Si les résultats PISA font la Une aujourd’hui, avec les effets délétères sur l’enseignement supérieur, la Une de la recherche c’est l’évaluation du CNRS. Ma lecture de son rapport d’évaluation par le comité du HCERES va au-delà du cas de l’organisme de recherche : elle nous en dit autant, voire plus, sur le système français que sur le CNRS lui-même. L’enjeu n’est pas de changer les logiciels de gestion du CNRS (même si 😒…), mais de changer de ‘logiciel de pensée’ ! Le fonctionnement centralisé du système ESR ajoute aux règles publiques, déjà contraignantes, d’autres pesanteurs, avec 3 ministères de la Recherche : MESR, SGPI et CNRS. Sur la base d’une défiance généralisée.
Ce rapport, rédigé par un comité international, de haut niveau, sous la houlette de Martin Vetterli, président de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, délivre à juste titre des satisfecit, sur la production scientifique, sur les ERC, ou encore sur la fierté d’appartenance. Il est argumenté, détaillé et précis, dit parfois les choses crûment, en tout cas toujours clairement. On sent évidemment que ces chercheurs et chercheuses se demandent parfois s’ils ne sont pas en train d’essayer de percer avec leur télescope James Webb la complexité du système français… Une galaxie inconnue dans le monde !
Cette évaluation est surtout un « baiser de l’ours » au système français, pas seulement au CNRS. Car après le compliment d’usage (le CNRS est « une institution de recherche majeure et de niveau mondial »), tout est dans le « peut faire mieux ». Contrairement à d’autres comités internationaux, il semble avoir su déjouer les chausse-trappes, tant venant des évalués que de sa supposée insuffisante maîtrise des particularismes français, un argument si confortable … Voilà de l’évaluation utile !
« Le CNRS va travailler sur ces sujets […], c’est un programme motivant », répond A. Petit. Mais l’ampleur des évolutions souhaitées imposerait des ruptures majeures (de l’ordre du « culturel » dit le comité), avec le fonctionnement actuel : chiche ?
Le CNRS sévèrement décrypté…
Car la vision des évaluateurs n’est pas franco-française : la situation de l’organisme (poids et diversité thématique) « semble unique pour un organisme de recherche à l’échelle mondiale » et « ne favorise pas l’agilité du CNRS et la mise en œuvre des priorités de sa politique scientifique ». Le comité pointe avant tout la nécessité de « mettre à jour le rôle et le positionnement du CNRS dans un écosystème français de recherche en évolution ».
Le HCERES émet la critique habituelle que l’on entend souvent côté CNRS sur les universités françaises, accusées de beaucoup d’insuffisances. Mais non : il s’agit bien du CNRS ! Car tout y passe : difficulté à identifier le périmètre du CNRS, rapport d’autoévaluation médiocre, indicateurs d’activité plutôt que de performance, gouvernance pas au standard international, dysfonctionnements administratifs qui nécessiteraient une « opération commando », chercheurs trop peu investis dans la formation, relations tendues avec les autres ONR, relations « complexes » et peu coordonnées avec les universités. Sans parler du rôle et du fonctionnement des instituts. Bref, une « revue » sévère.
Des UMR à rénover
Concernant cette fierté nationale 😉 que le monde entier nous envie pour leur simplicité 1 Les UMR du CNRS emploient 109 800 personnes en 2021, soit plus de 40% des effectifs totaux de l’écosystème de la recherche publique française. 29 600 (27%) sont des salariés du CNRS. Les agents du CNRS représentent 24% du personnel scientifique permanent des UMR (45 600 personnes, y compris les chercheurs CNRS, les professeurs d’université, etc.) ; 48% du personnel permanent de support et d’appui des UMR (22 300 personnes, dont des personnels ingénieurs, techniciens et administratifs du CNRS, des universités et d’autres établissements) ; 19% du personnel non permanent des UMR (41 900 personnes, y compris les doctorants, les post- doctorants, etc.). , le comité en acte l’existence au vu du modèle français, mais pointe de façon détaillée et argumentée leurs limites (relation avec les instituts, allocation des ressources, pilotage etc.).
Il recommande de « décentraliser au maximum les processus opérationnels du CNRS et ses décisions d’allocation de ressources aux UMR, afin que ces décisions puissent être prises en concertation avec les universités partenaires. » Et il souligne, après tant d’autres, que si « le CNRS apporte aujourd’hui, en proportion, une part des personnels de support et d’appui des UMR très supérieure à celle des universités », il faut « renforcer la capacité des universités à accroître leur apport en personnels de support et d’appui dans les UMR est certainement un élément clé pour conforter le modèle des UMR. »
Et puis, après le rapport Gillet, le comité remet une pièce dans la machine à propos de l’investissement des chercheurs dans l’enseignement, « convaincu que la transition proposée vers une augmentation substantielle de la contribution du CNRS à l’éducation – sans changer le statut du chercheur – serait très bénéfique pour l’écosystème de l’enseignement supérieur en France, et pour la société française dans son ensemble. Il estime également qu’elle sera bénéfique pour la recherche au CNRS. » Il n’y a vraiment que des étrangers suppôts de l’ultralibéralisme 🤭 pour penser que l’enseignement et la recherche sont liés … Curieusement, la réponse du CNRS est muette (sauf erreur) sur cette question. Allo ? Quant aux syndicats, si prompts à réagir sur tout, c’est silence radio à l’heure où j’écris ces lignes …🤭
Un « fardeau administratif » qui catalyse les tensions
Alors que le ras-le-bol des chercheurs/euses face aux ratés 2Doit-on rappeler que lors du mouvement Sauvons la Recherche, le rejet de la bureaucratie avait aussi joué un rôle ? Et d’ailleurs, des assouplissements aux marchés publics scientifiques avaient été obtenus., mais pas que, des logiciels de gestion du CNRS Etamine, Notilus et Goelett (dont un syndicat, le SNCS-FSU, demande l’abandon) ne cesse de croître (lire la tribune au vitriol de cette médaille d’Argent CNRS, professeur à AMU), ceci a retenu leur attention. Ce n’est cependant que la face émergée de l’iceberg de la bureaucratie 3Il ne faut pas oublier les crises répétées du côté des universités avec le logiciel de gestion financière Nabuco et les difficultés récurrentes de l’Amue. et de la sédimentation administrative d’un ESR français, tiraillé entre de multiples tutelles et règles.
Si le PDG du CNRS estime que « contrairement à la perception du comité », la direction générale est « pleinement consciente de cette frustration des agents envers un système administratif globalement trop complexe », il ne peut s’empêcher de se défausser sur les méchantes ou incompétentes universités (au choix) avec au passage un lapsus délicieux : « Lorsqu’elles ont le choix, nombre d’unités préfèrent être gérées par le CNRS plutôt que par ses partenaires universitaires. Les enquêtes réalisées par les délégations régionales montrent, malgré des points d’amélioration (sic !), des taux de satisfaction très élevés. »
Une vision ‘centraliste’ qui ne marche plus
Cela résume cette stupide guerre de territoire qui mine le système français : le service public est découpé en tranche, chacun défendant l’intérêt particulier de son université, son école, son organisme, son labo, sa conférence, son corps, sa discipline etc. On en vient à se dire que ce ne sont pas les pouvoirs publics qui « démembrent » le service public, mais toutes les communautés et leurs responsables, y compris les syndicats ; ce qui compte c’est avant tout son particularisme. « Not in my backyard »…
Dans sa réponse, Antoine Petit a beau jeu (et raison) de rétorquer qu’une partie des critiques porte sur ce qui dépend de l’État (règles, financement). C’est pourquoi, ce serait une erreur profonde de faire du CNRS le fusible des défauts d’un système plus vaste. Cependant, la critique majeure du comité HCERES déplore le caractère centralisé du système français dont le CNRS est le vaisseau amiral … avec le ministère et le SGPI. Au fond, on a 3 ministères de la recherche…
Les dirigeants de tous les établissements, les ONR en tête, portent cependant une responsabilité au moins égale à celle du MESR dans cette fuite en avant : qui a proposé de s’asseoir autour d’une table, non pour parler du sexe des anges scientifiques, mais pour, concrètement, acter la convergence des fonctionnements ? Le rapport Gillet l’a proposé, des sites avancent mais où en est-on ?
Dans toutes les sphères de l’ESR, le fond du problème est ce micro-management vertical, privilégiant la défiance à la confiance, le détail à la stratégie. Au fond, ce qu’il faut retenir du rapport sur le CNRS, c’est son extrême centralisation 😉.
Les ‘centres’, que ce soit le ministère, le SGPI ou le CNRS sont dans cette approche top down avec l’illusion qu’ils peuvent tout contrôler, face à un écosystème scientifique, comme le rappelle le HCERES, qui ne peut se développer que par le bottom up, avec beaucoup d’autonomie et de l’évaluation ex post. Et malheureusement, les établissements et les acteurs de terrain, pris dans cet étau, tendent à reproduire ce fonctionnement, quels que soient leur volonté et leurs efforts. Quand quotidiennement, les injonctions du MESR, du SGPI et du CNRS ‘tombent’, que reste-t-il comme marge de manœuvre ? D’autant que ces 3 parties ne marchent pas d’un même pas !
C’est ce qui explique cette complexité administrative qui rajoute aux règles contraignantes de la fonction publique et du secteur public, chacun jouant sa partition de son côté, son système, ses propres règles etc.
Changer de ‘logiciel de pensée’
Comment en sortir ? Philippe Silberzahn, professeur de stratégie à emlyon business school, a publié en 2021 un article intitulé « Faire la peau à la bureaucratie: Et si c’était la mauvaise question ? » Il mérite que l’on s’y arrête. Évoquant des grandes entreprises (eh oui elles aussi !), la bureaucratie est selon lui un symptôme, avant d’être une cause : « le comité de pilotage d’un projet existe pour ‘mouiller’ les collègues et faire en sorte que si échec il y a, celui-ci soit collectif. Autrement dit, la ‘bureaucratie’ est une réponse parfaitement rationnelle des managers à leur modèle mental de peur. »
Car le problème n’est pas le processus « superflu », c’est ce « qui donne naissance à ce processus. Vous appuyez sur l’accélérateur (la simplification) tout en ayant le pied sur le frein (le modèle mental bloquant). » Il estime qu’il faut cesser de proposer « des solutions simplistes basées sur l’identification d’un coupable ou d’un mal ‘facilement curable à condition qu’on s’en donne les moyens.’ Cela revient à prendre les collaborateurs des organisations pour des imbéciles ou des poules mouillées, ce qu’ils ne sont assurément pas. Si c’était aussi simple, ils l’auraient déjà fait. »
Parce que « les phénomènes organisationnels sont intrinsèquement compliqués », et que des « recommandations simplistes voire naïves comme ‘limiter les réunions à 1h’ ou ‘réduire les niveaux organisationnels’ (…) n’iront nulle part », il préconise de « remonter à la source des comportements qui peuvent sembler aberrants mais qui sont en fait rationnels. » Quelle est cette source ? « Ce sont les modèles mentaux, nos croyances profondes. L’exposition de ces croyances et leur ajustement respectueux est la seule façon de remettre l’organisation en mouvement. »
Ces croyances, ces modèles mentaux, c’est dans l’ESR une vision centralisatrice, comme si le service public ne pouvait pas être plus efficace dans sa dimension locale. C’est la défiance par rapport au « terrain » représenté par les labos, écoles et universités.
Références
↑1 | Les UMR du CNRS emploient 109 800 personnes en 2021, soit plus de 40% des effectifs totaux de l’écosystème de la recherche publique française. 29 600 (27%) sont des salariés du CNRS. Les agents du CNRS représentent 24% du personnel scientifique permanent des UMR (45 600 personnes, y compris les chercheurs CNRS, les professeurs d’université, etc.) ; 48% du personnel permanent de support et d’appui des UMR (22 300 personnes, dont des personnels ingénieurs, techniciens et administratifs du CNRS, des universités et d’autres établissements) ; 19% du personnel non permanent des UMR (41 900 personnes, y compris les doctorants, les post- doctorants, etc.). |
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↑2 | Doit-on rappeler que lors du mouvement Sauvons la Recherche, le rejet de la bureaucratie avait aussi joué un rôle ? Et d’ailleurs, des assouplissements aux marchés publics scientifiques avaient été obtenus. |
↑3 | Il ne faut pas oublier les crises répétées du côté des universités avec le logiciel de gestion financière Nabuco et les difficultés récurrentes de l’Amue. |
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