d’une approche rationnelle.

Tout se passe en tout cas comme si une partie importante des journalistes menait un combat personnel : ce n’est pas nouveau et il faut se souvenir du déni du génocide Khmers rouges en 1975 par Patrice de Beer, journaliste du Monde (abonnés) au nom de l’anti-impérialisme US. Les faits avaient été dramatiquement escamotés au nom des opinions de l’auteur, ce que nous a dignement et factuellement rappelé…la journaliste du Monde Raphaëlle Bacqué en 2014.

La discussion au sein du quotidien montrait (montre ?) qu’il y a surtout 2 conceptions du métier que l’on retrouve dans tous les formats : local, investigation, terrain, spécialisation etc. Malheureusement, la conception qui semble dominer en France, c’est celle du journalisme de commentaire, voire du militantisme, les faits passant après ou n’étant pas clairement distingués du commentaire.

L’émission d’Envoyé Spécial sur le glyphosate sur la sellette

Effets spectaculaires, mise en scène des actions de la Aung San Suu Kyi française (l’intouchable Elice Lucet), musique dramatique : tous les ingrédients sont réunis dans cette émission qui se veut une émission d’investigation pour jouer sur les émotions.

Le parti-pris de départ est que Monsanto triche et complote et que tous ceux qui auraient un avis contraire à l’opinion “populaire” dominante (le glyphosate est cancérigène) sont plus ou moins complices de cette multinationale. Or, les revues scientifiques, les agences, ses pairs, ont retoqué les études de G-E. Séralini présenté par Envoyé spécial comme victime du complot Monsanto…

“Vous avez droit à votre propre opinion, mais pas à vos propres faits” disait récemment le co lauréat du Prix Nobel d’économie, Paul Romer. Cette émission a donc suscité une vague d’indignation chez les scientifiques : la dénonciation de Monsanto justifie-t-elle que l’on s’écarte de la vérité scientifique ? L’Association française pour l’information scientifique, sous la plume de Jean-Paul Krivine et Hervé Le Bars a publié un décryptage sévère de l’émission.

Même Libération, sous la plume d’Olivier Monod, plutôt favorable à l’enquête, souligne qu’ “en refusant, par choix, de rentrer dans le débat de fond sur les preuves scientifiques de la dangerosité du glyphosate, mais en donnant la parole à des plaignants et aux chercheurs Gilles-Eric Séralini et Channa Jayasumana, France 2 prête néanmoins le flanc à des critiques sur leur traitement scientifique de l’affaire.”

Quant à Arrêt sur image, le débat autour du glyphosate avec Sylvestre Huet et Stéphane Foucart conclut sur la faiblesse du problème de santé publique, loin en tout cas d’un discours binaire.

Omerta journalistique ?

La a fait corps avec Elise Lucet et Tristan Waleckx jugeant que cette émission “est le fruit d’un rigoureux travail journalistique.Toutes les informations ont été recoupées et vérifiées.  Tristan Waleckx et la SDJ dénoncent des attaques mensongères “menées par des internautes, dont certains parlent au nom de médias nationaux.” Géraldine Woessner d’Europe 1/JDD est particulièrement visée et accusée de diffuser des ‘fake news’...parce qu’elle relaie notamment les études de l’Anses, de l’académie des sciences !

Un comble pour cette logique complotiste qui fait froid dans le dos mais suscite peu de soutiens dans la corporation journalistique : s’en prendre à Envoyé spécial fait sans doute peur. Ceci en dit long sur une profession qui, au-delà de son absence de culture scientifique, porte au pinacle ce journalisme militant, qui n’est pas le journalisme engagé. Opinion contre science, des ingrédients qui ne sont donc pas réservés aux seuls complotistes en gilets jaunes…

Les mêmes risques dans le traitement médiatique de l’ESR

On retrouve au fond les mêmes dérives concernant le traitement de l’enseignement supérieur et de la recherche, avec là encore, 2 conceptions du journalisme. J’ai déjà abordé le problème de la couverture des mouvements étudiants du printemps 2018, où les médias, avant de se réveiller avec le “mort” de Tolbiac, ont eu un comportement qui leur a fait beaucoup d’amis dans les universités ?.

Quelles en sont les raisons ? En cause, un traitement sans vérification des faits, bâti à partir des préjugés des journalistes… Le manque de temps, le manque de recul, des sources limitées (toujours les mêmes) mais aussi le militantisme non avoué, minent la profession, y compris parfois chez les journalistes spécialisés. Le suivisme, dans lequel les rédactions sont les championnes du monde, fait le reste.

Il existe en France une prééminence du journalisme de commentaire, où l’essentiel consiste à raconter comment les choses se sont passées sans trop y regarder de plus près, le contexte notamment, mais en valorisant ses opinions. Le travail d’analyse basé sur du recul (chiffres, séries statistiques, travaux de chercheurs, histoire du secteur) est la plupart du temps remisé.

Pire, il y a la tentation, dans des médias reconnus, de devenir acteur : car le “scoop” donne parfois l’impression de changer le cours des choses et est profondément grisant. C’est ce qui s’est passé quand Vincent Peillon était ministre de l’éducation nationale et qu’une journaliste du Monde faisait la pluie et le beau temps, en soutien à la “refondation de l’école”.

Enfin, les rédactions en chef, les yeux rivés sur la concurrence, poussent leurs journalistes à couvrir ce que les autres couvrent aussi, en prenant les mêmes angles. D’où ce sentiment de déferlantes incompréhensibles sur des sujets secondaires : il neige en janvier par exemple mais aussi les contre-vérités débitées par l’Unef chaque mois d’août sur la supposée aggravation des conditions de vie des étudiants.

Faits et opinions : 3 exemples

Cette confusion entre faits, opinions et instrumentalisation est permanente.

  1. Illustrer sa thèse et ses préjugés. Une anecdote en dit long : lors du salon PostBac d’AEF début janvier, le président de l’université de Reims-Champagne Ardenne, Guillaume Gellé a raconté comment, à l’occasion de la venue de Frédérique Vidal à Reims, le 24 août 2018, les médias locaux souhaitaient faire un plateau autour de ce qui n’allait pas sur Parcoursup. Il leur indique qu’il n’y a “pas trop de situations compliquées dans l’académie”, ce à quoi les journalistes lui disent qu’ils vont tout de même chercher des lycéens en difficulté. “N’ayant trouvé personne, il n’y a pas eu de plateau. C’est révélateur”, regrettait-il. Et chacun sait que pour Parcoursup ce n’est pas un cas isolé.
  2. 2 poids 2 mesures. Remarquons d’ailleurs la sévérité de la plupart des médias avec les universités. Leur bienveillance avec les filières sélectives est bien connue : pour les universités, on parle de sélection, pour le non-universitaire des conditions d’admission ! Le choix des mots dans les rédactions n’est jamais neutre. Ainsi, le retentissement donné au rapport du Défenseur des droits contraste singulièrement avec celui donné au Comité éthique et scientifique de Parcoursup. Le premier a été largement mis en avant par les syndicats, le second, non puisque sa composition le portait plutôt à une analyse scientifique du processus.
  3. Comment ignorer le sentiment d’injustice chez des responsables universitaires rendus responsables de tout puisque que prépas, BTS et Grandes écoles échappent globalement aux critiques ?
  4. Des sujets ignorés. C’est une constante : puisque les syndicats réclament des postes et plus de bourses, vous ne lirez quasiment jamais des articles approfondissant la question des rémunérations des chercheurs ou le montant des bourses pour les étudiants les plus en difficultés. Car les syndicats n’ont pas fait de la rémunération une priorité, comme les syndicats étudiants n’en ont pas fait une sur le ciblage des aides. Idem, de trop nombreux médias rechignent à analyser les chiffres, par exemple le bilan social du MESRI qui montre une stabilisation de la précarité, mais aussi des choses inquiétantes sur les rémunérations.

Ajoutons que les annonces des plans ministériels font souvent l’objet, de façon symétrique, d’un traitement d’une complaisance rare, comme celui sur l’intelligence artificielle. Pourquoi ? Parce que trop compliqué et trop à la mode…

Bref, je pourrais multiplier les exemples qui portent cette défiance envers les journalistes et que l’on rencontre dans l’opinion publique universitaire. Bien sûr, les acteurs de l’ESR maîtrisent mal ces logiques, communiquent mal etc. En quoi cela justifie-t-il ces traitements approximatifs ?

Entendons-nous bien : qu’un journaliste s’engage sur un sujet n’est pas illégitime, mais à une condition. Que cet engagement se fasse sur la base d’analyses rigoureuses, sur des faits qui servent de base à l’argumentation, et donc à la contre-argumentation.

Pour conclure, j’ai l’avantage d’être assez bien, voir très informé sur ce qui se passe dans l’ESR. Pourtant, très souvent, je ne connais pas réellement les raisons d’une décision, voire d’une orientation : telle réunion interministérielle, telle lutte de personne au sommet de l’État etc. Après coup, les acteurs vous racontent des coulisses que vous ignoriez. Cela m’a toujours incité à éviter les jugements à l’emporte-pièce et à rester modeste.

L’humilité dans le journalisme français est un combat. Quitter le terrain des faits, c’est le déni actuel de la profession avec ses omertas qui font le lit des “fake news”.


Des médias français en pleine autocritique : jusqu’où ?

La presse serait-elle entrée dans sa période d’autocritique façon maoïste ? On peut se le demander en lisant les articles consacrés à cette perte de confiance, notamment celui de Jérôme Lefilliâtre dans Libération. On y découvre que les journalistes “ont une conscience aiguë de leur uniformité sociale et culturelle, de l’absence de diversité parmi eux. Très souvent, ils vivent à Paris ou dans les métropoles, ont fait des études supérieures (souvent Sciences-Po et/ou une école de journalisme), viennent des classes moyennes supérieures, et disposent en moyenne d’un pouvoir d’achat plus élevé que le reste de la population.”

Ainsi, régulièrement, les journalistes battent leur coulpe…sans que rien ne change. 2 versions s’opposent d’ailleurs dans cette enquête de Libé. Celle du cofondateur du média d’investigation local Médiacités, Sylvain Morvan pour qui “les journalistes écrivent librement ce qu’ils sont socialement programmés à écrire.” Et celle du journaliste de France Culture  Guillaume Erner, pour qui, citant Max Weber “il n’est pas besoin d’être Jules César pour comprendre Jules César.

Un système pervers d’aides. Il faut rappeler un particularisme français : les médias français émargent pour une large majorité de la presse écrite aux systèmes d’aides mis en place par les pouvoirs publics. Ces perfusions ont eu comme conséquences de retarder leur modernisation et surtout de les déconnecter de leurs lecteurs : comme le disait un témoignage dans l’article de Libération, on en vient à écrire pour soi et ses sources… A l’inverse, l’audimat débouche sur la couverture que l’on a connue sur BFM.

Un tournant numérique raté. Non seulement la mutation numérique des médias français n’est toujours pas achevée, mais il aura fallu une vingtaine d’années pour qu’ils prennent réellement au sérieux le web et les réseaux sociaux. Et l’on sait que pour les étudiants des écoles de journalisme, le Graal reste le papier ou la TV.

Des formations mal ciblées. Les écoles et les formations (la majorité des journaliste ne sort pas d’école spécialisée) ont du mal à passer aux conséquences du big data qui suppose une culture sociologique, économique, démographique etc. et évidemment statistique.

Un journalisme engagé et des donneurs de leçons. Les directions de rédaction dénoncent à tour de bras les fake news, les atteintes potentielles à la liberté de la presse etc. mais laissent publier des infos non vérifiées sans remise en cause. De ce point de vue, le service public se surpasse régulièrement comme je l’avais signalé.

Lécher, lâcher et lyncher. Pendant la Coupe du Monde, le journal L’Equipe a fait des pages et des pages à charge contre l’équipe de France et son sélectionneur, pour finir par tourner casaque après France-Argentine…jusqu’au prochain épisode. On pourrait réduire ceci au “buzz” pour faire vendre. Ce serait oublier l’ego de nombreux journalistes qui sont enivrés par leur pouvoir, leur influence.

En lisant la presse américaine, NYT ou Washington Post, largement engagée contre Donald Trump, on perçoit tout de suite une différence de taille :  la violence des mises en cause s’accompagne d’une rigueur des enquêtes et articles, d’ailleurs souvent signés à 2, voire 3 journalistes que l’on aimerait retrouver en France.

2 Responses to “Journalisme : sortir du déni, traiter les faits”

  1. Merci Jean-Michel pour cette analyse très fine des lieux communs de la presse, sa sympathie pour les grandes écoles et les gout pour la manipulations de certains medias. Tu pourrais en dire autant sur leur cécité sur les soi-disant actions contre le réchauffement climatique comme les éoliennes, il y a beaucoup à faire ne serait-ce que pour rappeler les ordres de grandeurs dans l’éducation comme ailleurs. Je signale le petit livre “un peu des science ne fait pas de mal” de J. Treiner aux éditions Cassini, c’est salutaire.
    J Ch Pomerol

  2. Bonjour Il me semble que Zola ait dit que les faits sans la passion pour la vérité n’étaient rien. Ce sont les conclusions de son enquête qui l’on rangé du côté des défenseurs du capitaine Dreyfus et non l’inverse. L’opposition entre un journalisme et militant n’est donc pas pertinente à la lumière de cet exemple célèbre.

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