Peut-on évoquer les difficultés de vie des étudiants sans sombrer dans la caricature ? C’est possible si l’on part des faits, rien que des faits. Je reviens dans ce billet sur les facteurs cumulatifs qui expliquent des fragilités parfois dramatiques. Et je constate, que les faits précédant comme toujours le droit, la situation est mûre, dans l’intérêt des étudiant(e)s, pour refonder un système de bourses avec 2 niveaux, l’un avec barème national, l’autre avec un contingent librement alloué par les établissements. L’occasion de faire confiance au terrain. Comment et pourquoi ? Suivez-moi.
On peut d’abord s’interroger sur ce mot-valise ‘précarité’, installé dans le langage courant. Le ‘statut’ étudiant étant heureusement par nature précaire, je préfère évoquer pour les étudiants une notion qui me semble plus adaptée, celle de fragilités. C’est moins vendeur mais cela permet d’aborder leur spectre large, pas forcément exclusivement corrélé aux difficultés matérielles ou au manque de moyens mis par l’Etat.
Sur ce sujet, on peut vite sombrer dans la caricature. Le journal La Tribune titrait ainsi « 56% des étudiants avouent ne pas manger à leur faim », généralisant ainsi une enquête d’une association, COP 1, qui portait justement sur un profil d’étudiants en difficulté, 511 à Paris et 98 à Angers. On trouverait évidemment 100% de malades en interrogeant les personnes hospitalisées 1Par ailleurs, quand on cite le chiffre 2017 de 20, 8% des étudiantes et étudiants vivent sous le seuil de pauvreté avec moins de 1026€ par mois selon l’Insee, il faut préciser qu’il s’agit de la disponibilité monétaire, ce qui pour des étudiants n’a pas la même signification que pour une personne au chômage ou ayant des enfants.. Même chose avec l’étude menée par l’association Linkee auprès de 3769 étudiants ayant bénéficié de l’aide alimentaire mise en place par cette association : leurs réponses montrent logiquement de graves difficultés.
La raison contre les vérités alternatives
Malheureusement, ne s’intéressant qu’épisodiquement aux étudiants, des femmes et hommes politiques instrumentalisent ces enquêtes sans vergogne. Peu se sont souciés, autour de la polémique du repas à un euro, de la répartition des restau U, de leurs horaires d’ouverture et bien sûr de la quantité et de la qualité servies. On a pu entendre à l’Assemblée nationale, des députés, et pas des moindres, quasiment affirmer qu’en France les étudiants mouraient de faim.
Je ne cesse de dénoncer sur ce blog ces postures, malheureusement aussi (et surtout ?) à gauche, qui conduisent à favoriser les classes aisées, majoritaires dans l’enseignement supérieur, et à invisibiliser ces jeunes, chômeurs et/ou sans formation 2Le jour où les médias leur consacreront autant d’articles ou reportages qu’à l’X et Sciences Po, on aura progressé !. A-t-on entendu un seul parlementaire, de l’extrême-droite à l’extrême gauche, remettre en cause un système d’aides (dont les avantages fiscaux) en réalité globalement peu redistributif ? Je partage les analyses sans concession d’Olivier Galland sur ce sujet dans Telos.
Ces choses étant dites, il n’en demeure pas moins que des étudiant(e)s sont en souffrance, matérielle et/ou psychologique. Olivier Galland évalue, à partir des enquêtes de l’OVE, à 8% le nombre d’étudiants en grande difficulté. Qu’est-ce que cela change ? Et bien tout simplement la typologie et l’ampleur des problèmes et surtout la nature des solutions.
Il faut bien sûr ajouter à ce chiffre celles et ceux qui sont à la limite des seuils « sociaux » ou qui n’arrivent pas à trouver un logement, mais aussi celles et ceux issus de milieux favorisés, qui connaissent des problèmes de santé mentale. C’est pourquoi, j’ai souvent conseillé la lecture des enquêtes de l’OVE, plus nuancées et pour cette raison, plus justes : elles indiquent là où il faut agir. Revenons donc à la raison, loin des vérités alternatives.
Les facteurs cumulatifs
Ayant eu l’occasion d’animer en février le « dialogue territorial sur la vie étudiante » en Île-de France, j’ai pu mesurer, par la diversité des intervenants et la présence de nombreux élus étudiants de tous horizons, le fossé entre les déclarations à l’emporte-pièce et le ‘grain fin’ indispensable à la mise en place de solutions. C’est particulièrement vrai dans une région Île-de-France tentaculaire à la complexité incomparable, mais qui justement permet d’esquisser des solutions.
Loin de tout manichéisme, l’étude des fragilités étudiantes atteste surtout de facteurs cumulatifs, qui ne se réduisent pas à un problème de moyens. Cette multitude de facteurs cumulés débouche parfois sur des situations dramatiques.
- La décohabitation. Il y a en effet, outre évidemment le revenu des familles, un aspect essentiel à prendre en compte : l’étudiant vit-il dans sa famille (cohabitant) ou est-il décohabitant ? Toutes les études le montrent : c’est un facteur majeur qui exacerbe les fragilités étudiantes. Ceci n’a pas les mêmes conséquences, en termes matériel bien sûr mais aussi en termes de santé mentale et de sociabilisation. Toutes les analyses et les chiffres montrent ainsi des populations d’étudiants étrangers en grande difficulté. Comme le notait Olivier Scassola, DG du Crous de Créteil, le premier poste de dépense est le logement pour les décohabitants. C’est aussi un élément dissuasif pour celles et ceux qui veulent quitter leurs parents. Il soulignait à la lumière de son expérience dans une académie où l’on retrouve tant de difficultés sociales un fait essentiel : être boursier et avoir une logement en cité U est une ‘sécurité’. L’isolement, surtout avec des logements et des campus eux-mêmes isolés, est également un facteur essentiel : non-boursiers, étudiants originaires des DOM-TOM et étudiants internationaux sont en première ligne. Quant à la forte présence des femmes dans les épiceries solidaires ou les demandes d’aides, elle est sans doute liée au fait qu’elles osent plus que les hommes.
- Un appel aux aides mal connu. Arrêtons-nous sur un enquête très intéressante menée à l’université Paris Nanterre 3Réalisée au printemps 2022 dans le cadre de la mission précarité santé par Leila Frouillou et Alexandra Oeser, l’enquête a porté sur 5 000 questionnaires avec pondération (sexe, nationalité, échelon bourse, discipline, niveau, mention au bac, type de bac). 2 670 étudiant(e)s ont apporté des réponses complètes. Soulignons, ce qui n’enlève rien aux résultats, que celles et ceux qui ont répondu avaient sans doute une motivation plus forte à répondre au vu de leurs difficultés.. Une des conclusions est que celles et ceux « qui font l’expérience de la précarité quotidienne ne sont pas mécaniquement ceux qui mobilisent les soutiens institutionnels. » Ainsi, « de nombreux services ne sont pas assez connus des étudiant-es (Mission égalité, handicap, SUIO, etc.) ». Parmi les préconisations des chercheuses, outre la nécessité de moyens pérennes (bourses, logement), figure au premier plan un travail d’information, notamment auprès des primo-entrants et un travail d’accompagnement « pour donner accès aux droits » en recrutant des assistantes sociales et des personnels.
- Complexité du système et difficulté de l’information vers les étudiants. C’est frappant en écoutant les élus étudiants et les responsables d’établissements : la difficulté de communication et d’information vers les étudiants est réelle mais elle est la même entre les étudiants et leurs élus : la faible participation aux élections en est une des illustrations. On peut par ailleurs bâtir toutes les hypothèses mais il n’est pas anormal qu’un jeune ne soit pas vraiment réceptif aux messages émis par des institutions quelles qu’elles soient : qui n’a pas été jeune ? La complexité du système administratif français n’aide pas évidemment. Mais face à ce défi, la difficulté des établissements à basculer leur communication vers ces étudiants sur les réseaux sociaux (twitter, tik-tok et bientôt d’autres) est un problème.
- Les effets sur la santé mentale. Une étude (CHU de Lille) sur les conséquences de la pandémie de Covid-19 en France révèle des taux élevés de prévalence, 15 mois après le premier confinement, des troubles suivants : troubles du stress post-traumatique (29,8 %), anxiété (23,7 %), stress (20,6 %), dépression (15,4 %) et idées suicidaires (13,8 %). « Ces résultats suggèrent que la pandémie a pu avoir des conséquences durables sur la santé mentale des étudiants », concluent les chercheurs dans l’article publié dans la revue médicale américaine Jama network. Une autre étude (i-share) de l’université et du CHU de Bordeaux avec l’Inserm, publiée dans Psychiatry Research , montre que pour les étudiants, consommer du cannabis augmente le risque de perturbation du sommeil – avec une probabilité de 45 % supérieure par rapport aux non-consommateurs. En France, 13,9 % des 18-25 ans déclarent consommer mensuellement du cannabis et 4 % chaque jour. Ces deux études alertent parmi de nombreuses autres et plaident évidemment pour un accompagnement à la hauteur (médecins, infirmières etc.).
Logement étudiant : 2 pistes à étudier
La situation du logement étudiant est très contrastée en France, avec des points de tension majeurs dans les métropoles et en Île-de-France, tant pour l’offre que pour les prix. Ceci est accentuée par une saisonnalité limitée pour les logements Crous, en raison des calendriers universitaires et des stages. Faut-il un encadrement des loyers et une revalorisation des APL comme le demande l’Unef ?
Les mesures les plus simples et ‘vendeuses’ politiquement sont-elles la solution ? Pas sûr car la complexité des procédures de construction, leur lenteur, sont une réalité face à une urgence réelle. Comment ne pas penser que ce qui est possible pour accélérer la construction de centrales nucléaires ne le serait pas dans ce cas ? Et alors que la vacance de bureaux en Île-de-France est passée de 2,6 millions de m2 fin 2019, juste avant la crise, à 4,4 millions de m2 à la mi-2022, selon une note de l’Institut Paris Région, quel dispositif d’urgence pour en requalifier une partie ?
Ce n’est donc pas qu’une question de moyens, face à un foncier peu disponible dans les grandes métropoles. Parfois, ce sont les maires qui freinent les projets de logements étudiants. Mais quand ils ont proactifs, comme le maire de Melun, Louis Vogel (Horizon) et ancien président de la CPU, ce dernier déplore que pour construire une résidence étudiante, il faille « 14 autorités pour prendre une décision ». Il explique avoir attendu six mois que la DTT (direction départementale des territoires) remette un rapport pour établir s’il y avait réellement un besoin !
Définir le bon niveau d’intervention. Maires, universités et écoles, Crous, bailleurs… Comment avoir une politique cohérente ? La myriade d’acteurs du logement étudiant, particulièrement en Île-de-France, fait-il de l’échelon régional la solution ? C’est en tout cas ce que revendiquent certains exécutifs comme celui de la région Île-de-France.
Si l’action de proximité sur le lieu d’étude est une priorité (voir infra), l’échelle de l’établissement n’est pas suffisante pour répondre aux problèmes de transport et de logement qui caractérisent la situation francilienne et des métropoles. Comme le résume la présidente de l’OVE Monique Ronzeau, quelques mots-clés résument les enjeux : coordination, simplification, lisibilité, complémentarité.
Bourses : changer de paradigme
J’ai un point de vue assez tranché sur la proposition du revenu universel étudiant/allocation d’études pour tous : il ne servirait selon moi qu’à conforter un modèle français profondément inégalitaire. Et j’observe que les « exemples positifs » de pays cités oublient de mentionner une sélection sévère. Mais n’est-ce pas justement l’occasion d’ouvrir un débat sur l’hypocrisie française qui consiste à mettre l’accent sur les conditions de vie, pas les conditions d’études, et donc la dépense par étudiant dans les universités ?
En tout cas, le sujet d’actualité, c’est la réforme des bourses. Le gouvernement devrait faire des annonces et probablement un effort budgétaire (dans quelle proportion ?) pour ouvrir le système des bourses aux jeunes qui sont « à la limite » des barèmes. Remarquons que depuis le choix fait par F.Mitterrand-P. Mauroy et A.Savary après 1981, toutes les politiques publiques ont consisté à « ouvrir » le spectre des bénéficiaires : 8% dans les années 70, près de 40% aujourd’hui. Cela a-t-il réglé les choses ?
Cela a marqué un incontestable progrès, corrélé à l’arrivée de jeunes issus de milieux sociaux qui n’allaient pas auparavant dans l’enseignement supérieur. Outre, comme je l’ai montré, des arbitrages constants au détriment du pouvoir d’achat réel des bourses, cela ne répond pas à la diversité de situations, et notamment à un facteur nouveau : le moindre accès aux études longues pour ces catégories de jeunes.
Il faut tirer les leçons de ce qu’il s’est passé pendant la pandémie. La détection des difficultés étudiantes a mis sur le devant de la scène des acteurs pas habitués à ce genre de défis : les enseignants, les UFR, les universités. Plus globalement, c’est autour du lieu d’études que se joue l’appui aux fragilités des étudiants.
Et comme toujours, les faits précèdent le droit. Il suffit de citer quelques exemples, avec de plus en plus d’universités qui accordent des bourses dans le cadre de fondations ou dans des accords avec de grandes entreprises (Aix-Marseille Université avec CMA-CGM, Strasbourg et sa Fondation ou récemment l’ENS-PSL etc.). Une réorientation des fondations universitaires, qui peinent à lever des fonds suffisants pour la recherche, s’imposera : elles devront de plus en plus se tourner vers la levée de fonds pour des bourses de master, de doctorat etc.
N’est-ce pas l’occasion pour imaginer un système à deux lames ? Car quelles que soient les évolutions du barème, les effets de seuil existeront toujours. Cela plaide pour adjoindre à ce système national un système de proximité avec un contingent supplémentaire et significatif distribué par les établissements eux-mêmes. Sur la base d’un travail d’assistantes sociales évidemment plus nombreuses, cela permettrait de prendre en compte de façon fine la situation des étudiants. Cela impliquerait, bénéfice complémentaire, une gouvernance de proximité, avec les UFR et départements, mais aussi plus largement avec les enseignants 4Remarquons qu’ils/elles interviennent déjà sur le présentéisme aux examens..
Cela supposerait surtout de faire confiance au terrain. Mais je rêve…
Références
↑1 | Par ailleurs, quand on cite le chiffre 2017 de 20, 8% des étudiantes et étudiants vivent sous le seuil de pauvreté avec moins de 1026€ par mois selon l’Insee, il faut préciser qu’il s’agit de la disponibilité monétaire, ce qui pour des étudiants n’a pas la même signification que pour une personne au chômage ou ayant des enfants. |
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↑2 | Le jour où les médias leur consacreront autant d’articles ou reportages qu’à l’X et Sciences Po, on aura progressé ! |
↑3 | Réalisée au printemps 2022 dans le cadre de la mission précarité santé par Leila Frouillou et Alexandra Oeser, l’enquête a porté sur 5 000 questionnaires avec pondération (sexe, nationalité, échelon bourse, discipline, niveau, mention au bac, type de bac). 2 670 étudiant(e)s ont apporté des réponses complètes. Soulignons, ce qui n’enlève rien aux résultats, que celles et ceux qui ont répondu avaient sans doute une motivation plus forte à répondre au vu de leurs difficultés. |
↑4 | Remarquons qu’ils/elles interviennent déjà sur le présentéisme aux examens. |
Les étudiants internationaux en première ligne de la précarité ! C’est un fait essentiel mais peu analysé car cela soulève d’autres questions plus délicates.
Pas tous les étudiants internationaux, mais essentiellement ceux en mobilité individuelle depuis des pays où le PIB / habitant est beaucoup plus faible qu’en Europe. On les fait venir, de plus en plus nombreux, pour tenir la trajectoire du Plan Bienvenue en France (500.000 étudiants internationaux en 2027) et pour préserver l’ouverture certains masters dont l’effectif de nationaux est trop juste. Censés disposer de 615€ par mois, ils sont en réalité presque tous obligés de travailler pour vivre en France, payer leur logement (pas social il n’y ont pas droit), leurs droits d’inscription (ils n’en sont pas exonérés), ou leurs repas (pas à 1€ puisqu’ils ne sont pas boursiers, ni chez leur parents le week-end comme la plupart des nationaux).
Il parait, mais le chiffre n’est pas connu, qu’un très grand nombre repartent dans leurs pays quelques semaines après la rentrée. Les autres sont les principaux bénéficiaires des épiceries solidaires, des aides spécifiques ponctuelles des Crous, et des distributions gratuites de denrées alimentaires : 3 dispositifs invoqués pour étayer LA grande précarité des étudiants en général … Ne devrait on pas d’abord traiter ce sujet avant de remettre en cause un système à triple base (bourses, 1/2 part fiscale, APL) qui permet à l’immense majorité des familles françaises de faire poursuivre des études supérieures à leurs enfants ?