Si l’on prend au hasard quelques années, quelle que soit la couleur politique, on peut mesurer l’incroyable difficulté de l’État à définir des priorités, à s’y tenir et surtout à obtenir des résultats. Non, le génie français 1 Je vous conseille de lire ces travaux surréalistes de 1964 sur le fait que le monde entier envie la planification à la française., c’est celui de créer des structures nouvelles et de multiplier les plans, avec pour corollaire, l’inflation de rapports.
C’est la formation, le moule, le thermomètre des élites françaises, quelle que soit leur couleur politique. Miser sur l’humain, avec ses incertitudes et ses risques, ou miser sur les structures, les dispositifs normés, elles ont choisi. Par par mauvaise volonté, tout simplement soit par aversion au risque, soit par ignorance de la façon dont naissent les découvertes scientifiques majeures 😒.
Or, sans recherche de haut niveau, pas d’innovation de rupture, mais sans étudiant(e)s pas de recherche😉.
Un espoir d’inflexion ?
En mai 2018, Edouard Philippe détaillait déjà des mesures autour de l' »innovation de rupture », après d’autres annonces concernant l’intelligence artificielle et bien sûr une énième structure : un conseil de l’innovation … Les annonces de plans se succèdent donc à un rythme admirable : dernier en date, France 2030, qui semble-t-il annule les précédents … autour de 10 objectifs afin de « réindustrialiser par la deep tech » selon E. Macron.
J’en retiens au moins une chose positive 👍: sauf erreur de ma part, c’est la première fois qu’un président de la République admet que la France « a des faiblesses liées à un sous-investissement dans l’ESR, même si la LPR est un début de réparation. » Et plus loin dans son discours : « la LPR est un élément de rattrapage que je ne sous-estime pas, mais je crois qu’il faut porter une stratégie qui s’inscrit davantage dans la rupture ».
Oui mais quelle rupture ? Car après ce constat lucide, va-t-on repartir pour dérouler ad nauseam ce qui constitue la culture des élites françaises, de gauche, du centre et de droite, ou d’ailleurs ? On voit mal un pays entamer sa mue sur l’innovation ou autour des enjeux de la transition énergétique sans miser sur le lien enseignement supérieur et recherche. Et donc, comme partout dans le monde, sur ses universités.
Les illusions de la loi Chevènement
Je livre ainsi à la réflexion (comparative ?) de mes lectrices et lecteurs la loi Chevènement de 1982 2dont l’intitulé est loi d’orientation et de programmation pour la recherche et le développement technologique de la France.. Objectif : réindustrialiser par la recherche et l’innovation, par le développement technologique. Les moyens ? Miser sur les organismes de recherche et les grands groupes et filières, en oubliant consciencieusement les universités, chargées elles de la formation (Loi Savary).
Quels étaient ses priorités et ses objectifs (sincères) « en matière de réindustrialisation » ? Des programmes. « Articulés avec le programme mobilisateur de développement technologique du tissu industriel, ces programmes porteront sur les secteurs qui appellent en priorité la mise au point et la diffusion de nouvelles technologies, notamment : la filière agro-alimentaire ; les matières premières ; la robotique et la machine-outil ; la mécanique ; les matériaux ; la chimie fine ; le génie biomédical ; l’instrumentation scientifique ; les médicaments ; l’ingénierie ; la filière bois ; les transports terrestres ; l’automobile ; la sidérurgie ; le textile ; les ressources du sous-sol. Enfin, l’environnement fera l’objet d’un ensemble pluridisciplinaire de recherches appliquées et finalisées. »
Outre l’arrêt de la programmation financière prévue, je vous laisse évaluer la pertinence opérationnelle de cette « prospective » au regard des défis et des avancées scientifiques : les vaccins ARN, les drones et bien sûr internet etc. Tout simplement parce que le changement de paradigme scientfique ou l’innovation de rupture ne se programment pas. Sans parler du changement climatique.
En réalité, cette loi est un concentré de l’incapacité de notre pays à faire émerger des entreprises leaders nouvelles. Car relire le détail de cette loi, c’est plonger dans ce qui structure les élites françaises : absence des universités, inventaire à la Prévert, vision de l’innovation reposant sur les grands groupes, et pour finir l’illusion que la planification va permettre découvertes scientifiques et innovation !
Toujours répéter les mêmes erreurs ?
Mais la loi Chevènement est-elle une exception ? Non ! Le quotidien Les Echos du 12 octobre 2021 recensait quelques exemples depuis 2009, de divers plans censés développer l’innovation, avec des montants « astronomiques » (bien que pas toujours engagés).
– 2013 : soutien à 34 filières d’avenir, avec le rapport Innovation 2030, 7 filières d’avenir ;
– 2017 Grand plan d’investissement 50Mds € ;
– 2018 Fonds pour l’innovation et l’industrie (10 Mds €) ;
– 2021 France Relance (100 Mds €) et France 2030 (30 Mds €).
Si l’on y ajoute de 2009 à 2021, 4 PIA ça fait beaucoup, avec des effets, hors ESR, qui selon la Cour des comptes mériteraient une évaluation 😏…
Si vous y jetez un œil, vous aurez sans doute comme moi le tournis sur les banalités, les chevauchements, et les contradictions de tous ces plans auxquels succèdent d’autres plans. Ce n’est évidemment pas l’apanage du gouvernement actuel. J’avais déjà dressé un petit inventaire non exhaustif de cette culture du plan 3La Cour des comptes tire régulièrement au lance-flamme sur une grande partie d’entre eux !. Citons une étude de 2011, dans laquelle les experts de Bercy pointaient 85 technologies innovantes : elle illustre jusqu’à la caricature l’ignorance des véritables défis et la cécité ambiante. Car Bercy, ce n’est pas la MIT Technology review…😆
Des plans mais quels résultats ?
Est-ce que ces stratégies ont débouché sur la constitution de géants français, européens, voire mondiaux ? Evidemment non. Imagine-t-on un seul instant les résultats obtenus, si à l’image de la Corée du Sud par le passé, ou encore d’Israël, sans parler des USA, l’Etat français avait réellement misé sur son ESR ? En 2017, à l’occasion des 50 ans de l’Inria, un des ses anciens présidents, Alain Bensoussan, indiquait, à propos de la « très forte exaltation qui résulte de la pression de la Silicon Valley et des grands groupes qui sont basés là-bas » qu’il ne suffisait pas de beaucoup parler « de la société digitale sous tous ses aspects, dont l’intelligence artificielle » mais que l’important était « la composante scientifique ».
L’Etat est évidemment légitime pour fixer des priorités : l’est-il pour en fixer le détail ? A-t-il la capacité pour identifier les pistes du futur ? Faut-il rappeler qu’il a choisi le minitel ? Ni Tesla ni BioNtech ne sont nés d’une planification « industrielle »… mais pour BioNtech en partie d’une bourse ERC.
Enfin, l’autre conséquence de ces plans, y compris sur les aspects scientifiques, c’est le saupoudrage et l’éclatement des financements, au point que même parmi les initiés, on finit par ne plus comprendre.
Les milliards coulent donc à flots. Mais y-a-t-il de réelles priorités ? Non si l’on regarde tous les pays comparables : à des degrés divers, tous misent sur leur enseignement supérieur et leur recherche, et bien sûr leurs universités. Car ils ont compris que l’innovation, de rupture ou pas, n’était pas générée par un crédit d’impôt, mais par la libération de la créativité. Ce qui n’est pas la même chose.
Références
↑1 | Je vous conseille de lire ces travaux surréalistes de 1964 sur le fait que le monde entier envie la planification à la française. |
---|---|
↑2 | dont l’intitulé est loi d’orientation et de programmation pour la recherche et le développement technologique de la France. |
↑3 | La Cour des comptes tire régulièrement au lance-flamme sur une grande partie d’entre eux ! |
J’ai du mal à identifier la cause de ce comportement spécifique de nos « décideurs » : manque de confiance envers les personnels de l’ESR ou incompréhension totale de l’essence même de la recherche et de sa prise de risque ?
En tous cas, je partage votre constat !
Les universités modernes ont été créées en France en 1969. La première décennie, que j’ai vécue à l’Université Louis Pasteur, a été, à bien des égards et dans des lieux clés, celle d’un véritable changement animé par des présidents qui voulaient aller de l’avant en ayant à l’esprit les meilleurs exemples étrangers, notamment américains et avaient la volonté d’associer effectivement enseignement et recherche. Obstacles et réticences des nostalgiques des vieilles facultés existaient. Ils n’entraveront la marche en avant qu’à partir des années 1980 quand la manie des bouleversements de structure a repris le dessus pour satisfaire des intérêts corporatistes. Les pas en avant nécessaires, qui auraient consisté à hiérarchiser les établissements et à créer des formes intelligentes de sélection, n’ont pas été faits. Depuis, de lois en décrets des empilements de structures administratives se sont poursuivis pour créer un monde universitaire dans lequel personne n’est responsable. La dernière cerise sur ce gâteau a été la création de trois catégories de recteurs. La seule tentative de redresser la barre a été initiée en 2007, mais elle a fini par s’enliser laissant finalement le champ libre aux joueurs patentés du mécano institutionnel. Ne reste périodiqument que les annonces de nouvelles enveloppes financières dont l’usage ne pourra que se perdre dans les méandres institutionnels.
Jérome la cause de ce comportement spécifique de nos “décideurs” c’est qu’il y en a très peu formés par la recherche! Jean Michel et d’autres l’ont souvent dit mais sans grand effet.
Moi aussi je partage le constat fait ici :
Les milliards coulent donc à flots. Mais y-a-t-il de réelles priorités ? Non si l’on regarde tous les pays comparables : à des degrés divers, tous misent sur leur enseignement supérieur et leur recherche, et bien sûr leurs universités. Car ils ont compris que l’innovation, de rupture ou pas, n’était pas générée par un crédit d’impôt, mais par la libération de la créativité. Ce qui n’est pas la même chose.
Difficile de ne pas partager cette excellente analyse: la multiplication des structures induites par les appels à projets des différentes étapes du PIA affaiblissent la gouvernance et le pilotage des universités et les universitaires eux mêmes ont du mal à s’y retrouver….
Dans le dernier article de mon blog EsrAq (https://esraq.fr/) je fais une approche similaire pour montrer que des propositions novatrices peuvent être faites dans le domaine de l’évaluation pour prendre en compte les responsabilités et l’autonomie des universités.
Les évolutions annoncées dans les prochains jours par le Hcéres seront révélatrices de la façon dont le Hcéres et l’Etat considèrent les universités. Les réactions de celles ci seront également révélatrices, au delà des discours, de la place qu’elle souhaitent revendiquer….
Ne pas miser sur ses universités pour l’avenir tout en maintenant contre vents et marées un système où la séparation de la formation supérieure (universités et grandes écoles) et de la recherche, confiée à des organismes ayant leurs personnels et leurs budgets propres, est évidemment suicidaire pour le pays. Et les moyens supplémentaires apportés par l’État ne dynamiseront pas l’ESRI français tant il est structurellement marqué par une organisation obsolète et tant il est de facto piloté par des dirigeants politiques coupés de la recherche et des universités. La preuve de cette obsolescence est apportée année après année, événement après évènement : classements scientifiques de la France en dégradation constante (l’Espagne, l’Italie, le Canada, l’Australie, la Corée du Sud nous dépassent désormais pour les publications, comme le note Thierry Coulhon), attractivité de l’ES français en berne (la France perd chaque année des places au palmarès des pays accueillant des étudiants étrangers). Et je passe sur l’humiliant dossier des vaccins anti-COVID ! Le très fallacieux, mais désormais sacro-saint classement de Shanghai est devenu le graal de ses pourfendeurs de ses débuts et devient l’arbre (mince et petit) qui masque la forêt (épaisse) ! Seuls quelques isolats subsistent encore.
Les raisons, on les connait : nos « élites », quasiment formées à 100% en dehors des universités, n’ont jamais eu de contact avec la recherche pendant leur formation, mais accèdent ensuite aux plus hauts postes de responsabilités politiques, administratives et économiques bien souvent. Ils n’ont des universités qu’une vision, d’ailleurs totalement surannée, de désordres, d’agitation et de pagaille. Naturellement la plupart n’ont jamais vécu non plus dans une université étrangère. Ils ne voient donc pas, à de très rares exceptions près, pourquoi s’intéresser à un secteur qu’ils ne connaissent pas, qui leur parait au mieux impossible à maîtriser aux pires sources de dangers pour leur carrière personnelle.
Ajoutons à cela une méfiance réciproque du monde économique et du monde académique, certes en passe d’être surmontée mais toujours très présente, et une méfiance tenace du Ministère de tutelle des universités lui-même quant à la capacité des universités à gérer une réelle autonomie, et nous avons le mix parfait qui perpétue la mise à l’écart des universités en France alors même que tous les décideurs jurent leurs grands dieux qu’il faut faire le contraire.
Je me suis plongé dans la lecture du site de l’European University Association (EAU), puissante organisation qui regroupe plus de 600 universités et conférences de Présidents d’universités en Europe, bien au-delà du périmètre de l’Union européenne. Nous sommes à des années-lumière des préoccupations et de la vision des choses que l’on a en France des universités et qu’en ont aussi les universitaires eux-mêmes.
Je ne parle plus ici des universités américaines, ou chinoises, mais de nos voisines européennes !
Nous sommes toujours à la traîne pour ce qui est du classement par l’EUA pour ce qui est de l’autonomie des universités. Les problématiques traitées par l’EUA sont centrales pour le développement du continent européen. Quasiment aucune ne recouvrent les débats parfois infantiles franco-français! En parcourant les publications et les activités de l’EUA, on n’a certainement pas l’impression que tout se joue à l’extérieur des universités comme c’est l’impression qui domine dans notre pays. Où trouve-t-on quelques échos de ces débats en France, alors que beaucoup de responsables français nous prédisent un avenir européen pour les universités françaises. Encore une fuite en avant ! Commençons par participer aux activités des organisations qui justement, comme l’EUA, émanent des universités européennes ! Je me souviens des débuts de l’EAU en 2001. Les français brillaient par leur absence, alors même qu’Éric Froment, en avait été élu le premier président. Je pense que c’est à peu près la même chose aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que nous sommes pratiquement le seul pays du continent européen dans lequel les universités sont toujours sous une tutelle infantilisante des pouvoirs publics !
Bernard Belloc