Si l’on prend au hasard quelques années, quelle que soit la couleur politique, on peut mesurer l’incroyable difficulté de l’Etat à définir des priorités, à s’y tenir et surtout à obtenir des résultats. Il y a les modes (ce fut le cas des nanotechnologies), autour de ce génie français que le monde entier nous envie, celui de créer des structures nouvelles. Corollaire, l’inflation de rapports. Car quand vous parlez de capital humain, la technocratie française entend structure. C’est sa formation, son moule, son thermomètre. Miser sur l’humain, avec ses incertitudes et ses risques, ou miser sur les structures, les dispositifs normés, la technocratie a choisi. Par par mauvaise volonté, tout simplement par aversion au risque.
Minitel ou internet ?
Quel est le ressort de tous ces plans ? Une vision terriblement technocratique de la recherche et de l’innovation, qui se résumerait à une planification. Mais ce qui a pu être vrai dans les années 50/60, est-il adapté au 21è siècle et au bouleversement numérique dans un cadre mondialisé ? Lors des 50 ans de l’Inria, un des ses anciens présidents, Alain Bensoussan, expliquait comment il avait dû affronter les ingénieurs de la DGT refusant le système ouvert du web, et privilégiant le minitel. Il raconta à cette occasion la lutte permanente entre chercheurs et technocratie, même si les arbitrages politiques pour le site Sophia Antipolis furent favorables à la recherche.
Et il ajoutait, à propos de la « très forte exaltation qui résulte de la pression de la Silicon Valley et des grands groupes qui sont basés là-bas » qu’il ne suffisait pas de beaucoup parler « de la société digitale sous tous ses aspects, dont l’intelligence artificielle » mais que l’important était « la composante scientifique ».
D’un côté, des chercheurs avec des priorités, mais ontologiquement adeptes de la sérendipité, et de l’autre l’aversion au risque et au hasard, la planification chérie de la technostructure de l’Etat français si peu formée à la recherche qui, au lieu de définir de véritables priorités, planifie. Or, l’innovation, c’est avant tout du capital humain, ce que Cédric Villani expose en mettant sur la table le problème du salaire des chercheurs.
Petit inventaire non exhaustif de la culture du plan
Je vous propose de lire ma petite collecte dans les annonces gouvernementales, quelle que soit la couleur politique, sur la nécessité de développer la recherche et l’innovation. Imagine-t-on un seul instant les résultats obtenus, si à l’image de la Corée du Sud par le passé, ou encore d’Israël, l’Etat français avait réellement misé sur son ESR ? La lecture qui suit montre, outre le probable gaspillage d’argent public, l’incroyable dispersion d’énergie. Car à ma connaissance, seul le plan Cancer a été évalué positivement…
2009, année technologique et des énergies renouvelables. Le CEA doit « faire de la microélectronique et des nanotechnologies une priorité de son prochain contrat d’objectifs, de 2010 à 2013, conformément à la lettre de mission adressée à l’administrateur général » demandaient Christine Lagarde, ministre de l’Économie et Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. De son côté, Nicolas Sarkozy annonce 200 millions d’euros supplémentaires par an pour la R&D dans les Énergies renouvelables pour avoir « une parité des efforts de recherche entre le nucléaire et les énergies renouvelables ».
Quant à la recherche et le Grenelle de l’environnement, le gouvernement annonçait qu’environ « 90 millions d’euros ont été dépensés en 2008 et 260 millions en 2009. Le montant devrait être de l’ordre de 350 millions d’euros en 2010, de 400 millions d’euros en 2011 et de 430 millions d’euros en 2012. Environ 580 millions d’euros iront à l’énergie, 290 millions d’euros aux transports, et environ 120 millions aux sujets urbanisme-ville-habitat. La santé environnementale se voit doter de 180 millions d’euros, les domaines agriculture-biodiversité-milieux de 140 millions d’euros, et les actions transversales de 260 millions d’euros. »
2010, année santé. « La priorité des priorités, la recherche en santé » affirme Nicolas Sarkozy en juin 2010.
2011, année des 85 technologies innovantes. Une étude fruit d’un travail de prospective mené par la DGCIS (direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services liste recense 85 technologies innovantes (sur 200 étudiées) , réparties en sept secteurs : chimie, matériaux et procédés ; TIC ; environnement ; énergie ; transports ; bâtiment ; santé, agriculture et agro-alimentaire. « L’étude permet d’évaluer la capacité de notre tissu industriel à investir le champ des opportunités générées par les 85 technologies clés en 2015, qu’il s’agisse des technologies diffusantes susceptibles de générer des gains de productivité, ou des technologies d’avenir, ouvrant la voie au développement de nouveaux marchés », selon le Eric Besson, à l’époque ministre de l’industrie..
Rétrospectivement, au-delà de l’enfonçage de portes ouvertes (les TIC « connaissent un bouillonnement considérable » avec « des marchés très importants, y compris dans les pays en voie de développement, dans lesquels le déploiement a été plus rapide qu’anticipé (deux milliards d’internautes et cinq milliards de téléphones portables dans le monde) », est-ce que cette stratégie a débouché sur la constitution de géants français, européens, voire mondiaux ? Evidemment non.
2012 année de la voiture et de l’autisme. Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif, et Michel Sapin, ministre du Travail, annoncent dans le cadre du « Plan automobile » 350 millions d’investissements d’avenir réorientés pour y financer la R&D. Le plan autisme 2012-2015 vise lui à « intensifier la recherche sur l’autisme et consolider les connaissances » :
2013, année du modèle d’innovation à la française. Fleur Pellerin annonce 40 mesures « faire émerger un modèle à la française » qui « n’est pas un plan avec des milliards », et qui a pour objectif de changer les pratiques et le système de pensée sur l’innovation. Mais est créé un « fonds national d’innovation » doté de 240 millions d’euros.
2014, année des maladies neuro-dégénératives. Le gouvernement lance un « plan national » sur les maladies neuro-dégénératives 2014-2019, mardi 18 novembre 2014, dont l’un des 4 axes stratégiques vise à « développer et coordonner la recherche ». avec environ 200 M€ sur 5 ans.
2016, année des SHS, de la médecine génomique et du bois. Thierry Mandon annonce 5 mesures d’un « plan SHS 2 », tandis qu’est lancé un plan « France médecine génomique » de 670 M€ sur 5 ans. Est annoncé également un « plan recherche et innovation 2025 pour la filière forêt-bois ». Un nouveau plan du gouvernement contre la radicalisation prévoit de développer la recherche appliquée qui se substitue à celui adopté en 2014. Le gouvernement lance également un plan pour renforcer la recherche et l’innovation en agriculture.
Plans et prolifération des structures sont les deux mamelles de la France pourrait-on dire. Tout cela occupe et flatte des personnalités souvent en manque de reconnaissance. Ayant beaucoup de sympathie pour Cédric Villani je souhaite à son plan IA un avenir autre que celui de la plupart des rapports et autres bavardages officiels laissés sans suite la plupart du temps. Mais notons que la mesure la plus spectaculaire et la plus simple, sur les salaires des chercheurs, a été écartée par le Premier Ministre dès la publication du rapport…
En France le phénomène de prolifération des rapports et des plans n’est pas nouveau ni propre au secteur ESR, et il me semble d’ailleurs tout à fait naturel dans un pays dont l’administration et la technocratie sont surdimensionnées par rapport aux besoins. Il faut occuper toutes ces couches administratives, et pour l’administration, agir signifie hélas bien souvent produire des rapports et des plans, ce à quoi est très bien rodée la haute fonction publique française. La suite n’arrive jamais! C’est d’ailleurs pourquoi l’évaluation des politiques publiques, refrain entonné régulièrement par tous les responsables politiques, est complètement en rade dans notre pays: il n’y a en fait rien à évaluer car il ne se passe souvent pas grand chose suite à ces plans censés servir de base aux politiques publiques.