La semaine dernière, j’avais pointé 2 écueils concernant la LPPR. La lecture des textes, les premières réactions qu’ils suscitent, soulèvent la question de l'”archipellisation” du monde académique, sur fond de sentiment de déclassement. La relative dislocation des références culturelles communes s’approfondira-t-elle ? Quelles en seront les conséquences face à un projet de loi accusé de remettre en cause le modèle français ? Cette “archipellisation” sera-t-elle son talon d’Achille dans le cadre de la loi recherche ?
Les ingrédients pour le succès d’une loi sont multiples : un contexte politique et budgétaire, une incarnation, un calendrier approprié mais surtout l’adhésion de celles et ceux dont elle est supposé changer le quotidien. Or le milieu académique est assez peu sensible aux arguments d’autorité…
Le contexte de la LPPR
La contrainte Bercy. Chaque ministre est confronté(e) à une bataille avec Bercy, pour qui l’ESR est une source de dépenses parce que “mal géré” (Lire à cet égard le rapport IGF/IGESR). C’est un classique dans un pays où ce secteur n’est jamais une priorité. Il faut mettre au crédit de F. Vidal d’avoir porté ce travail d’influence autour du “décrochage français” : ce n’est plus une “lubie” de syndicats ou de mouvements contestataires mais bien désormais un point de départ de la loi.
Que la ministre ait arraché une loi de programmation, pour passer de 15 Md€ à 20Md€ 1Dans cette analyse, je pars du principe très théorique que les sommes annoncées seront tenues., ce n’est pas rien, et en tout cas mieux que rien, d’autant qu’une partie va concerner la revalorisation des carrières. Et mieux vaut tenir que courir ! Qui peut sérieusement penser que F. Vidal et ses équipes n’ont pas défendu l’augmentation des moyens de l’ESR ?
On sait bien qu’une partie des arbitrages ne sont pas que ceux de la rue Descartes et qu’en contrepartie de cette “concession”, Bercy exige plus de “crédits compétitifs”, ne cède pas un pouce sur la conditionnalité du CIR, et surtout étale la dépense budgétaire jusqu’au non-sens.
Quel portage politique ? C’est le paradoxe : après Parcoursup et l’ordonnance sur les établissements expérimentaux, F. Vidal a obtenu une loi de programmation, alors même que les rumeurs régulières de son départ alimentent la chronique dans les médias, tandis que les confidences contradictoires se multiplient sur sa supposée lassitude. Il reste que son manque de conviction est visible dans de nombreuses interventions, dont le dernier webinaire d’AEF.
Quant à sa défiance vis-à-vis des universités et de leurs présidents, une véritable erreur politique, elle se retourne désormais contre elle, contrainte de s’assurer de leur soutien. Alors qu’elle “n’imprime” pas dans l’opinion publique, malgré Parcoursup, pourra-t-elle donner du souffle à cette loi, qui entre dans une zone, classique, de tempête ?
Un timing compliqué. De plus, le timing de l’annonce, en pleine sortie du confinement, irrite à la fois les détracteurs de la loi mais aussi certains de ses défenseurs. Sont dénoncés pêle-mêle un temps de concertation réduit, une rentrée rendue compliquée etc. La ministre n’a cependant pas tort de dire que dès février 2019, les concertations, formelles/informelles se sont engagées. On ne peut lui reprocher les réactions plus que tardives aux conclusions des travaux des groupes de travail ! Ce sont les déclarations d’Antoine Petit lors des 80 ans du CNRS qui ont réveillé des contestataires bien endormis jusque-là !
Le véritable défi politique est ailleurs : vu les aléas de l’examen au Parlement, la loi pourrait n’être votée qu’en 2021. Et chacun sait que les très nombreux décrets, surtout ceux en Conseil d’État, ne vont pas être publiés immédiatement ! Des mois de concertation ou de contestation ? Et comme l’enseignement supérieur est LA grand impasse de cette loi, l’ampleur des difficultés des diplômés 2019/20 sur le marché du travail et les conséquences sur les réinscriptions pourraient être des trouble-fêtes. Winter is coming ?…
Le contenu de la loi…
Il est utile de relire les lois de 1982 et 2006, déjà très bavardes ! En parcourant le projet de loi, l’exposé des motifs, le rapport annexe et l’étude d’impact, on a parfois un sentiment de “fourre-tout”. Mais donnons acte aux pouvoirs publics de fournir des données et de ne pas enjoliver la situation. Ce projet contient
- des dispositions de nettoyage juridique (changements de termes, actualisation etc.) ;
- des dispositions d’opportunité (Institut de France etc.) ;
- des dispositions dont je vois mal qui pourrait les critiquer (sur les doctorants et chercheurs étrangers, allègement de l’autorisation de cumul d’activités etc) ;
- des dispositions dont on aimerait comprendre, simplement comprendre, l’objectif, par exemple le contrat doctoral privé ;
- Et puis, il y a ces mesures polémiques comme, notamment, la hausse des crédits de l’ANR, les CDI de mission ou les chaires de professeur junior. Au passage, les dispositions concernant les RH montrent l’incroyable complexité du droit français, façon Mikado : vous bougez un élément, ça en bouge d’autres…
L’armature reste cependant la programmation financière, très détaillée et surtout 2 axes : assouplir les modalités de recrutement et “recapitaliser” l’ANR en en faisant aussi un outil incitatif pour les établissements, grâce au préciput. Bien sûr, les lectures divergent selon l’opinion que l’on a, “plus de différenciation, de compétition, d’excellence” ou “plus d’inégalités, de précarité”.
L’ombre du modèle allemand plane en permanence sur ce projet de loi…mais sans les moyens équivalents. Car si, comme le soulignait Christine Musselin, 18% des 202 000 personnels académiques allemands sont des professeurs, et le reste des postes temporaires, ils bénéficient d’un environnement de la recherche richement doté. Ceci mérite un vrai débat et est soulevé dans une tribune d’universitaires français ayant travaillé ou travaillant en Allemagne : doit-on craindre le “pire” du modèle français combiné au “pire” du système allemand ? Ou peut-on faire émerger un nouveau modèle français ?
… et les limites de la loi
Au-delà de l’inévitable polarisation autour de la loi, on a pourtant bien vu avec la LRU ou diverses dispositions du code de l’éducation que les questions juridiques sont en réalité secondaires, surtout dans un monde académique peu enclin à appliquer des directives ?. Prenons des questions qui fâchent : les droits d’inscription des étudiants extra-communautaires, les CDI, le lien évaluation-allocation des moyens, sans parler de l’évaluation des enseignements. Ni le MESRI, ni les établissements ne s’en sont emparés alors même qu’ils sont gravés dans les textes, pour certains depuis des lustres.
Il ne suffit donc pas de changer la loi : dans des communautés jalouses de leur liberté académique, il faut réussir à convaincre, inciter, ou tout du moins légitimer des changements. C’est d’ailleurs tout le paradoxe dont je ne suis pas sûr que les pouvoirs publics, au fond farouches centralisateurs, et les détracteurs de la loi, eux aussi partisans d’une centralisation nationale, aient perçu les véritables conséquences.
Car la balle sera en réalité dans le camp des présidents d’université et de leurs CA. Voudront-ils/pourront-ils mettre en place des CDI de mission et des chaires de professeurs junior ? Comment sera géré le énième dispositif de mobilité universités/organismes ? Quelle politique conjointe avec ces derniers ? Quels effets d’un préciput à 40% 2Bon, ce n’est pas pour demain… au sein d’un établissement ?
L’exemple de Dauphine-PSL peut être médité : depuis 2017, à bas bruit, sans vagues ni fureur, cet établissement autonome a mis en place une politique de “tenure track” différenciée selon les départements (pas partout), fruit d’un consensus : pas de schéma imposé mais une concertation poussée.
Des consensus impossibles ?
Car même si le nombre de postes concernés est (pour l’instant) faible, les enjeux (débats, décisions opérationnelles) sont une fois de plus au sein des établissements, sur les campus. De ce point de vue, le concept de Jérôme Fourquet 3L’Archipel français Naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil. sur l’archipellisation de la société française me paraît pertinent dans un monde académique qui a subi des mutations profondes.
Le (res)sentiment de déclassement y est très présent tandis que chaque communauté a sa culture bien à elle avec une relative dislocation des références culturelles communes. On peut faire le même constat sur le milieu étudiant qui a considérablement changé. Comme les îles d’un archipel, les académiques vivent à l’écart les uns des autres 4Ce qu’atteste pour l’instant la ‘coloration’ disciplinaire des multiples pétitions, par exemple celle dans laquelle des juristes défendent la rentrée en présentiel, alors que d’autres disciplines y sont indifférentes, les chercheurs n’ayant de leur côté même pas eu à se préoccuper du distanciel pour leurs étudiants., sur fond d’un faible sentiment d’appartenance, même s’il progresse, à une communauté plus large, l’établissement.
Bien sûr, les académiques se parlent (parfois) et partagent évidemment des traits communs. Mais que partagent les physiciens avec les sociologues, par exemple dans leurs modes de recrutement ou leur évaluation ? Ou encore les chercheurs face aux enseignants-chercheurs confrontés aux affres de l’enseignement à distance ? On pourrait lister à l’infini ces fractures (universités/organismes, petites universités/ grandes etc.) qui mitent le paysage de l’ESR.
Cette insularité n’a pas disparu avec la loi LRU, une certaine forme de recentralisation ayant au contraire exacerbé ces tendances. Surtout, d’autres îles et îlots sont même apparus au fil du temps avec la multiplication des appels à projets ANR, PIA, ERC, séparant celles et ceux qui “en sont” et les autres.
Au sein de cette société académique ‘archipellisée’, il n’y a donc pas d’élément qui fasse pleinement consensus. Ainsi en est-il de la compétition scientifique, niée ou rejetée par certains, tandis que d’autres la prônent ou l’assument totalement : on notera d’ailleurs que cette LPPR est annoncée au moment où la compétition scientifique mondiale est exacerbée autour de la recherche d’un vaccin.
Pourtant, et c’est un paradoxe à méditer, même si certains ont cédé au repli identitaire (mon département, mon labo), le niveau ‘établissement’ s’impose peu à peu comme la référence. C’est ce que confirment les taux de participation aux élections. Et la fracture profonde (une de plus !) entre MdC/Professeurs renforce en réalité le niveau établissement, seul vecteur de cohésion.
Ces interactions régulières entre les différentes populations de ces îles et îlots se feront de plus en plus sur les sites, quelle que soit la force des références nationales communes, notamment des organismes nationaux ‘labellisateurs’. Un préciput ANR à 40% pourrait accélérer ces évolutions.
Dans ces conditions, qu’est-ce qui peut faire sens et “recimenter” les communautés académiques ? La peur, celle du déclassement ? La différenciation “locale” autour de dynamiques incarnées par le niveau établissement ? L’espoir de moyens nouveaux et abondants ?? La simplification promise ???
Pendant que les milliards pour la relance tombent, il faut bien le constater : le milieu académique demeure incapable d’avancer en rangs serrés, ses polémiques internes étant incompréhensibles pour l’opinion publique. Et sauf à ce que les étudiants descendent dans la rue, il n’aura pas le poids qu’ont les personnels de santé, ou encore le lobby du tourisme, celui de la culture. Pour obtenir des moyens, ces derniers mettent de côté leurs intérêts parfois contradictoires et leurs divergences ?. Or, dans l’ESR c’est toujours l’inverse, pour après se plaindre de n’être pas écoutés… Éternel monde académique français !
Références
↑1 | Dans cette analyse, je pars du principe très théorique que les sommes annoncées seront tenues. |
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↑2 | Bon, ce n’est pas pour demain… |
↑3 | L’Archipel français Naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil. |
↑4 | Ce qu’atteste pour l’instant la ‘coloration’ disciplinaire des multiples pétitions, par exemple celle dans laquelle des juristes défendent la rentrée en présentiel, alors que d’autres disciplines y sont indifférentes, les chercheurs n’ayant de leur côté même pas eu à se préoccuper du distanciel pour leurs étudiants. |
D’accord avec votre analyse, Jean Michel. Il n’y a pas de projet collectif français pour l’ESRI, qui est plus que jamais un archipel. Et je crois que c’est presque inévitable dans un monde de l’ESRI soumis à de multiples pressions concurrentielles, en interne comme à l’international. Le seul objectif pour chaque établissement ne peut être que l’excellence dans son propre projet, qu’il soit un projet de formation, de recherche, local ou international. Il n’y a pas de projets nobles et de projets ordinaires. Il y a pour chaque établissement la capacité à définir une stratégie et à la réaliser. L’Etat doit admettre qu’il doit s’en tenir à fixer le cadre et laisser les établissements mettre en œuvre leur stratégie, en pleine autonomie. Le reste est du blabla et de la micro gestion inutile de la part de l’Etat.
Mais oui, l’ESRI français souffre de la névrose de l’échec et est toujours engagé dans une fuite en avant vers de nombreux faux problèmes pour tenter de s’en guérir . Je me souviens qu’à l’annonce de la vingtaine de milliards attribués au Sup et à la recherche par le PIA1, un membre éminent de la CPU avait déclaré à la télévision « la CPU est inquiète ». J’en étais resté bouche bée !
Une précision: je pense que TSE avait ouvert la voie aux postes à tenure track, en parfait accord avec l’Université Toulouse Capitole, sans drame, suivi par Dauphine PSL et, je crois, ScPo plus récemment.
BB
oui je confirme que les “tenure track ” à la française rendues possibles par la loi LRU ont commencé à UT Capitole ( cf rapport IGAENR sur l’utilisation de l’art 954-3de 2016).Les outils existent , encore faut il vouloir les utiliser
merci Jean Michel d’un excellent article de plus
Simple question: pourquoi des tenure tracks ds le domaine scientifique et pas ds le domaine de la haute fonction publique?
La justification “cela existe chez le voisin” est un peu juste car chez le voisin, comme dit ds ce blog, les moyens propres des labos sont plus conséquents il me semble.
Oui il faut plus de moyens pour les jeunes entrant ds la “profession” mais pour tous pas que pour certains, surtout pour retrouver tout le monde après au concours de PU ou DR des organismes.
Pourquoi ne pas renverser le sujet: titularisation jeune mais pas forcément “chercheur à vie” pour tous, possibilité de faire autre chose ds sa carrière. Ds la haute fonction publique par exemple!