Pourquoi la France est-elle le seul pays développé à ne pas avoir mis en place une évaluation systématique des enseignements ? Comparé aux autres pays, c’est le particularisme le plus saisissant des universités françaises, et plus généralement de l’enseignement supérieur de notre pays. Les récentes propositions pour renforcer l’engagement pédagogique des universitaires font l’impasse sur cette question : cela en dit long sur ce tabou français ! Pas sûr que dans la compétition internationale, faire l’impasse sur les standards internationaux soient un choix rationnel…
On vit dans un pays formidable. Les appels fleurissent pour rétablir 50 postes au CNRS, on dénonce le risque de secondarisation de l’enseignement supérieur avec la création de collèges universitaires, on pointe l’aggravation des inégalités sociales. Mieux, pas un jour sans un appel à vulgariser la science !
Mais le silence est la règle lorsque des milliers d’enseignants-chercheurs refusent toute évaluation de leurs enseignements, qu’une partie d’entre eux, selon la Cour des comptes (combien ?), ne respecte pas ses obligations de service ou encore que le statut de milliers de chercheurs implique qu’ils n’ont aucune obligation d’enseigner. Mais vulgariser oui…
Allons au-delà de ces dérives bien connues et inacceptables, mais acceptées évidemment au nom du chacun chez soi avec cette hypocrisie qui règne en maître entre « chers collègues ». Que faire face à ce manque d’appétence pour l’enseignement et les étudiants ?
Une litanie de textes et rapports
Ce ne sont pourtant pas les textes officiels qui manquent sur ce sujet, ni les rapports commandés (il faut relire le rapport de J. Dejean en 2002 !). Comme toujours en France, on est les champions du monde des rapports non suivis d’effet ! Je retrouve à ce sujet un excellent article de Laure Endrizzi sur Eduveille, qui montre les circonvolutions des pouvoirs publics sur ce thème ultra sensible, qui ont en quelque sorte « refilé la patate chaude » aux établissements. Qui se sont empressés d’être prudents, voire inactifs. L’avalanche d’arrêtés est édifiante ?.
On multiplie les appels à projet sur la pédagogie, les nouveaux cursus avec des jurys qui évaluent ? Plusieurs sources au fait de ces questions sont atterrées de voir qu’une seule question n’évolue pas : en dehors de médecine, aucune filière n’a systématisé l’évaluation des enseignements par les étudiants, et certains chiffrent à 20% seulement le nombre d’étudiants concernés ! Si vous enlevez médecine, il ne reste pas grand chose ?.
Et quand bien même existe une évaluation des enseignements, y a-t-il des suites, lesquelles ? Aucune étude globale, à ma connaissance, ne documente ceci.
C’est d’ailleurs le trou noir absolu sur ce sujet : les évaluations HCERES des formations, reviennent très peu sur ce sujet. Un comble ! Les « mesures en faveur de la reconnaissance de l’engagement pédagogique des enseignants-chercheurs » annoncées en octobre 2018 par F. Vidal ne mentionnent tout simplement pas l’évaluation des enseignements…
Une communauté académique coupée en 2
L’investissement pédagogique variable des enseignants est un secret de polichinelle, qui contribue d’ailleurs à de véritables fractures au sein des établissements et des UFR (ah l’attribution des cours !), pas seulement pour ces doctorants que l’on utilise sans vergogne pour faire ce que personne d’autre ne veut faire. Sont en jeu 2 approches de l’Université, dont l’une porte en creux le rêve d’une université sans étudiants.
Les 2 arguments couramment utilisés sont d’abord le niveau des étudiants, qui serait tellement faible que ce serait une perte de temps et d’énergie pour les enseignants-chercheurs, ensuite, le fait que l’enseignement serait un frein à la recherche.
Le premier argument (la 1ère année est une difficulté non-niable) ne résiste pas à la persistance du manque d’engagement pédagogique : ce dernier préexiste aux conséquences de la massification et concerne aussi les étudiants ayant franchi les étapes d’une sélection impitoyable (en L2, L3, en master, voire en doctorat).
C’est en effet un comportement qui surprend toujours les étrangers : les étudiants étrangers, notamment européens du Nord, sont toujours étonnés face à ces enseignants qui ne répondent pas aux mails, les universitaires étrangers sont déstabilisés par leurs collègues français qui s’inquiètent du trop-plein de questions en cours. Enfin, les étudiants français qui ont séjourné à l’étranger mesurent quotidiennement ce fossé !
Ce tabou mine évidemment ces enseignants-chercheurs qui œuvrent avec passion et motivation dans la transmission.
Le second argument relève du non-dit permanent du milieu académique. Mais parfois aussi, c’est quelque chose d’exprimé, comme j’ai pu le vivre il y a 15 ans lors du mouvement « Sauvons la recherche » : des moments délicieux ? où l’on disait ouvertement que les bons chercheurs ne pouvaient enseigner, et que les mauvais chercheurs étaient en général universitaires… En gros, les étudiants seraient des empêcheurs de science. Il suffit de lire les communiqués des académies ou des sociétés scientifiques : l’étudiant cet inconnu…
Enseigner nuit-il à la recherche ?
Plus que dans n’importe quel pays, ce qui irrigue les mentalités, c’est que l’enseignement est un frein à la recherche. Je constate d’ailleurs une inquiétude qui émerge dans les business schools avec ces enseignants qui, recrutés pour publier, se désinvestissent de l’enseignement : ils vont connaître les pires travers universitaires, bon courage !
Cette opposition entre enseignement et recherche que la France a statufiée avec le dualisme universités-organismes a longtemps paralysé toute évolution. Fort heureusement, signe d’un début de prise de conscience, près de 6 000 chercheurs du CNRS (60%) ont déclaré une activité d’enseignement, avec en moyenne 33 heures d’enseignement.
Imaginons que les forces du CNRS et des organismes de recherche en général soient réunies à celles de l’université : on aurait un gisement incomparable de ressources pour les étudiants…et pour la recherche, dans un système souple avec des allers-retours stimulants.
Si un Mozart ne fait pas obligatoirement un bon professeur de musique, de même qu’un sportif d’exception ne fait pas forcément un bon entraîneur, des milliers de chercheurs motivés pour détecter les nouveaux talents de demain, ce serait une régénération du système ESR français.
Et puisqu’il est à la mode de parler de compétition internationale, les usines à Nobel que sont Berkeley, Stanford, MIT ou Harvard mettent un point d’honneur à ce que leurs meilleurs chercheurs enseignent. On va me dire que c’est du marketing ? Je ne crois pas que la joie d’un prix Nobel élu meilleur enseignant à Stanford soit factice.
Mieux, dans la plupart des pays, pour recruter un chercheur (qui est donc un enseignant), on vérifie qu’il est apte et bon dans l’enseignement. Et il n’a pas été prouvé que la Suisse ou la Grande-Bretagne par exemple ont liquidé leur recherche.
Or en France, la procédure de qualification par le CNU, préalable au recrutement, et les comités de sélection, ignorent dans la plupart des cas l’aptitude à l’enseignement, surtout lorsque l’on connait le temps consacré à l’examen d’un dossier !). Certes, quelques universités essaient de généraliser ce qui se fait couramment dans les pays comparables : évaluer ces compétences par un cours ou sa préparation (oui, pas une recherche, un cours !). Mais cela demeure marginal.
Un débat théologique…de plus
Notre pays adore les discussions sans fin sur les statuts : enseignant-chercheur, chercheur CNRS, Inserm, Inra, CEA etc. La peur de ce que signifie enseigner et transmettre peut aussi cacher la peur de la remise en cause, la peur du doute, pourtant des vertus éminemment scientifiques.
Qu’une charge d’enseignement trop lourde, en particulier pour les jeunes MdC, soit un handicap, c’est une certitude. Que les sous-effectifs en personnels Biatss pèsent sur l’activité des enseignants-chercheurs, c’est une réalité. Que des mesures de bon sens soient prises avec les congés thématiques, pour des allers-retours permanents entre enseignement et recherche, prenant en compte également les spécificités disciplinaires, c’est évident.
Ces arguments, justes, peuvent-ils servir d’excuse à d’autres arguments fallacieux concernant l’évaluation des enseignements, du genre « cela va développer une forme de clientélisme », « on va noter pour bien se faire voir » etc.? Pourra-t-on résister longtemps à une demande sociale plus vaste, de transparence, d’interaction, et d’explication ?
Il suffit en effet de discuter avec des étudiants : ils ont tous évidemment leur évaluation des enseignements…et des enseignants ! Attirer les meilleurs étudiants ou tout du moins celles et ceux qui sont les mieux adaptés à telle ou telle filière, impliquera que la qualité du corps professoral soit au centre dans cet univers concurrentiel.
Il est clair qu’en France, nous avons un problème avec l’évaluation des enseignements par les étudiants. 22 ans que c’est obligatoire dans les textes depuis les arrêtés « Bayrou » et on est toujours loin de la généralisation…
Une nouvelle tentative vient d’être faite avec les arrêtés de l’été 2018. Elle vise à lier la mise en place de l’évaluation des enseignements par les étudiants dans le cadre d’un contrôle qualité interne obligatoire avec, d’une part, l’évaluation externe par le HCERES et, d’autre part, l’accréditation ministérielle de l’offre de formation :
« Afin d’assurer l’amélioration continue des formations, des dispositifs d’évaluation des formations et des enseignements sont mis en place selon des modalités définies par l’établissement pour lui permettre d’apprécier la pertinence de son offre de formation et d’évaluer la qualité de son offre …… ils comprennent une évaluation des formations et des enseignements auprès des étudiants,
Ils doivent permettre à l’établissement d’apprécier la qualité des formations qu’il offre en prenant en compte les enseignements tirés des formations comparables en France ou à l’étranger et les résultats des recherches conduites sur la qualité des formations supérieures.
Ces dispositifs favorisent le dialogue entre les équipes pédagogiques, les étudiants et les représentants du monde socio-professionnel….
La qualité du dispositif et des démarches d’évaluation mises en place par l’établissement fait l’objet de l’évaluation externe conduite par le HCERES ou par l’instance validée par celui-ci…. En particulier, est évaluée la qualité du dialogue interne que l’établissement conduit avec les étudiants lors de l’élaboration de l’offre de formation comme lors de l’examen des résultats obtenus, notamment en termes de réussite étudiante. Cette évaluation externe ainsi que les résultats obtenus par l’établissement en matière d’évaluation sont pris en compte lors de la procédure d’accréditation. » (Article 15 de l’arrêté 2018 cadre national applicable aux licences et aux masters)
« les établissements mettent en œuvre les dispositifs d’évaluation interne … en prenant en compte les objectifs spécifiques du cursus de licence. Ces dispositifs doivent permettre à l’établissement et à la communauté universitaire de s’assurer des acquis réels des étudiants et de leur réussite.
En particulier, les établissements s’assurent auprès des étudiants de l’organisation des évaluations des formations, des enseignements et des activités de formation diversifiées…. Ils prennent également toutes les initiatives utiles pour que leurs résultats soient pris en compte par les composantes de l’établissement et par l’équipe pédagogique, en particulier au sein des conseils de perfectionnement.
Les résultats observés au sein de ces dispositifs d’évaluation interne sont présentés régulièrement devant la commission de la formation et de la vie universitaire.
Les dispositifs d’évaluation interne de la qualité de l’offre de licence font l’objet d’une appréciation de leur pertinence dans le cadre de l’évaluation externe de l’offre de formation de l’établissement et sont présentés et justifiés par l’établissement au moment de la demande d’accréditation de son offre de licences… » (Article 17 de l’arrêté 2018 Licence)
« …la demande d’accréditation comprend également les dispositifs d’évaluation interne qui permettent d’adapter la stratégie de l’établissement tout au long de son déploiement. Dans ce cadre, la procédure d’accréditation permet en particulier de vérifier que l’obligation d’associer les étudiants aux dispositifs d’évaluation des formations et des enseignements est respectée… » (Article 21 de l’arrêté 2018 Licence).
Au plan des principes, c’est – pourrait-on dire – parfait. Reste évidemment à vérifier que cela va fonctionner. Le HCERES a annoncé travailler à son nouveau référentiel d’évaluation de l’offre de licences construit sur la base du cahier des charges fixé par les textes de 2018. C’est évidemment un point central. La régulation par l’évaluation ne marche que si le référentiel d’évaluation est suffisamment discriminant de la qualité et donc ici de la qualité des dispositifs de contrôle qualité interne intégrant l’évaluation des enseignements et des formations par les étudiants. Seules des évaluations discriminantes, établies en référence aux « bonnes pratiques » européennes et internationales en la matière, pourront être prises en compte dans les décisions d’accréditation ministérielles.
Deux derniers points pour conclure :
– les « mesures (à venir) en faveur de la reconnaissance de l’engagement pédagogique des enseignants-chercheurs » pourront bien évidemment prendre en compte leurs contributions aux démarches d’évaluation interne de la qualité des formations et donc aux démarches associant les étudiants ;
– si, malgré tout ça, nous restons encore à la traine sur le sujet, …alors… il ne resterait plus…malheureusement… qu’à prendre en compte l’indicateur « pourcentage des enseignements donnant lieu à évaluation par les étudiants » …dans le cadre de l’allocation des moyens aux universités !