Après avoir pointé l’indifférence des universitaires à propos de la baisse des effectifs, après avoir souligné l’absence de réflexion collective sur les formations proposées aux jeunes, je reviens cette semaine sur une question essentielle : pourquoi les universitaires échouent-ils à se faire entendre ? L’explication trop simple des élites déconnectées de la recherche ne peut masquer leur propre responsabilité de ne pas avoir su convaincre. Car il s’agit d’un échec collectif : ils/elles pèsent peu, sans cesse absorbés par des querelles internes. Méditons ce que nous disent 2 universitaires, Ch. Prochasson et P. Weil sur ce sujet.
J’y vois un symbole fort : alors que traditionnellement les universités françaises incarnaient à quelques exceptions près le lien avec la ‘gauche’ et le monde syndical, c’est à la rentrée solennelle de l’EM Lyon que l’ancien dirigeant de la CFDT Laurent Berger a participé… Cela illustre la perte d’influence des universités, à l’image de ce que j’avais relevé à propos de l’université d’été de Libé à Paris-I.
Pourquoi depuis des décennies en particulier, le monde académique, en particulier les universitaires, peine-t-il de plus en plus à se faire entendre ? Il ne s’agit pas seulement de l’ESR mais aussi et peut-être surtout de son influence dans l’État. Où sont dans notre pays les Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale américain, en référence à son discours prononcé à l’occasion de la parution du rapport du Spécial Competitive Studies Project ?
Je laisse la parole à Raymond Aron qui a eu raison sur tellement de sujets… En 1969, il soulignait que « l’intellectuel français est séparé des réalités économiques et sociales qu’il connaît mal. Il rêve d’une solution totale des problèmes sociaux… » Au-delà de son propos visant outre Jean-Paul Sartre le monde académique en sciences humaines et sociales, cette assertion n’éclaire-t-elle pas les difficultés du monde académique à peser sur le réel aujourd’hui ?
Jouer contre son camp : le sport favori
Se plaindre, déplorer, agir individuellement et fuir le collectif, déprécier son institution semblent être des figures imposées. Le classement de Shanghai en est la parfaite illustration. Non seulement je ne retire rien à ce que j’écrivais en août 2022 sur les réactions au classement de Shanghai mais j’y ajoute une remarque d’actualité.
La capacité de certains universitaires, y compris de certains présidents d’universités, à jouer contre leur camp est incroyable. En effet, alors que les interrogations se multiplient sur la qualité d’une partie de l’enseignement supérieur privé 1Rapport de la DGCRF, mission du MESR, signalements de la médiatrice, articles de presse etc., que trouvent-ils/elles de mieux à faire ? S’en prendre … aux universités ! Imagine-t-on un autre corps social, une autre corporation ou institution se dénigrer ainsi ? Les villes en haut de l’affiche dans des classements « bidon » par exemple ? Alors même que ce classement devrait justement être l’occasion de clamer haut et fort que l’excellence et la qualité sont dans les universités ! Et de s’en servir face aux pouvoirs publics.
La prépondérance de la fonction tribunitienne
Pour approfondir cette réflexion, il me semble intéressant de revenir sur 2 articles parus dans la revue Esprit. L’un de Christophe Prochasson, ancien conseiller ESR de F. Hollande et ancien président de l’EHESS sur « l’auto-administration des universités » 2Son article aborde la question de fond de l’autonomie universitaire et de la gouvernance, ce qui n’est pas l’objet de ce billet, et une interview de P. Weil sur les universitaires et le pouvoir.
Ce dernier, autre figure de la gauche universitaire, 3La vérité m’oblige à dire que l’on est d’abord atterré par son analyse de café du commerce, faite d’erreurs factuelles sur la tripartition universités écoles et organismes… observe que « les universitaires ont une place importante dans le débat public en France. Il n’y a pas un jour sans tribune, pétition, intervention radiotélévisée. (…) Mais, en France, l’universitaire a une fonction tribunitienne et reste éloigné du pouvoir. Aux États-Unis, il participe au pouvoir, qu’il soit écouté, consulté ou simplement lu. »
Au fond, les universitaires français n’ont effectivement pas les mains sales : ils/elles n’ont pas de mains… En dehors des économistes, présents dans les sphères dirigeantes, on a vu pour le nucléaire (comme l’a savoureusement rappelé Yves Bréchet), ou encore sur l’environnement la faible place prise par la science et les scientifiques au profit des militants.
Bien sûr, le poids historique des Grands corps est une réalité. Bien sûr des universitaires sont ou ont été présents dans les partis politiques. Mais globalement le monde scientifique français n’a pas investi collectivement les lieux de pouvoir pour faire connaître ses travaux, miné par ses querelles et attiré par la course en solitaire. C’est d’ailleurs une autre explication de la faible reconnaissance du doctorat dans la haute administration, très peu « défiée » intellectuellement et opérationnellement par les chercheurs/euses.
Le dédain pour l’intendance
Ce soin apporté à rester éloigné du pouvoir, quel qu’il soit, on le retrouve évidemment à propos de l’autonomie des universités, que Ch. Prochasson préfère d’ailleurs appeler l’auto-administration 4Il livre d’ailleurs un propos intéressant sur la professionnalisation des dirigeants d’établissements.. Que nous dit-il (ce sont mes intertitres) ?
Des universitaires…ignorants. Il pointe la méconnaissance abyssale qu’ont les universitaires du fonctionnement de leurs institutions. Si son propos est sans doute très ‘EHESS’ et très parisien dans certains constats, il vise juste : « Il faut beaucoup d’arrogance, pour ne pas dire de suffisance, à un universitaire pour se flatter d’avoir évité de telles charges [administratives] tout au long de sa vie professionnelle. » S’il relève « le mépris sous-jacent à de telles postures, abandonnant à d’autres les tâches indignes », il souligne à juste titre qu’« un tel évitement rend tout simplement irrecevable l’exigence de toute autonomie universitaire, puisqu’elle conduit à remettre aux mains des tutelles la gestion des universités qu’elles abondent financièrement et qu’elles soutiennent politiquement. »
Cette psychologie collective propre à ces communautés est un peu une parabole de l’universitaire français : il se plaint de l’État qui ne finance pas suffisamment, mais ne s’y investit pas pour faire reconnaître partout la science (sauf pour ses intérêts particuliers 🙂), il se désengage de son établissement mais se plaint des maux administratifs.
Des universitaires phobiques. Christophe Prochasson souligne la « faiblesse de la formation administrative des équipes dirigeantes et, plus encore, le manque d’intérêt – pour ne pas dire l’hostilité – éprouvé, non sans quelques raisons, pour ‘l’administration’, considérée comme un ennemi ou un adversaire, expliquent, pour une bonne part, les dysfonctionnements que nombre d’observateurs ou d’usagers se plaisent à souligner.’ On peut le vérifier quotidiennement sur les réseaux sociaux où l’on commente tout à tort et à travers, avec une déconnexion du réel comme je l’ai rappelé à propos de ce que sont les fonds de roulement. Quand on est scientifique et que l’on ne maîtrise pas un sujet, ne doit-on pas s’abstenir ? Ce qui ne signifie pas qu’ils ont tort sur ETAMINE Missions au CNRS !
Des universitaires peu crédibles
Mais Christophe Prochasson appuie là où cela fait mal : « L’indocilité du monde universitaire, les habitus qu’il produit, son coût financier tout à la fois mal contrôlé et mal évalué, son amateurisme et ses dysfonctionnements administratifs sont l’objet, pour le moins d’incompréhension ou de perplexité, parfois même de quolibets émanant d’une haute fonction publique convaincue de la justesse de son évaluation. Les universitaires eux-mêmes ne sont d’ailleurs pas exempts de ces mêmes comportements railleurs, retournés contre leur propre milieu où l’individualisme est de règle. »
C’est un bon résumé : le monde académique ne se rend pas compte de l’image donnée, ou en tout cas perçue par la société. Les jeunes et les familles, il faut le répéter, votent avec leurs pieds… Les élus constatent eux le manque de transparence. Cette transparence inaboutie occulte les réussites des universités, ce qui apporte de l’eau au moulin d’une Haute administration peu encline à avoir confiance.
Ajoutons que les pétitionnaires permanents les plus en vue évitent évidemment d’enseigner en L1, protestent contre Parcoursup et espèrent surtout un poste à Sciences Po, ou en tout cas dans une institution où l’on ne rencontre pas la plèbe. Il faut dénoncer (y compris ses ‘chers collègues’), contester mais ne pas se salir les mains.
Une confiance à construire
Tout ceci nourrit la défiance : la faible reconnaissance du doctorat dans la technostructure en est le symbole car il est vu comme non-opérationnel.
« Nous devons rétablir un certain nombre de vérités », explique à juste titre Guillaume Gellé, président de France Universités dans Le Monde . « Je veux tirer un signal d’alarme. Les universités sont au bout de ce qu’elles ont pu absorber. Elles ont besoin d’un nouveau souffle, et que l’État finance les mesures qu’il prend. Le décideur doit être le payeur », explique-t-il.
Mais ce nouveau souffle peut-il être simplement financier ? Est-ce vrai pour les universités qui ont perdu en 10 ans près de 30% de leurs effectifs (mais gardé leurs moyens) ? Est-ce vrai complètement pour les universités qui ont dû, à l’inverse, faire face à des hausses de 30 à 40% avec une diversité de publics qui les contraint à changer de modèle ? La transparence est un impératif catégorique.
Références
↑1 | Rapport de la DGCRF, mission du MESR, signalements de la médiatrice, articles de presse etc. |
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↑2 | Son article aborde la question de fond de l’autonomie universitaire et de la gouvernance, ce qui n’est pas l’objet de ce billet |
↑3 | La vérité m’oblige à dire que l’on est d’abord atterré par son analyse de café du commerce, faite d’erreurs factuelles sur la tripartition universités écoles et organismes… |
↑4 | Il livre d’ailleurs un propos intéressant sur la professionnalisation des dirigeants d’établissements. |
C’est vraiment trop gentil de la part de MM. Prochasson et Weil de se préoccuper du sort des universitaires français ! Sont-ils d’ailleurs eux-mêmes des universitaires au sens de ceux dont ils fustigent les travers ? M. Prochasson, du haut de son bureau à l’EHESS, a beau jeu de se gausser de l’arrogance des collègues se flattant d’éviter des charges administratives, lui qui n’a sans doute plus surveillé depuis très longtemps d’examen en amphi, présenté sa formation à des lycéens accompagnés de leurs parents lors de journées portes ouvertes, assisté à des conseils d’UFR etc. Quant à M. Weil, tout directeur de recherches au CNRS qu’il est et sans doute abonné au quotidien de référence bien connu où il peut se lire et lire les membres de la tribu tribunitienne parmi les universitaires, a-t-il un jour songé qu’il y a environ 56000 enseignants-chercheurs en France, soit la population d’une ville de taille moyenne ? Pourquoi dès lors espérer que cette profession, qui représente une quantité négligeable d’électeurs, ait une influence quelconque auprès de la sphère politique ? Voilà, une explication simple et plausible de l’inaudibilité du monde universitaire, à l’exception de certains intellectuels médiatiques qui ont laissé derrière loin derrière eux le quotidien de l’université et la triplette enseignement-recherche-administration. Quant à la phobie diagnostiquée par le collègue Prochasson, elle se soigne facilement grâce aux possibilités d’auto-promotion et au montant des primes qui ont permis de créer une nouvelle caste d’universitaires-administrateurs bien loin des préoccupations de la base, ces universitaires moyens et un peu ploucs dont on peut se moquer avec suffisance parce qu’ils ne connaissent pas le fonctionnement de Harvard.
Le mépris des enseignants pour « l’administration » est patent dans l’ensemble du système d’enseignement, y compris dans la géographie des établissements: d’un côté les bâtiments d’enseignement, de l’autre celui de « l’administration » (avec fléchage!); un proviseur/un principal de collège est vu par la communauté éducative comme un administratif, étroit et borné….
Bien courageux