C’est une revendication récurrente dans les communautés scientifiques : se voir reconnaître la possibilité d’éclairer la prise de décision en matière de politiques publiques. Paradoxalement, on ne peut pas dire que cette démarche soit prise en compte dans le propre secteur des chercheurs/euses, à savoir l’ESRI, à l’exception notable du comité éthique et scientifique de Parcoursup. Mais il y aussi des raisons qui tiennent à la nature des recherches qui sont menées avec des impasses surprenantes. Alors que les universités sont passées au crible en permanence, comment est-il possible, par exemple, que les organismes de recherche et leurs évolutions, ou encore l’enseignement supérieur privé, ne génèrent pas de travaux de recherche ?
Afin de nourrir mes réflexions sur ce blog, je cherche en permanence à suivre les travaux scientifiques sur le secteur de l’ESRI. Je m’appuie ainsi souvent sur les analyses d’économistes à propos du CIR et de l’innovation, d’historiennes et d’historiens, par exemple sur le CNU ou la recréation des universités, de sociologues sur l’organisation du système et sa gouvernance etc.
Il existe évidemment une première difficulté, à savoir la faible distance qu’ont les chercheurs/euses par rapport à leurs objets de recherche : ils et elles en sont des acteurs. Elle débouche sur une seconde difficulté, qui est celle de l’engagement militant, avec pour toile de fond un sentiment de déclassement sans doute plus fort en SHS qu’ailleurs. Et, hypothèse à vérifier, un recrutement difficile de doctorants, hors de ces réseaux.
Ceci explique-t-il les grandes faiblesses de la recherche sur le système ESRI ? A l’exception de quelques ‘figures’ tutélaires (notamment P-M Menger ou encore Ch. Musselin), on a souvent l’impression d’une recherche dont la langue de bois contre le « libéralisme » sert à masquer le vide scientifique. Au passage, la « découverte » par Th. Piketty et L. Chancel de la baisse de la dépense par étudiant a été présentée comme un scoop : c’est une information maintes fois publiée, ici et ailleurs… Cela est cependant symptomatique d’une ignorance concrète largement partagée ! Et on ne peut qu’être frappé par la faible internationalisation de beaucoup de recherches, qui ignorent les systèmes étrangers : on le voit sur la question de l’autonomie ou du CNU.
Recherche militante ou mauvaise recherche ?
Excessif ? Il suffit de regarder les travaux d’une partie sinon significative mais visible de ces communautés. Les intitulés de thèse, de communication, d’ouvrages ne laissent aucun doute : il s’agit de défaire le méchant « libéralisme ». Ce combat militant est respectable, mais son aspect scientifique laisse perplexe, comme je l’avais souligné à propos du livre coordonné par S. Beaud et M. Millet, « L’université pour quoi faire”.
Cela a été le cas également à propos du CNU. Pourquoi les travaux historiques passionnants d’E. Picard et de J. Barrier, par exemple cet article, ne trouvent-ils pas l’écho qu’ils auraient dû avoir sur le système de recrutement des enseignants-chercheurs en France ? Parce qu’ils partent avant tout d’une approche scientifique, dans laquelle ce qui ressort des opinions est clairement identifiable. C’est la raison pour laquelle, j’avais posé cette question « CNU : ministère et universitaires s’intéresseront-ils un jour … à la science ? « .
Car à mes yeux, malheureusement, beaucoup de publications/communications n’atteignent pas la qualité d’un travail journalistique sérieux (le fil data ESR d’AEF par exemple) ou simplement les analyses faites par les services du MESRI (SIES et DEPP), la Cour des comptes, l’IGESR ou encore les missions parlementaires. J’oserai même dire que certains d’entre eux sont des mauvais mémoires de master…
Si ‘lon prend l’exemple du séminaire du Resup d’octobre 2021 sur « La construction des inégalités dans l’enseignement supérieur et la recherche », il donne des indications intéressantes sur l’état de la recherche sur ce secteur avec des communications qui me laissent perplexe. L’une résume d’ailleurs un état d’esprit très répandu dans lequel la recherche sert avant tout à poser des affirmations et dessiner des combats (« Contester la mise en œuvre des réformes de la recherche et du supérieur ») ou encore des sujets tellement ‘micros’ qu’ils font douter de la pertinence de la démarche. Certes, d’autres respectent une démarche réellement critique en posant non des affirmations mais des questions (« L’innovation pédagogique, un facteur de la réussite étudiante ? ») ou encore décortiquent des données, comme Julien Gossa et son site CPESR.
Comment ne pas se dire qu’il faut plutôt, comme référence, lire le travail d’AEF sur les évolutions des bourses ou encore celui du Comité éthique et scientifique de Parcoursup ? Car quand même, la matière ne manque pas, avec des données majeures à interpréter. L’exemple à mon avis le plus significatif est l’enquête d’ampleur menée par le réseau national des collèges doctoraux qui bat en brèche la doxa en vogue sur l’appétence (et l’employabilité) des docteurs entre le secteur académique et le privé. Intéresse-t-il vraiment des chercheurs ? Il semble inaudible chez des chercheurs en SHS incapables de s’extraire d’une vision académique, à savoir les postes de MCF comme seul horizon pour les docteurs…
Une recherche au caractère monomaniaque et autocentrée ?
Globalement, l’analyse des thématiques montre en effet, ce qui est quand même dérangeant, le caractère monomaniaque et autocentré d’une grande partie des réflexions. Avec des absences incroyables sur la question des inégalités qui en disent long… Si l’on s’en tient au fil rouge des « inégalités » (une passion triste, car on attend AUSSI des études sur les celles et ceux qui rompent les déterminismes, sur les réussites…), quels sont les sujets qui mériteraient des travaux de recherche, soutenus par exemple par une ANR 😉 ?
J’en citerai 4, une liste non-exhaustive : ils ont l’avantage pour certaines d’entre eux de pouvoir parler à l’opinion publique et de sortir des ces polémiques absconses dont le milieu universitaire a le secret.
L’explosion de l’enseignement supérieur privé. Il ne s’agirait pas de l’aborder d’un point de vue moral ou politique (« c’est mal car c’est la marchandisation par de grands méchants capitalistes ») mais de comprendre les motivations des familles et l’évolution des origines, ou encore jusqu’où les insuffisances éventuelles de l’offre universitaire (qualité attribuée et diversité) en sont la cause ? Pourquoi des familles et 400 000 étudiants sont-ils prêts à payer, parfois cher ?
Mais cela signifie sortir de sa zone de confort idéologique : oui des familles, parfois modestes, sont prêtes à payer pour des études suéprieures. De même, les (réelles) escroqueries à la formation dans le privé doivent-elles masquer (hypothèse !) le fait que ce secteur joue aussi un rôle positif ?
Le devenir des diplômés d’université. Si leurs modalités d’insertion (délais, rémunérations notamment) sont bien documentées par le SIES-MESRI et par le Cereq, la nature des secteurs d’emploi reste un trou noir. Que deviennent ces centaines de milliers de diplômés d’université (hors secteur santé) de DUT, de licence, de master qui composent l’immense majorité de la France des emplois « qualifiés » ? Où travaillent-ils ? A quel niveau hiérarchique ? Quelles sont leurs évolutions de carrière ? C’est pourtant là le cœur battant de la transformation d’un pays…
Car au lieu de se concentrer (avec le même tropisme que les politiques qu’ils dénoncent !) sur quelques dizaines d’étudiants à Sciences Po ou l’X, chercheurs et chercheuses pourraient s’intéresser à la France réelle…
Les revenus réels des enseignants-chercheurs et chercheurs. Dans les années 90 avaient été esquissé, à partir des données fiscales, une étude des revenus réels (et donc des différenciations à l’œuvre) au sein des communautés académiques. P-M Menger avait résumé en 2016 les questions dans l’Obs. Car tout le monde n’est pas égal, selon les disciplines, le respect des règles, l’établissement. Au moment où la nécessité de s’aligner sur les meilleurs standards internationaux au niveau des rémunérations, n’est-ce pas un projet nécessaire pour éclairer des pouvoirs publics réticents ?
Les évolutions des organismes de recherche. Je l’avais signalé lors de ma chronique du livre de Christine Musselin, « Propositions d’une chercheuse pour l’université » : peut-on traiter les questions universitaires sans poser celles des organismes de recherche et en particulier le CNRS ? Lors des 80 ans de ce dernier, il y eut une très belle présentation de l’histoire du CNRS. Mais aucune recherche n’aborde ses évolutions au regard de l’émergence des universités, des divers programmes PIA ou encore de l’ANR. Et plus largement, comment se sont adaptés les organismes de recherche dans leur diversité ?
Il est curieux de constater que des centaines de communications « scientifiques » sur l’ESR en France fassent l’impasse sur les organismes de recherche !
Allez, au travail ! Et on compte sur l’ANR pour lancer des appels à projets sur ces sujets !
Bonjour,
je vous rejoins complètement. Le fait marquant pour moi est l’explosion du secteur privé dans l’enseignement supérieur en France soutenu par de grands groupes, des fonds d’investissement et l’appétence des familles à payer pour des formations privées.
Innovante dans ses formats, agile dans son offre de formation, ouverte à l’international et sur l’entreprise et conçue pour performer dans les classements internationaux, l’offre privée dispose d’un modèle économique robuste et d’une grande liberté d’action.
Il est effectivement dommage de regarder ce phénomène sans s’y intéresser réellement.
Bonjour, en contrepoint de ce constat, il faudrait mentionner les contributions rédigées et/ou éditées par Catherine Paradeise et Jean-Claude Thoenig.
Habitant désormais à Lille, je suis frappé par la croissance exponentielle des effectifs de la Catho de Lille, en particulier dans les disciplines juridiques, concurrençant ainsi directement la Fac de Droit de Lille. Il serait intéressant que des chercheurs s’interrogent sur les raisons de ce phénomène : motifs des inscriptions à la Catho; sociologie des étudiants ; nature du corps professoral; nature des emplois occupés à la sortie; comparatif avec la Fac de droit de Lille, etc…Absolument rien là-dessus, n’est-ce pas étonnant?
Sur le devenir professionnel des diplômés de l’université se trouve engagées non seulement l’extension du dispositif InserJeunes (DEPP/DARES) à l’enseignement supérieur (avec le SIES), mais aussi son enrichissement à de nombreuses variables présentes dans la déclaration sociale nominative (secteur d’emploi, PCS, revenus, nature du contrat…). Ça mettra un peu de temps encore, mais ces travaux sont tout à fait réalistes et seront menés à terme.
Bonjour,
Esprit d’escalier… Comment ai-je pu oublier de citer les contributions de Pierre-Michel Menger (et al.) ? Non, il y a des travaux de recherche très solides.
La remarque de Bernad Toulemonde peut être étendue à tout le secteur privé qui a absorbé la moitié de la croissance des effectifs du sup dans la dernière décennie. Risquons une explication triviale : dans ce secteur comme dans les autres, le privé occupe l’espace laissé par le public. Les universités ferment les yeux sur la propension d’une partie des familles à dépenser 8 K par an pour un bachelor. Cet argent ne va donc pas aux licences universitaires mais aux écoles de l’entre-soi. Hypothèse : si on inversait la tendance en demandant un peu d’argent aux familles pour mieux financer la qualité des licences universitaires ? C’est ce que l’INSEE commence à faire dans ses écoles.