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Quelles sont les priorités de l’administration Biden en matière de souveraineté et de compétition technologique, en particulier pour contrecarrer les plans de la Chine ? Le budget de la défense et des mesures de soutien à l’innovation technologique ? Oui évidemment. Mais avant tout la recherche, toujours la recherche, encore la recherche et la détection des talents, les 2 premiers piliers de la stratégie américaine. Avec des priorités qui devraient faire réfléchir face au capharnaüm technocratique de France 2030.

L’analyse proposée dans ce billet s’appuie sur un article de la revue Grand Continent 1L’éditeur de cette revue est le Groupe d’études géopolitiques un think tank, un centre de recherche et un éditeur scientifique, domicilié à l’École normale supérieure (PSL), disposant d’un bureau à Bruxelles. à propos de la stratégie américaine vis-à-vis de la Chine. Cette revue a traduit (et commenté) le discours de Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale américain, prononcé à l’occasion de la parution du rapport du Spécial Competitive Studies Project 2Ce think-tank a été créé en octobre 2021 par Eric Schmidt, ancien président directeur-général puis président exécutif de Google (2001-2018), et se consacre aux sujets situés au croisement de la sécurité nationale et des questions technologiques..

Quel rapport avec la recherche et l’enseignement supérieur me direz-vous ? C’est bien le problème ! En France, les questions de stratégie internationale et de souveraineté sont très rarement, voire jamais, abordées du point de vue de l’impact de la science. Et c’est valable sur tellement de sujets ! Imagine-t-on un haut responsable français, voire le plus haut d’entre eux, tenir le discours qu’a tenu Jake Sullivan sur la place de la formation et de la recherche dans la souveraineté et la compétition technologique ?

Des idées reçues bien partagées…

Il faut dire que tout ceci vient de loin. Anti-américanisme, franchouillardise et culte du génie français, ignorance de la science, nostalgie du plan à la soviétique avec, osons-l’écrire, un soupçon de xénophobie se mélangent allègrement. Pourfendre l’alignement de la France sur le « diable américain » n’empêche pourtant pas de nombreux procureurs universitaires de rêver d’y enseigner, tout en mettant un signe égal (au mieux !) entre l’imparfaite démocratie américaine et les dictatures poutiniennes ou syriennes…

D’un autre côté, ce discours de J. Sullivan révèle le fossé culturel abyssal entre des élites formées ou tout du moins sensibilisées à l’imprévisibilité de la science et d’autres biberonnées à Sciences Po et à l’Ena aux certitudes gagées par des procédures. Nous en voyons tous les jours les dégâts avec la succession de plans comme autant de rustines sur des pneus qui finissent de toutes les façons par éclater. En France, il faut tout prévoir, aux Etats-Unis, il faut tout découvrir pourrait-on résumer !

C’est ainsi qu’une idée commune, partagée de l’extrême-gauche à l’extrême-droite en passant par toutes les couleurs politiques, est que ‘l’ultra-libéralisme américain’ déboucherait sur la soumission des universités et de la recherche américaines aux entreprises ou, ce qui revient au même, que la force du modèle américain reposerait sur le financement par les entreprises. « Bonnet blanc et blanc bonnet »…

Car si les côtés négatifs du modèle américain 3Rappelons tout de même que les taux d’accès à l’enseignement supérieur y sont quasiment les mêmes qu’en France… doivent être rappelés (droits d’inscription élevés, compétition féroce), il est bon de souligner deux autres différences majeures et celles-là positives. Ce sujet est d’ailleurs, comme le rappelle J. Sullivan, un des rares sujets de consensus bipartisan dans une atmosphère politique délétère : la puissance publique est omniprésente.

D’une part, il existe une compréhension largement partagée chez les élites américaines du lien recherche-innovation, d’autre part les financements fédéraux de la recherche fondamentale sont proportionnellement sans commune mesure avec ce qui se fait en France, et plus largement en Europe. Et profitons-en pour là encore rappeler une vérité factuelle, à savoir que  les universités « privées » bénéficient de financements fédéraux considérables (NSF, NIH, Darpa etc.) auxquels il faut ajouter les ‘overheads’.

Un fossé culturel immense

Le discours de Jake Sullivan illustre ainsi le fossé immense qui existe avec le personnel politique français, quel qu’il soit, et plus généralement ce qu’il convient d’appeler les ‘élites’ françaises, y compris les médias. Il prouve au passage qu’un juriste, diplômé de Yale, est capable d‘aborder les questions de sciences et de géopolitique avec une vision profonde, loin d’un débat franco-français sur la possibilité de cumuler activité libérale et prime 🤭…

Et par quoi commence ce discours ? Ne s’adressant pas aux élites françaises formées dans le moule sciences-po ENA 😉, il précise qu’il n’a pas besoin de « rappeler que les avancées des sciences et technologies sont susceptibles de définir le paysage géopolitique du XXIe siècle. Elles feront naître des innovations radicales en matière de santé et de médecine, de sécurité alimentaire et d’énergie verte. » Et il souligne que ces percées technologiques seront « soudaines » et impliquent une stratégie cohérente. 4A juste titre l’auteur de l’article Louis de Catheu souligne que « la science et la technologie ne sont pas envisagées comme des biens publics auxquels chaque nation peut contribuer au bénéfice de tous (l’ouverture est ici rapprochée de la complaisance), mais comme un actif clé dans la concurrence internationale, appropriable, et donc à protéger. La technologie et la science deviennent, dans les représentations, intimement liées à la nation. » Mais est-ce différent pour la France, voire l’Europe ?

4 piliers mais d’abord la recherche fondamentale

Alors, quels sont les points forts américains selon lui ? Pour poursuivre « une stratégie industrielle et d’innovation moderne » il faut investir « dans nos sources intérieures de puissance, qui sont également au fondement de notre puissance internationale. » Quelles sont donc ces sources intérieures de puissance ? Jake Sullivan énumère 4 principaux piliers qui laisseront sans voix un observateur français des méandres de France 2030. Accrochez vos ceintures.

« Le premier, investir dans notre écosystème scientifique et technologique. 

Le second, faire émerger les meilleurs talents en sciences, technologies, ingénierie et mathématiques. 

Le troisième, protéger notre avantage technologique. 

Le quatrième, approfondir et intégrer nos alliances et partenariats. »  

Le conseiller de J. Biden enfonce le clou en soulignant « des investissements historiques, et pas uniquement dans la recherche fondamentale. » En France on dirait nous avons réalisé des sous-investissements historiques … 😂 « et pas uniquement dans l’innovation ».

Bref, le point départ américain, à l’inverse de la France pour laquelle c’est le crédit impôt recherche, c’est d’investir d’abord dans la recherche fondamentale et les talents… Mieux, par rapport au saupoudrage de France 2030 et la multiplication des priorités et des appels à projet, le conseiller à la sécurité nationale précise « qu’un petit nombre de technologies devraient jouer un rôle crucial lors de la prochaine décennie. À l’instar du principe de Pareto, nous pouvons considérer que notre succès dépend à 80 % de ce que nous réalisons avec 20 % des technologies. » 

Et il donne l’exemple du CHIPS Act : il investit « 52 milliards de dollars pour restaurer le leadership américain dans la recherche, le développement et la production de semi-conducteurs et pour réduire notre dépendance excessive envers des puces produites à l’étranger. » Et J. Sullivan précise qu’  « il s’agit d’un investissement supérieur au coût réel du projet Manhattan » soit la « plus importante augmentation d’une année sur l’autre du financement fédéral en faveur de la recherche scientifique fondamentale en 70 ans » 5La fondation nationale pour les sciences (NSF) va recevoir 81 milliards de dollars sur 5 ans soit +36 milliards. .

3 domaines pour de véritables priorités

Autour de ces 4 piliers, quelles sont les priorités de ce pays dominant qui pourrait courir tous les lièvres à la fois ? 3 domaines technologiques qui « seront d’une importance particulière au cours de la prochaine décennie. »

  • Les technologies informatiques, incluant la microélectronique, les systèmes d’information quantiques et l’intelligence artificielle.
  • Les biotechnologies et la biofabrication. « Combiné avec les avancées en informatique, nous sommes à l’orée de percées dans tous les domaines, de la découverte de médicaments à la production de produits chimiques ou de matériaux. »
  • Et enfin les technologies vertes, non « seulement nécessaire pour la santé de notre planète » mais « également dans les prochaines années une source majeure de croissance économique et de création d’emplois ».

Les autres initiatives technologiques sont-elle « insignifiantes » ? « Loin de là » répond le conseiller de Joe Biden citant « d’importantes recommandations visant à préserver le leadership américain en matière d’actifs numériques. »  Mais les technologies informatiques, les biotechnologies, et les technologies vertes « sont de véritables ‘multiplicateur de force’ à travers l’écosystème technologique. Le leadership dans chacun de ces domaines constitue donc un impératif de sécurité nationale. »

Je livre à la réflexion la comparaison avec les 10 objectifs de France 2030 et je signale au passage cette intéressante (même si parfois confuse) tribune d’André Loesekrug-Pietri (directeur de la Joint European Disruptive Initiative (JEDI), l’ARPA européenne) dans les Échos (abonnés), « Comment éviter l’échec de France 2030 ».

La gestion des talents

Concluons sur le clivage éternel entre la France et les pays comparables, notamment les États-Unis : le lien formation-recherche et la gestion des talents. Car aux États-Unis, quels que soient les défauts de leur système éducatif, il n’y a pas de recherche … sans formation. Le second pilier de la stratégie américaine porte donc « sur le développement, l’attraction et la rétention des meilleurs talents » en s’assurant « que les États-Unis restent la destination préférée de tous les meilleurs scientifiques de la planète. » Comment ? En investissant « dans nos viviers domestiques de recherche et d’enseignement »  et en agissant pour « que les plus grands talents étrangers puissent venir et s’installer aux États-Unis. »

Alors qu’il y a désormais un consensus chez les économistes, y compris proches d’E. Macron, sur les faibles effets mais l’énorme coût  du Crédit impôt recherche, que la gestion et les objectifs de France 2030 apparaissent de plus en plus déconnectés de la réalité, ce qui finira par un échec comme tous les plans, il serait temps de miser sur le bon cheval en changeant de paradigme : la recherche et l’enseignement supérieur.

Références

Références
1 L’éditeur de cette revue est le Groupe d’études géopolitiques un think tank, un centre de recherche et un éditeur scientifique, domicilié à l’École normale supérieure (PSL), disposant d’un bureau à Bruxelles.
2 Ce think-tank a été créé en octobre 2021 par Eric Schmidt, ancien président directeur-général puis président exécutif de Google (2001-2018), et se consacre aux sujets situés au croisement de la sécurité nationale et des questions technologiques.
3 Rappelons tout de même que les taux d’accès à l’enseignement supérieur y sont quasiment les mêmes qu’en France…
4 A juste titre l’auteur de l’article Louis de Catheu souligne que « la science et la technologie ne sont pas envisagées comme des biens publics auxquels chaque nation peut contribuer au bénéfice de tous (l’ouverture est ici rapprochée de la complaisance), mais comme un actif clé dans la concurrence internationale, appropriable, et donc à protéger. La technologie et la science deviennent, dans les représentations, intimement liées à la nation. » Mais est-ce différent pour la France, voire l’Europe ?
5 La fondation nationale pour les sciences (NSF) va recevoir 81 milliards de dollars sur 5 ans soit +36 milliards.

2 Responses to “États-Unis-France : 2 façons de penser la place de la recherche”

  1. Le plan France 2030 est un bazar hétéroclite de « decouvertes » qu’il faudrait faire , rédigé par des technos qui confondent recherche et inventions et chercheurs et Géo Trouvetout auxquels il suffirait d’indiquer ce qu’il faut trouver pour l’obtenir! Ils ne comprennent pas qu’un système de recherche est d’abord fait de la sélection des meilleurs chercheurs auxquels il faut ensuite donner moyens et liberté de travailler.C’est cela, la force du système américain, et aussi britannique ou encore allemand et même chinois. Mais en France les technos, au lieu d’administrer la recherche, veulent la diriger et pensent que souhaiter découvrir tel ou tel procédé miracle suffira à le faire, en faisant fi de tout le travail de recherche fondamentale nécessaire en amont, avec ses aléas ses incertitudes et ses échecs. Quand apprendra-t-on à nos brillants technos que la pénicilline a vraiment été découverte au hasard d’une culture qui a mal tourné. Et tant d’autres exemples pourraient être donnés dans de nombreux domaines.
    Mais impossible en France de briser ces deux tabous qui sont que la recherche doit être orientée, alors qu’elle doit être libérée, et que les moyens doivent être attribués aux meilleurs chercheurs, sélectionnés selon des critères les plus extérieurs possible au système français.
    La France n’a aucune stratégie de recherche et ce n’est pas parce qu’il vise loin,2030, que le plan France 2030 est un plan stratégique ! Le bilan, dans 8 ans, risque d’être très décevant.
    La force des États Unis, et d’autres pays, c’est de sélectionner drastiquement les chercheurs qui bénéficieront de moyens et de respecter ensuite leur démarche, aussi tortueuse et hasardeuse puisse-f-elle sembler. Notre faiblesse est que nous nous organisons quasiment à l inverse.

  2. Merci Jean-Michel pour cet excellent papier, et Bernard pour son commentaire,
    La politique US avec ses 4 piliers et ses 3 domaines technologiques majeurs, est fondée sur la CONFIANCE dans les communautés scientifiques et technologiques, dont on sait qu’elles sauront maintenir et consolider leurs forces et leur compétitivité si on leur en donne les moyens.
    Les pouvoirs publics respectent l’AUTONOMIE acquise par les universités US. C’est la condition nécessaire pour que puisse s’exprimer la créativité scientifique des acteurs.
    Autonomie et confiance, deux ingrédients qui manquent cruellement à nos universités.

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