Un début d’année, c’est aussi l’occasion de prendre un peu de recul. Je suis revenu dans un billet précédent sur la période allant de 2018 à 2024. Aujourd’hui, je vous propose d’observer la période qui précède, autour notamment de quelques dates marquantes, de la création de la NSF américaine au ‘big bang’ avorté du CNRS en 2004, en passant par les années Giscard et Mitterrand. On y perçoit à la fois des évolutions significatives mais aussi des blocages durables. Au-delà du « tout était mieux » ou « tout était moins bien », peut-être est-il possible d’avoir une approche nuancée et factuelle ? C’est ma conviction.
Face à l’obésité informationnelle, au poids des réseaux sociaux et aux biais de perception induits, un petit voyage dans le temps permet de relativiser beaucoup de choses. Et même de rire… L’anniversaire de la tuerie de Charlie Hebdo est l’occasion de revenir sur le livre de Bernard Maris, Les 7 péchés capitaux des universitaires. Sa relecture est revigorante, hilarante et souvent tellement actuelle ! Faire (re) découvrir sa plume acerbe est un plaisir en ces temps moroses. Lascifs, paresseux, ignorants, absents, envieux, fats et complaisants : tel est le portrait de ses semblables fait en 1991 par l’universitaire Bernard Maris, qui n’était pas encore l’Oncle Bernard de Charlie Hebdo, assassiné le 7 janvier 2015. Toute ressemblance avec des personnes ou des comportements rencontrés dans la vie universitaire n’est pas fortuite…
Écoutons les « vieux sages »
(Re)Lisons également un vieux texte d’Émile Durkheim et un autre de Marc Bloch. L’enseignement supérieur français, comme notre pays, a bien changé depuis. Pourtant, certains débats et certaines organisations plongent leurs racines dans une histoire ancienne. En lisant « La vie universitaire à Paris » dont Émile Durkheim a été l’un des auteurs principaux, des questionnements très actuels émergent : l’étudiant américain est habitué « à trouver groupés dans l’Université tous les établissements de haute culture. Chez nous, mais surtout à Paris, il se trouve en face d’une constellation d’Écoles diverses, indépendantes même les unes des autres. »
De même, suivre les débats récurrents autour de la formation des élites, c’est se replonger dans l’âme de la société française. En 1943, dans un magnifique texte, écrit peu avant sa mort, et moins connu que « L’étrange défaite », Marc Bloch livrait un vibrant plaidoyer humaniste, analysant la place de la formation et de l’éducation pour redresser le pays. Et notamment de ses élites qu’il voulait voir former à l’université. Non pas pour des raisons conjoncturelles, mais pour des raisons profondes.
C’était vraiment mieux avant ? Des mémoires à rafraîchir !
A écouter certains, la situation serait toujours « pire », car on « détruit » et les « inégalités ne cessent d’augmenter » etc. Je pourrais dresser une liste encyclopédique de ces constats alarmistes et apocalyptiques, tristement pessimistes et souvent inexacts. Même s’il reste beaucoup à faire, il est bon de rafraîchir quelques mémoires car les choses ont évolué, parfois favorablement, parfois non.
Je conseille d’ailleurs l’article d’Etienne Bordes dans The Conversation, « L’université, un service public sous pression budgétaire » : il confirme ce que j’écrivais déjà en 2019 sur des crises financières pas nouvelles, ce qui évidemment ne les justifie pas ! Bien sûr, l’ESR français est sous financé : mais cela autorise-t-il à croire que tout y est en déshérence et que c’était mieux avant ? Il faut surtout saluer l’incroyable résilience d’une institution universitaire malmenée depuis si longtemps par un Etat qui l’ignore au mieux ou la méprise au pire, et ce depuis des décennies. Et elle a réussi des prodiges malgré ses imperfections qu’il serait stupide de nier.
Concernant l’idéalisation du passé, s’il est évident que la baisse des résultats scolaires pèse sur le supérieur, il faut se garder d’un pessimisme délétère. En me plongeant dans les archives du Monde à la fin des années 40 et 50, déjà le niveau “baissait” dangereusement avec des taux d’abandon qui frisaient les 35% ! Pour une population étudiante bien plus favorisée qu’aujourd’hui !
Ce qui est avéré, ce sont les types de lacunes que révèlent les enquêtes internationales. Mais, à propos du bac et du niveau qui baisse, c’est un vieux débat ! Il n’en reste pas moins, comme l’étude TIMMS le montre avec des “bons” de moins en moins nombreux en maths, et bien sûr PISA, que cela interroge notre système à la fois dans sa massification mais aussi dans son aspect hyper élitiste. C’est pourquoi, à propos des polémiques universitaires, on peut se dire qu’un peu de sagesse ne nuirait pas.
Quelques dates marquantes
L’année 1950. Ce que la création de la NSF américaine nous apprend. La NSF américaine est pour beaucoup de scientifiques dans le monde une référence. Sa genèse mérite cependant d’être rappelée au moment où, autour de la LPR et des appels à projet, il y a en permanence débat sur le financement de la recherche en France. Créée par le National Science Foundation Act de 1950, elle fit l’objet de nombreuses et longues discussions (des années !) notamment autour d’une question (qui exercerait le contrôle entre les scientifiques ou des fonctionnaires). Mais c’est surtout la « philosophie » de la relation entre enseignement supérieur et recherche, et entre développement scientifique et développement économique qui peut nous parler.
L’année 1957 : Universités-Grandes écoles : la polémique de 1957 en annonce d’autres… Un vif débat opposait en 1957 Pierre Lafitte, polytechnicien et ingénieur du corps des Mines, ‘inventeur’ de Sophia Antipolis (décédé en 2021) à une partie de la communauté universitaire de l’époque, avec aux avant-postes les mathématiciens. L’enjeu ? La place respective des Grandes écoles et des universités dans le développement scientifique mais aussi économique et industriel de la France.
L’année 1966 Formations supérieures : ne pas répéter l’erreur de 1966 ? Des pouvoirs publics qui essaient de serrer les cordons de la bourse et enjoignent aux universités de mieux gérer et de répondre aux besoins de formation du pays, France Universités qui proteste sur le budget, des universitaires qui dénoncent le manque de moyens et de considération pour l’Université française… Rien de nouveau sous la grisaille de l’enseignement supérieur ! Sauf que le décrochage en recherche se combine désormais à la baisse ou la stagnation des effectifs universitaires, pas seulement en doctorat, ce qui devrait inciter à une prise de conscience. Chez les pouvoirs publics évidemment, chez les universitaires aussi. Ces derniers peuvent méditer les conséquences de leur refus des IUT en 1966, après celui des enseignements “techniques”.
L’année 1971: Universités : 1971, année volcanique, 2021 année cacophonique. Année de la mise en place réelle de la loi Faure, les polémiques (et les violences) y étaient autrement plus fortes qu’aujourd’hui, mais avec les fantômes de certains débats actuels. A partir des archives du Monde, on peut relativiser la nostalgie du « c’était mieux avant » ! A l’époque un ministre pouvait retirer à une université un diplôme national, un recteur tout décider sur les inscriptions et la rentrée universitaire s’étaler, faute de moyens, d’octobre à novembre… 😊 Et puis le statut des universitaires titulaires, c’était autre chose, y compris en termes de rémunération. Quant à la professionnalisation des formations, symbole de la main-mise du capital sur les universités 😉, certes balbutiante hors des IUT, elle se mettait en place à bas bruit !
L’année 1974 : Mes années Giscard : “Patrons hors des facs”. Témoin engagé de l’époque, j’ai fait appel à mes souvenirs d’étudiant qui hurlait “Patrons hors des facs” 😀 mais plus sûrement aux archives, qui permettent de voir des évolutions considérables mais aussi des blocages persistants. Il y eut deux périodes, celle de Jean-Pierre Soisson et celle d’Alice Saunier-Seïté. Cette dernière fut fort décriée à l’époque, mais on peut, avec le recul, s’interroger sur la trace profonde qu’elle a laissée sur certains aspects comme la professionnalisation des formations…et de la gestion des universités.
L’année 1981 : Les années Mitterrand. La loi Chevènement (loi dite « Chevènement » de 1982 d’orientation et de programmation pour la recherche et le développement technologique), avait oublié carrément les universités, tandis que la la loi Savary, ravivaient les tensions au sein de la gauche. D’un côté Laurent Schwartz et Pierre Merlin, les représentants des « professeurs » comme les nomme Le Monde, qui ont l’oreille de F. Mitterrand, et de l’autre le Sgen et le Snesup appuyés toujours selon Le Monde par Lionel Jospin (alors 1er secrétaire du PS), avec au centre un groupe parlementaire PS divisé qui cherchait un compromis. Mais ce qui restera surtout au bilan de la gauche, c’est celui oublié d’un choix audacieux, avec une forte hausse des droits d’inscription et une forte augmentation parallèle du nombre de boursiers.
L’année 1990. Le décès de Claude Allègre est l’occasion de lui rendre ce qui lui appartient. C’est évidemment la création de 8 universités et de 24 IUT dans le plan U2000. Il fut même salué par un rapport du Sénat de 2003 4, selon lequel « est sans doute l’étape qui a le plus modifié la carte universitaire, après la période de fortes créations entre 1960 et 1975″, et a permis « d’absorber une forte croissance de la démographie étudiante » en améliorant le « maillage national des implantations universitaires et notamment des IUT. » On peut donc évoquer une 3ème étape de la démocratisation qui a permis à des dizaines de milliers de jeunes, souvent d’origine modeste, de poursuivre des études supérieures. Loin du catastrophisme cultivé par certain(e)s sociologues militants.
L’année 1998 : le rapport Attali. Au printemps 1998, sa publication allait être un choc dans l’ESR français. De ce rapport sont nées, directement ou indirectement, toutes les réformes menées depuis. En le relisant, il est intéressant de voir que les points de blocage du système français demeurent souvent les mêmes. J’expliquais en 2018, 20 ans après, que si le paysage de l’ESR avait changé, la convergence universités-grandes écoles n’avait quasiment pas bougé. Aujourd’hui, il faut cependant nuancer cette affirmation, à l’image de PSL, de l’université Gustave Eiffel (avec l’intégration d’un petit ONR) ou encore de l’université Paris-Saclay, malgré ses difficultés.
L’année 2001 : 2001, l’odyssée des ECTS. La mise en place du LMD et le lancement des ECTS révèlent (encore !) des clivages profonds et une conduite du changement complexe. Le grand sujet 2001, celui du ministère Lang, c’est la mise en place des réformes initiées … par Claude Allègre autour du 3/5/8, dont ce que l’on écrivait alors ‘mastaire’ (eh oui !). Il doit faire face à deux oppositions qui confinent à la caricature à la lumière d’aujourd’hui. Celle de l’UNEF bien sûr qui dénonce (déjà) la marchandisation de l’université et le pouvoir des présidents d’université, suivie plus mollement (ou prudemment) par le Snesup. Mais celle également de la Conférence des Grandes Ecoles (« Les grandes écoles s’inquiètent de l’Europe des diplômes » titre Le Monde), même si en son sein, le patron d’HEC Bernard Ramanantsoa, plus lucide, déplore un « combat d’arrière-garde ». Selon le quotidien, « les formations d’ingénieurs françaises veulent protéger leur spécificité contre d’éventuels concurrents. » La France éternelle 🤭 ?
L’année 2004 : Les propositions des assises de la recherche. Les États généraux de la recherche durèrent de mars à novembre 2004, marqués par la démission de centaines de directeurs de laboratoires. Ce mouvement annonça la loi de programmation en 2006, anticipée par la création de l’ANR. Quelles étaient les propositions de 2004 ? Outre le financement, c’est curieux comme certains débats reviennent toujours ! Parce que « les universités ont vocation à jouer un rôle plus important dans le dispositif de recherche français », il faut une « réforme profonde de leur fonctionnement » ainsi qu’un « rapprochement des universités et des grandes écoles ». Et il faut repenser « le nombre et le contour des organismes de recherche » mais en attendant, il faut « mettre en place une coordination étroite des organismes, impliquant notamment des programmes communs. » Enfin, il est nécessaire d’en finir avec la « lourdeur des mécanismes de gestion » tandis qu’est proposée la mise en place d’une « dotation de base pour 4/5 ans à chaque structure de recherche, dont le niveau sera déterminé à partir d’une évaluation rigoureuse du projet scientifique. »
2004, le « big bang » avorté du CNRS. La (nouvelle) polémique entre France Universités, certains syndicats et le CNRS à propos des ‘key labs’, mérite que l’on s’attarde sur une réforme avortée de l’organisme de recherche (une de plus ?). Ainsi, le plan élaboré en 2004, en plein mouvement des chercheurs avec Sauvons la Recherche, par Gérard Mégie et Bernard Larrouturou mérite d’être relu à la lumière des objectifs somme toute limités de la loi Recherche en termes de pilotage et d’organisation du système.
En conclusion, revoir l’histoire de l’ESR dans notre pays, c’est un peu un éternel recommencement. Je n’ai pas abordé dans ce billet la période entre 2007 et 2017, mais j’aurai l’occasion d’y revenir !
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