L’appel de 500 anciens étudiants qui viennent de publier dans Libération une « lettre contre le sexisme, l’homophobie et le racisme dans les grandes écoles de commerce » sera-t-il le #MeToo de ce secteur ? Trop tôt pour le dire mais c’est un mur qui s’effondre, celui de l’omerta face à un secret de polichinelle. La crise rampante de leur modèle économique, masquée par une apparente insolente réussite, et la crise révélée de leurs valeurs déboucheront-elles sur une perestroïka de ce secteur ultra-compétitif ?
Il ne s’agit pas dans ce billet de faire le « procès » des écoles de commerce mais bien de comprendre les racines de ces dérives, de même qu’il faut comprendre dans les universités le harcèlement des doctorants par exemple. Chacun savait mais sans mesurer l’ampleur du phénomène : le signal faible est désormais un signal fort.
Quel choc de communication ! Au moment où des écoles (et une université) se pâmaient devant les résultats d’un sondage bidon (( Ce sondage a été réalisé sur 6 000 étudiants de 250 établissements…soit 24 étudiants par établissement, sachant que certains d’entre eux ont des milliers d’étudiants… La malhonnêté du procédé du site de recherche d’emploi Choosemycompany est absolument ahurissante, de même que sa reprise par des médias d’ordinaire un peu plus rigoureux : il suffit de consulter la méthodologie pour comprendre.)) démontrant un prétendu bonheur de leurs étudiants dans leur établissement, c’est un dur retour de manivelle que cet appel publié dans Libération de 500 anciens de Business schools ((« Suite à l’enquête publiée dans Mediapart dénonçant les humiliations sexuelles, l’homophobie et le sexisme dans les grandes écoles de commerce françaises, plus de 500 diplômé·e·s et étudiant·e·s confirment l’existence de ces pratiques et exigent un changement radical et nécessaire. »)). D’abord par leur nombre, ensuite pas leur diversité et le « prestige » de leur écoles, enfin et surtout par le contenu de leur argumentation.
Une omerta rompue
Pour les auteurs de la tribune, des générations de jeunes étudiant(e)s « peuvent témoigner de l’inertie de leurs directeurs et directrices, ainsi que des membres de l’administration, et ce depuis une trentaine d’années ». Dénonçant, sexisme, homophobie, racisme et antisémitisme, agressions, ils dressent un tableau peu reluisant des écoles de commerce qui va donner du grain à moudre à leurs détracteurs. Et ce n’est pas le tableau accablant des derniers soubresauts de EM Lyon peint par Challenges qui va arranger cette image !
En rompant l’omerta (si vous payez cher, si vous êtes dans une école prestigieuse, difficile d’en dire du mal !), les signataires se situent dans la lignée #Me Too dans le cinéma ou plus récemment dans les milieux littéraires avec l’affaire Matzneff : lorsque les vannes s’ouvrent, il est difficile de les refermer.
Sauf à croire à un complot, cet « appel des 500 » devrait donc alerter les dirigeants. Or, si une partie d’entre eux est lucide, mais sans solutions immédiates, une partie continue de nier l’évidence. Belle étude de cas ! Quelle portée aura cette tribune ? A court terme, difficile à dire mais sur le long terme, c’est peut-être la fin d’un modèle. L’ouverture d’une ère de ‘glasnost’ en Union soviétique a eu un effet domino car les systèmes verrouillés et protégés résistent rarement à la transparence.
Cécité et arrogance
Certes, des directions ont (ré)agi ponctuellement. Mais comme l’autocensure domine, les écoles n’ont absolument pas vu venir cette crise, malgré de nombreux signaux d’alarme. Les (bons) classements incessants ont servi à masquer l’essentiel : les conséquences de la mutation profonde en cours, pas seulement de leur modèle économique.
Andras Kaplan de l’ESCP Europe soulignait déjà en août 2018 (Cf. mon article Business schools : une “crise des subprimes” se profile-t-elle ?) les défis qu’elles devaient relever avec des enseignement souvent peu pertinents pour la préparation des diplômés au marché de l’emploi ou encore l’ignorance de l’enseignement à la prise de décisions éthiques. D’autant que (cécité ou arrogance ?) les écoles n’ont pas anticipé les conséquences de l’explosion des frais d’inscription : des attentes nouvelles des payeurs, des choses qui ne sont plus supportables…à ce prix là !
Ajoutons (je l’ai abordé récemment encore) que le déni et l’aveuglement sur la diversité sociale (avec des mesures cosmétiques face à des frais d’inscription prohibitifs) les a conduites à se couper de la société réelle et à ne plus la voir telle qu’elle est. Si à l’université, avec une liberté totale, dénoncer tout et même n’importe quoi est une seconde nature, les écoles, et une partie de leurs étudiants, vivent dans un monde irréel et fantasmé, que la crise financière de 2008 avait mis au jour.
Pensée unique et concurrence
Comme l’expliquent très bien les auteurs de la tribune, « ce système produit une majorité silencieuse qui s’ignore et qui, de fait, collabore par son silence et dans une solitude partagée à des conditions dictées par les plus bruyants, à la tête de petites meutes. Il fait croire qu’il n’y a qu’une seule manière de ‘réussir’ : se conformer, pour s’intégrer. » Cette pensée unique, qui a été une force, devient la plus grande faiblesse des écoles avec le choix de profils soit soumis, soit de « meute bruyante » en décalage avec les besoins de l’économie.
Peut-on traiter avec dédain leurs affirmations quand ils écrivent avoir « choisi de vivre en dehors du campus, d’étudier à l’université » ou encore « à l’étranger » ? Ou qu’ils évitent « certaines communautés d’ancien·ne·s élèves, la boule au ventre, de peur de retrouver ceux qui nous ont fait du mal. »?
Certes, il ne s’agit que de 500 anciens sur des dizaines de milliers de diplômés et leur effet d’entraînement sera peut-être faible. Sauf que, face à cette image désastreuse, la concurrence est là : les prépas commerciales souffrent, et la hausse des départs à l’étranger une réalité statistiquement limitée mais ciblée sur ces profils d’étudiants. A l’université de Montréal, près de 2 000 étudiants français sont arrivés à la rentrée 2019, soit + 8% et pour beaucoup moins cher…
Les nouvelles contraintes des entreprises
Cependant, le plus grand risque pour les écoles, c’est le monde professionnel. Toutes les entreprises, sous la pression des salariés, de la loi mais aussi des réseaux sociaux, sont engagées, ou contraintes de le faire, dans une vigilance anti-discrimination et harcèlement. On imagine ce cocktail détonant de cadres supérieurs formés tel que la tribune les décrit… « puisqu’en école de commerce, on n’étudie pas que la comptabilité, la finance ou le marketing: lors de leurs années de vie sur le campus, les étudiant·e·s font aussi l’apprentissage de pratiques ‘culturelles’ qu’ils assimilent et reproduisent par la suite, notamment dans leur vie professionnelle. »
Ces étudiants, censés faire partie de l’élite française (à l’inverse de leurs collègues issus des universités), accèdent à des postes de direction, pas forcément en raison de leurs compétences exclusivement. Une enquête de la CGE auprès des DRH (Cf. mon article sur le poids démesuré des réputations) montrait la force de l’effet réseau des écoles dans les choix, ce qui nécessite d’exacerber le sentiment d’appartenance, avec ses dérives potentielles.
Et les signataires signalent le fait que « la plupart des responsables des abus mentionnés dans cette tribune sont désormais en mesure d’affecter d’autres vies que les nôtres. Ils sont devenus entrepreneurs, hauts fonctionnaires, élus, cadres, managers, etc. »
Une perestroïka pour redonner du sens ?
Cette tribune est ainsi l’occasion d’interroger une représentation latente mais jusque là compensée par le haut niveau d’insertion professionnelle : dans les écoles on n’y apprend pas grand chose sinon à boire ou faire la fête… ((On l’entend dans la bouche de beaucoup d’anciens dont… Valérie Pécresse, à propos de la sienne HEC ! C’est bien sûr caricatural, mais pas toujours…))
Sous une forme plus policée, Nathalie Fabbe-Costes, professeur à Aix Marseille Université et Directrice du laboratoire CRET-LOG, livrait son analyse sur Xerfi Campus sur la différence avec les formations universitaires en gestion : le sens. Car cette autre représentation qui progresse, c’est celle là : les étudiants d’école de commerce ont du mal à prendre du recul sur le sens de leur travail, sur leur place dans la société, ce qui les rend peu aptes à percevoir les évolutions du monde.
C’est d’ailleurs ce que relèvent les signataires de la tribune : « Accompagner la construction d’un regard critique sur les conditions de socialisation au sein de ces écoles, grâce à un renforcement de la formation par l’étude des sciences sociales. Un tel cursus permettrait également aux étudiant·e·s de disposer de nouveaux outils intellectuels. Doté·e·s de ces armes critiques, ils et elles prendraient davantage la mesure de la nécessité de transformer les pratiques du monde de demain. »
Que vont faire les écoles ? Naines face à leurs concurrentes étrangères adossées à des universités (relire à ce sujet le commentaire de Bernard Belloc), toutes tentent de faire évoluer leurs enseignements, mais pour l’instant avec une réussite mitigée. Leur modèle économique est de plus en plus fragile, leurs valeurs contestées. Côté sanction, leurs marges de manœuvre sont réduites, et elles sont accusées de déconseiller aux étudiants d’avoir recours à la justice « dans le but de préserver la réputation de l’école. »
Habituellement si habiles pour construire et populariser un récit qui entretient une réputation d’excellence, les Business schools vont devoir rebondir, réagir et affronter la question de leurs valeurs. Alors qu’elles ont misé en termes de communication sur leur exemplarité en matière de responsabilité sociétale et de développement durable, les voilà rattrapées par la réalité ! On peut imaginer que nombre d’entre elles, qui ont chevauché sans états d’âme la mode du développement durable, seront désormais les porte-drapeaux du refus des discriminations.
Mais si l’on peut faire de la « com » sur le développement durable et rien derrière, les maux révélés par cette tribune supposent bien autre chose : un changement de paradigme. Que et qui seront les commerciaux, auditeurs, financiers etc. et surtout les managers et leaders de demain ? En tout cas pas ceux dénoncés dans cette tribune.
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