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Comment ne pas être subjugué par le génie bureaucratique français ? La lecture des rapports de la Cour des comptes ou des diverses inspections vaut toujours le détour. On en retient que moins il y a d’argent, plus il y a de dispositifs, par exemple pour la COVID-19. Et quand il y a de l’argent (les PEPR), on construit aussi des usines à gaz. Enfin rien ne vaut le décryptage d’une bonne circulaire à l’ancienne : car s’il y a des lois, des décrets, des arrêtés, cela demeure la clé du fonctionnement d’un système qui marche de plus en plus sur la tête. Celle sur le rôle des recteurs, recteurs délégués et DRARI (ex DRRT) mérite le détour ! Et se lit en creux comme l’aveu d’échec de la mise en place des recteurs délégués…

La lenteur, le centralisme, les procédures en tout genre, les millefeuilles, l’absence de réel management sont le lot quotidien de la gestion de l’Etat français. De nombreuses polémiques en apparence “politiques” servent en réalité à masquer les carences de l’exécution. Car on a en France cette adoration des systèmes, des règles, des mots, des concepts : l’intendance suivra…

Je serai plus terre à terre que Max Weber, Hannah Arendt ou encore Michel Crozier pour aborder la bureaucratie et les dysfonctionnements de l’État à propos de l’ESR : il suffit d’avaler cul-sec 🙂 les rapports de la Cour des comptes sur l’exécution budgétaire 2020, les appels à projets PEPR du PIA 4 et la circulaire du 8 avril 2021 sur l’ “Articulation des compétences en matière d’enseignement supérieur, de recherche et d’innovation dans les régions académiques” (sic).

L’indice de simplicité de la Cour des comptes

Avec l’OCDE, la Cour des comptes s’est attachée à mesurer la complexité comparée de la gestion financière des aides d’urgence à la recherche sur la COVID-19. Cet « indice de simplicité normalisé » (page 59) 1“la somme des crédits nationaux octroyés pour la R&D d’urgence divisée par le nombre de dispositifs d’aide identifiés et rapportée aux dépenses publiques de R&D hors-Covid.” place la France à la 15ème position sur un total de 19 pays… Il semble que les communautés académiques s’en rendent compte tous les jours !

Cette lecture de l’analyse de l’exécution budgétaire 2020 recèle des morceaux savoureux : ainsi, l’agence innovation de la Défense a développé ses propres appels à projet dans la lutte contre la Covid : 2 584 propositions reçues et analysées, pour 1 150 M€ de demande de financement, 37 projets d’innovation retenus, “soit des taux de succès de 1,4 % en projets et de 0,9 % en montants.”

Un seul a été finalement financé, deux ont été abandonnés et un dernier a été réalisé sans financement du ministère… On pourrait saluer également l’absence de performance du Fonds pour l’innovation et l’industrie (FII), fort heureusement géré par la crème des Grands corps, dont la Cour réitére sa recommandation de suppression.

On a ici tous les ingrédients d’un bateau ivre bureaucratique : plus on affirme haut et fort la nécessité de simplifier, plus on crée de nouvelles structures : FII, agence innovation défense, agence innovation transports etc. En résumé, moins il y a d’argent, plus il y a de dispositifs !

La fascination pour l’”innovation dirigée”

Si cette dérive irrigue tout le fonctionnement de l’État, elle n’est pas l’apanage du seul MESRI. Mais pour ce dernier, on ne peut pas incriminer les énarques : ce sont des scientifiques qui sont (en partie ou en totalité) à la manœuvre 2Il y aurait beaucoup à dire sur la création de la nouvelle agence sur les maladies infectieuses…, tant sur l’organisation du système que sur les appels à projet. En cette année Napoléon, celle d’une renaissance sous contrôle des universités (et par extension de la science), on ne peut donc qu’être impressionné par la persistance, contre vents et marée, de ce modèle descendant, tatillon et basé sur le contrôle étroit. Ce que résume l’“innovation dirigée” du PIA 4, dont on commence à percevoir les effets pervers.

Le fond de cette bureaucratisation française spécifique 3Cf. l’article de Natacha Gally dans la Revue française de science politique, c’est un postulat de départ qui est une négation de la sérendipité. Tout doit partir d’une programmation, sévèrement corsetée. L’usine à gaz des PEPR (Programmes et équipements prioritaires de recherche exploratoires), est le dernier avatar de cette innovation dirigée. Ils visent “à mettre en évidence l’impact potentiel et à long terme des travaux de recherche soutenus par le programme sur l’industrie, l’économie, la santé, l’environnement, la société au sens large.

Il faut lire les annexes avec la “Liste des stratégies nationales annoncées, en phase de consultation ou d’émergence” et les Champs prioritaires identifiés par l’Etat”. C’est dans la lignée des stratégies nationales de recherche cherchant à tout prévoir. Résultat, la seule chose que l’on n’a pas prévu, c’est un vaccin contre la COVID-19 🥲… Notons que dans le même temps, la Cour des comptes démontre comment la France, à propos des aides  publiques à l’innovation, subventionne énormément (10 milliards d’euros) mais sans les effets escomptés et proportionnels, comparés aux autres pays… On en revient à ce paradoxe européen” relevé par Jean-Pierre Bourguignon, mais que personne ne semble comprendre au sommet de l’Etat.

Mais il y a une double peine : ce dirigisme scientifique va naturellement avec un dirigisme organisationnel. Bien sûr, la bureaucratie existe partout et partout dans le monde, les chercheuses et chercheurs se plaignent des contraintes. Mais quand ils découvrent la France, ils comprennent que l’on n’est pas champion du monde qu’en football.

Quand le ministère “articule”

Car dans quel pays comparable (puisque l’on se compare en permanence) la circulaire sur l’« Articulation des compétences en matière d’enseignement supérieur, de recherche et d’innovation dans les régions académiques » serait-elle possible ? Dans la langue de bois ministérielle, il y a parfois des joyaux. Et là le MESRI se surpasse en publiant un manuel de formation !

Il y a du “jus de crâne” derrière tout ça ! Près de 23 000 signes (5/6 pages bien chargées et sans photos !) qui ont dû mobiliser des hauts responsables pendant des semaines et des semaines. Avec des relectures, des amendements, des précisions, des cheveux coupés en quatre, voire cinq. Il faut donc lire cette circulaire pour le croire : je l’ai fait ! Alors pourquoi n’aurais-je pas la médaille de l’Ordre national du mérite comme le fondateur de ViteMaDose 😂 ?

Morceaux choisis et commentés

Pour “garantir l’unicité de la parole du ministère il faut “un pilotage de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation reposant sur l’articulation des acteurs, par les mécanismes des délégations de signature.” Essayez-donc d’articuler les acteurs, le nouveau mantra !

Pourtant, il y eu 2 décrets (du 20 novembre 2019 et du 9 décembre 2020), mais ça ne suffit pas ! “La présente circulaire s’attache à rappeler le positionnement et les missions des différents acteurs territoriaux intervenant dans le champ de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation et à présenter le cadre rénové des relations entre l’administration centrale et les services déconcentrés à l’aune de cette réforme territoriale.”

Pourtant, “Il revient au recteur de région académique, chancelier des universités et responsable de la mise en œuvre des orientations en matière d’enseignement supérieur, de recherche et d’innovation, de déterminer précisément les champs d’intervention de chacun, dans le respect des attributions des préfets. » Ah oui ? Pourquoi faut-il alors tout détailler ? Les recteurs et rectrices, les Préfets, n’ont pas tout compris ? Y aurait-il des conflits ? Bon, je pourrais multiplier les citations ubuesques, mais arrêtons-nous sur le rôle des recteurs délégués (au passage la circulaire oublie qu’il y a des rectrices).

L’échec annoncé des recteurs/rices délégués

Tout observateur un peu averti le sait : cette construction bureaucratique ne fonctionne pas, ou mal. Les conflits sont permanents entre recteurs et recteurs délégués, entre recteurs délégués et opérateurs, en particulier les universités 4L’Île-de-France est un cas à part, historiquement et opérationnellement.. Certains sont complètement “largués” et sont confinés aux inaugurations, d’autres passent leur temps à essayer d’exister face à leur “chef”, d’autres déploient un activisme à toute épreuve auprès des collectivités qui n’y comprennent plus rien, ou auprès des journalistes spécialisés qui le comprennent trop…

Voilà pourquoi, un baroud d’honneur, la circulaire prend soin de préciser qu’“en vue d’harmoniser et de rendre plus lisible encore” son rôle, “il importe que ce dernier soit un interlocuteur clairement identifié par l’ensemble des acteurs et partenaires, y compris les collectivités territoriales, pour les questions d’enseignement supérieur, de recherche et d’innovation (…).” Parce qu’il ne l’est pas ?

Passons sur les missions confiés aux uns et aux autres, qui interpellent par exemple sur l’évaluation et le HCERES, passons sur le fait que l’on a créé la fonction de recteur délégué mais gardé les conseillers d’établissements. Chacun sait que le fameux dialogue stratégique de gestion est un échec. Le fond est que ce fonctionnement est antinomique avec celui d’opérateurs autonomes.

C’est évidemment une régression considérable, comparé aux autres pays européens. C’est surtout l’expression de choix politiques basés, mais ça on le sait avec la ministre actuelle, sur la défiance. Comme si au XXIème siècle, on pouvait mettre en œuvre des politiques publiques contre les universités et dans des démarches “top down”. Napoléon est mort depuis longtemps.

Références

Références
1 “la somme des crédits nationaux octroyés pour la R&D d’urgence divisée par le nombre de dispositifs d’aide identifiés et rapportée aux dépenses publiques de R&D hors-Covid.”
2 Il y aurait beaucoup à dire sur la création de la nouvelle agence sur les maladies infectieuses…
3 Cf. l’article de Natacha Gally dans la Revue française de science politique
4 L’Île-de-France est un cas à part, historiquement et opérationnellement.

2 Responses to “3 processus bureaucratiques qui en disent long”

  1. OUI: “On a ici tous les ingrédients d’un bateau ivre bureaucratique : plus on affirme haut et fort la nécessité de simplifier, plus on crée de nouvelles structures : FII, agence innovation défense, agence innovation transports etc. En résumé, moins il y a d’argent, plus il y a de dispositifs !”
    L’ami Thierry Mandon s’était lancé ds la simplification, spécifiquement sur l’innovation avec le rapport Suzan Berger après celui de Tambourin/Beylat mais derrière le néant ou presque.
    Que pense-t-on de cette nouvelle agence de l’Inserm “ANRS Maladies infectieuses émergentes”? Nécessaire? Pas gérable par départements scientifiques existants? Ou par une alliance (si cela existe encore!)?

  2. Force est de constater que les travers signalés dans ce très bon article sont également d’actualité au Hcéres. Les nouvelles annonces du président du Hcéres semblent confirmer que les évolutions envisagées pour les évaluations réalisées par le Hcères portent une vision très centralisatrice de l’ESR et révèlent aussi des approches « antinomiques avec celles d’opérateurs autonomes » (cf brève du blog EsrAq)
    Robert Fouquet / Blog EsrAq

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