Le geste désespéré d’Anas K. a évidemment une dimension politique qu’il serait absurde de nier. Derrière son désespoir et ses difficultés surgit le décalage entre ses aspirations “révolutionnaires” et celles des étudiants en général. Peu d’observateurs l’ont remarqué : plus l’accès à l’enseignement supérieur se “démocratise”, moins le radicalisme étudiant a d’écho. Pas vraiment étonnant : l’hétérogénéité des étudiants ne s’accommode pas des discours binaires.
Cet aspect du communiqué de la présidence de l’université Lyon 2, et qui l’honore, a été trop peu souligné. Dans ces circonstances dramatiques pour Anas K., sa famille et ses proches, il pointe ce que tous les militants “savent, l’action syndicale et politique peut être source de cohésion et de solidarité, mais elle est aussi parfois faite de déceptions et de désillusions. Elle peut être extrêmement éprouvante. Elle l’a été sans doute pour celles et ceux qui n’ont pas vu aboutir les combats engagés ces dernières années. Il nous appartient toutefois d’avoir une attention particulière à l’égard de ces militant.es, de suivre avec la plus grande attention les situations où l’action militante semble l’emporter sur le projet de formation et plus largement sur les projets personnels, les cas où des étudiant.es ne sont plus tenu.es que par ces engagements et se mettent ainsi en danger.”
C’est un constat : le militantisme étudiant radical est de moins en moins en phase avec son milieu. Dans les années 68 et post-68, tous les secteurs, Grandes écoles comprises, comptaient leurs révolutionnaires, y compris celles et ceux qui soutenaient les Gardes rouges de Mao. Toute l’Université française, fortement homogène socialement, était irriguée par ces discours, même s’ils restaient eux aussi minoritaires. Aujourd’hui, l’absence si visible des étudiants (et de la jeunesse) dans le mouvement des Gilets Jaunes est un marqueur fort de ces évolutions.
Des évolutions profondes et durables
Le tabou de la sélection a désormais volé en éclat (Lire pour cela François Dubet et Marie-Duru-Bellat dans la revue Esprit,) Parcoursup est un succès du point de vue de l’acceptation sociale, et les filières sélectives sont de plus en plus demandées, pas seulement dans l’enseignement supérieur privé.
J’avais analysé en avril 2018, à rebours des discours enflammés sur le grand soir, l’échec des mobilisations contre Parcoursup, par les évolutions sociologiques du milieu étudiant mais aussi par le rôle croissant des équipes qui dirigent les universités. Depuis le CPE en 2006, aucun mouvement étudiant spécifique n’a “pris”. Ce ne sont pourtant pas les réformes qui ont manqué ! Mon sentiment (que les faits démentiront peut-être !) est ce secteur a changé de paradigme : son hétérogénéité est telle qu’elle interdit la coagulation, mais permet les mouvements sectoriels.
Le syndicat d’Anas K., SUD solidaires est, en dehors de quelques places fortes, marginalisé dans toutes les élections étudiantes, déjà plombées par des taux de participation faméliques. L’extrême-gauche, historiquement si puissante dans les universités, est désormais groupusculaire. De son côté, l’UNEF poursuit sa descente aux enfers électoraux et militants.
En 2020, ces discours radicaux sont donc portés seulement dans un petit groupe d’établissements, pas de façon homogène, souvent avec l’appui d’enseignants-chercheurs eux-mêmes radicaux, et surtout au sein de quelques disciplines. Si Anas K., qui était boursier, est une exception, les filières universitaires où l’on compte les catégories sociales les plus défavorisées (IUT, AES par exemple) sont globalement étanches à ces discours.
Tout se passe comme si l’arrivée massive de ces nouveaux publics étudiants avait fait disparaître la base sociale de ces mouvements révolutionnaires, centrés sur des idéologies et moins sur les questions de la vie quotidienne.
Il y a donc un décalage énorme entre les quelques militants radicaux de l’autodafé des livres de F. Hollande avec l’annulation de sa conférence à l’université de Lille, et la masse (passive ?) des étudiants. Ces derniers se mobilisent sans doute plus pour les défis de la planète. Mais il y a eu au printemps dernier un événement significatif : les étudiants de Rennes 2, sur le terrain des “bloqueurs”, en AG, ont voté contre le blocage…
Ce sont sans doute ces résistances, affirmées ou implicites, qui paradoxalement font émerger de nouveaux Khmers rouges avec pour seul horizon la violence.
Il serait donc temps que les commentateurs, éditorialistes et journalistes changent leur vocabulaire : ce ne sont pas LES étudiants qui occupent, tiennent une AG etc. mais DES étudiants.
Bravo pour cette analyse lucide au moment où trop de commentaires ne cherchent même pas à comprendre le sujet.
Il y a peut être une question complémentaire qui est celle des étudiants militants, quelle que soit leur tendance, qui n’ont ni le temps de travailler à côté ni de réussir leurs examens. Il n’y a pas si longtemps, des partis politiques, des syndicats, des mutuelles pouvaient leur offrir la possibilité de devenir « permanents ». Ce n’est plus vraiment le cas, et le militantisme étudiant, sans débouchés, peut devenir désespérant. La violence en est sans doute une conséquence.