No Comments

Il faut le répéter, le décrochage de la France en recherche est aussi dû à la faiblesse de la R&D des entreprises. L’analyse de l’emploi scientifique dans les entreprises est éclairant : il progresse, alors même que les grands groupes du CAC 40 décrochent en R&D ! Le CIR joue de fait un rôle d’adoucisseur de charges et de minimisation de la prise de risque : la faiblesse du recrutement de docteurs en R&D en est l’un des étalons. Alors que loi Allègre et CIR sont des échecs, les améliorations du contrat doctoral, le dispositif « Jeunes docteurs » et les Cifre réussiront-ils à inverser cette tendance ?

J’ai abordé l’emploi dans le secteur public dans mon dernier billet. Cependant, lorsque l’on parle de recherche, c’est toujours un casse-tête : quelle est la part du secteur public, quelle est la part des entreprises, qui est compté comme chercheur dans les entreprises, avec quels critères etc.  Selon le rapport du SIES-MESR sur l’État de l’emploi scientifique, « son dynamisme » (une litote !) serait d’abord tiré par les entreprises (+ 3,6 %), « et dans une moindre mesure par le secteur public (+2,9 %) ».

C’est en partie vrai (voir infra), mais en réalité la recherche privée tire par le bas notre pays en termes d’investissements R&D. En 2021, la France se situe au-dessus de la moyenne des pays de l’OCDE pour la dépense des administrations (0,76% du PIB contre 0,71%), mais en dessous pour celle des entreprises (1,44% contre 1,76%). Par exemple, le diable libéral américain dépense plus (en 2019) pour le secteur public (eh oui avec 0,80% !) et pour le secteur des entreprises (2,27%) ! Quelle horreur 🤭… Soulignons que l’autre décrochage, en matière de financement public dans notre pays, c’est avant tout celui de l’enseignement supérieur, qui par un « effet domino » pèse sur la performance de la recherche.

Certes, le rapport indique que les disparités entre pays (41-05) « s’expliquent en partie par l’orientation de l’outil industriel de chaque pays. » Mais cette affirmation occulte entre autres le fait que la France dispose du système d’aides à l’innovation pour les entreprises parmi les plus généreux, avec en particulier le CIR (plus de 6 Mds€). Pour quels résultats ? Examinons quelques données.

Chercheurs en entreprises : une dynamique quantitative positive …

Avec 62 % des effectifs de chercheurs, l’emploi scientifique se situe en majorité dans les entreprises. Les indicateurs quantitatifs sont au vert : en 10 ans, la France atteint désormais un des objectifs d’Europe 2020 avec un partage ‘2/3 – 1/3’ de l’activité de R&D entre les entreprises et le secteur public (hors entreprises publiques). Notre pays est désormais au 7ème  rang mondial, égal ou proche de celui de l’Allemagne (62 %) et des Pays-Bas (69 %) mais loin de la Corée du Sud et du Japon (82 % et 74 %).

Il y a une excellente nouvelle : la France se classe au 6ème rang mondial en termes de densité de chercheurs (incluant le secteur public) en 2019 soit 11,0 chercheurs pour mille emplois, une hausse de 2,3 chercheurs pour mille emplois en 10 ans. Au-dessus de la moyenne de l’UE 28, elle est plus élevée qu’en Allemagne (10,0 ‰) et au Royaume-Uni (9,6 ‰), mais en-dessous, notamment, de la Suède (15,3 ‰), du Danemark (14,9 ‰). Mais alors pourquoi cela ne se traduit-il pas dans l’émergence de nouveaux leaders, européens sinon mondiaux 1LVMH et L’Oréal sont dans des secteurs forts et traditionnels de notre pays. ?

… mais toujours une faiblesse qualitative !

Une des réponses est la faible place des docteurs. Si 56% d’entre eux vont dans le secteur des entreprises ou assimilé, et s’insèrent plutôt bien, toutes et tous ne travaillent pas dans la R&D. Leur nombre estimé varie toujours entre 12 et 13% des effectifs, sans que l’on dispose malheureusement de véritables comparaisons internationales fiables. Néanmoins, on sait que le modèle dominant aux États-Unis, en Allemagne ou en Grande-Bretagne, c’est le PhD ou le PhD-ingénieur.

Or ce qui est clair, c’est que l’on retrouve à l’inverse dans la R&D de nos entreprises une culture dominante strictement franco-française : un bac + 5 « vaut » plus que bac + 8. En 2019, la quasi-totalité (83 %) des jeunes diplômés en R&D ont un diplôme de niveau au moins bac +5 (master, ingénieur ou doctorat). Ils ont majoritairement (à 53 %), un diplôme d’ingénieur. Parmi les 13% de docteurs, 35 % ont obtenu un doctorat après une première formation en école d’ingénieurs 2Le SIES-MESR note à juste titre qu’il faut « prendre en compte le fait que la part des ingénieurs présents sur le marché du travail est plus importante que celle des docteurs. ».

Il ne s’agit évidemment pas de mettre en cause les savoirs et les compétences des ingénieurs. Mais si la « norme » mondaile est le PhD, il doit y avoir des raisons ! La promotion volontariste par les directeurs d’écoles d’ingénieurs (Centrale Supélec, ENSAM) du profil de docteurs-ingénieurs portera-t-elle ses fruits ?

Une intensité de R&D très variable

En termes d’emploi des chercheurs en entreprise, 2 branches sur 32 en regroupent chacune plus de 13 % : les « activités informatiques et services d’information »  et des « activités spécialisées, scientifiques et techniques ». Avec environ 20 % des effectifs de chercheurs à elles deux, l’industrie automobile et la construction aéronautique et spatiale occupent les 3ème et 4ème rangs. Ainsi, ces 4 branches de recherche concentrent 45 % des effectifs des chercheurs en entreprise.

Selon le rapport, en termes d’effectifs de chercheurs rapportés aux effectifs salariés, l’intensité de l’activité de R&D des JEI (Jeunes entreprises innovantes) est logiquement forte, tout comme celle des microentreprises ; « à l’opposé, les grandes entreprises de R&D présentent une très faible intensité. On retrouve également de tels écarts quand on considère le ratio DIRD/chiffre d’affaires. » La France ne compte ainsi que 4 entreprises parmi les 100 mondiales qui dépensent le plus pour leur R&D : Sanofi (6 Md€ consacrés à la R&D en 2019), PSA (4 Md€), Renault (3,7 Md€) et Valeo (1,9 Md€) selon l’édition 2020 du tableau de bord de l’UE.

Un coût de revient élevé des chercheurs en entreprises est-il bénéfique ?

Le SIES-MESR donne écho à une étude de l’Association nationale de la recherche technique (ANRT) sur ce sujet. Malheureusement elle est peu représentative car elle concerne 13 grands groupes internationaux, par ailleurs membres de l’ANRT. Cependant, à la lecture des résultats, on hésite entre gêne et rire.

Selon ces 13 grands groupes français, « le coût d’un chercheur aux États-Unis est le plus cher au monde (et même plus cher qu’il y a quelques années), notamment du fait de centres d’expertises spécialisés qui font appel à des chercheurs expérimentés. »

Un coût de revient élevé des chercheurs en entreprises est-il bénéfique ? Oui répondent, entre autres, les entreprises américaines. Car, avec des charges aussi lourdes 😂 comment font-elles pour être si loin devant la France ? Peut-être considèrent-ils que c’est un investissement ? Et que ces « coûts » leur rapportent ?

Ce qui marche : Cifre et dispositif ‘Jeunes docteurs »

Heureusement, et il faut s’en réjouir, il y a des mesures qui marchent, y compris dans le CIR.

Le dispositif ‘jeunes docteurs’. Le SIES-MESR souligne ainsi que « le dispositif ‘jeunes docteurs’(DJD) a séduit un nombre croissant d’entreprises entre 2005 (556 entreprises) et 2019 (2 575 entreprises), affichant un taux de croissance annuel moyen de 18 % 3 Si en 2020, le nombre d’entreprises stagne, le SIES-MESR juge cependant qu’il est « prématuré de savoir si cette baisse est liée à un moindre recrutement de jeunes docteurs ou à un décalage du dépôt des déclarations par les entreprises. » ».

Surtout, parmi celles qui utilisent le dispositif, 77 % sont des PME et 9 % des grandes entreprises. En 2020, le crédit d’impôt généré par les dépenses de ce ‘DJD’ est estimé à 192 M€. Ce surcoût par rapport au dispositif standard du CIR de prise en compte de la masse salariale et des frais de fonctionnement des chercheurs et techniciens est estimé à 127 M€. De quoi réfléchir sur le ciblage du CIR ? Car il n’en reste pas moins que « la rapidité d’accès des docteurs, hors docteurs-ingénieurs, aux emplois en R&D reste cependant moindre que celle des ingénieurs. »

Un effet LPR sur les conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre)Après la crise sanitaire, un effet de rattrapage a été constaté en 2021, « avec une augmentation de 9 %, soit 1 948 dossiers déposés ; se rapprochant de l’année exceptionnelle de 2019 (2 022 dossiers). »  Cette montée en puissance s’est accélérée en 2021, « grâce à la mise en œuvre de la loi de programmation pour la Recherche (LPR) », avec un renforcement du dispositif dès 2021, dans « la perspective d’une augmentation de 50 % du nombre de thèses Cifre » pour atteindre 2 150  par an en 2027 soit  +100 nouvelles Cifre par an. En 2021, ce premier ‘effet LPR’ a donc permis de dépasser l’objectif de 1 550 avec « un résultat de 1 677 Cifre allouées ».

Quelle typologie d’employeurs ? Si 37 % des doctorants Cifre ont été recrutés par une grande entreprise, 42 % l’ont été par une PME, 13 % par une ETI. Ce qu’il faut souligner, et ce qui est inquiétant (tableau page 53), c’est la répartition des Cifre par secteur d’activité́ employeur : elle est faible dans les secteurs d’avenir comme l’énergie, les transports, ou encore l’agroalimentaire.

Ce qui ne marche pas : loi Allègre et Crédit Impôt Recherche

Pour rapprocher recherche acadéémique et R&D des entreprises, 2 dispositifs sont aujourd’hui en échec, même s’ils ne sont pas de même nature.

L’échec de la loi Allègre. Dans la série, les bonnes idées qui font flop, il faut souligner les dispositifs issus de la loi Allègre sur l’innovation, afin de favoriser la collaboration des personnels de la recherche publique avec les entreprises. C’est d’ailleurs un cas d’école qui illustre cette persistance à croire que réglementer est égal à inciter. Le résultat pointé par le SIES-MESR est accablant : par exemple, en 2021, « pour l’ensemble des 6 EPST, 65 agents titulaires et 2 agents sous CDD chercheur ont bénéficié d’une nouvelle autorisation au titre de la loi du 12 juillet 1999, après 72 en 2020« , tandis que « 9 agents supplémentaires ont bénéficié́ d’un renouvellement d’autorisation. » Diantre !

L’échec du CIR. Appelons un chat un chat : le crédit impôt recherche tel qu’il a été conçu et appliqué est un échec colossal, eu égard à son coût. Les différents gouvernements ont toujours brandi comme symbole de son efficacité la décision de quelques grands groupes étrangers, surtout américains, d’implanter en France leurs centres de R&D. Relisons donc l’étude réalisée pour la Cnepi en 2021 (Commission nationale d’évaluation des politiques d’innovation) par une équipe de Neoma Business school 4Étude pour la Cnepi, 2021, la R&D des groupes français et le CIR, Stéphane Lhuillery, Solène Menu, Marion Tellechea, Stéphanie Thiéry.. Que dit-elle ?

Sur les vingt dernières années, le poids des groupes français « baisse d’un tiers dans le classement mondial des plus grands investisseurs en R&D ». Le CIR (Crédit Impôt Recherche) « ne semble pas avoir non plus permis aux groupes français de suivre le rythme de croissance de R&D de leurs principaux concurrents mondiaux », ni « de maintenir en France les activités de R&D des groupes américains qui augmentent fortement ailleurs en Europe et surtout en Allemagne. »

Lors de leurs entretiens avec des dirigeants, ils notent que le CIR « est jugé comme légitime par les décideurs car il rétablit la compétitivité du site en France (notamment pour la partie développement de la R&D) grevée par des salaires et un IS jugés trop élevés, surtout dans les secteurs ‘traditionnels’ à faible intensité technologique. » Ce sont exactement ces mêmes arguments que j’ai entendus, de façon encore plus trash, par des dirigeants du CAC 40 lors de conversations privées…

En conclusion

La France se distingue à la fois par une culture de la rente, marque de fabrique du capitalisme français et du CAC 40 et un modèle culturel qui privilégie l’ingénieur au docteur, fût-il ingénieur. Entre confort des subventions (CIR) et prise de risque, les grands groupes (pas tous) ont vite fait leur choix. C’est pourquoi il faut miser sur les PME et ETI.

On rappelera le constat de la Cour des comptes, dans son rapport sur « les aides publiques à l’innovation des entreprises » : les moyens financiers sont passés de 3 Md€ en 2010 à près de 10 Md€ par an aujourd’hui, mais « les retombées économiques de l’innovation sont moins importantes que dans d’autres pays, ce qui interroge sur le ciblage du soutien public qui peine à toucher les PME ».

Références

Références
1 LVMH et L’Oréal sont dans des secteurs forts et traditionnels de notre pays.
2 Le SIES-MESR note à juste titre qu’il faut « prendre en compte le fait que la part des ingénieurs présents sur le marché du travail est plus importante que celle des docteurs. »
3 Si en 2020, le nombre d’entreprises stagne, le SIES-MESR juge cependant qu’il est « prématuré de savoir si cette baisse est liée à un moindre recrutement de jeunes docteurs ou à un décalage du dépôt des déclarations par les entreprises. »
4 Étude pour la Cnepi, 2021, la R&D des groupes français et le CIR, Stéphane Lhuillery, Solène Menu, Marion Tellechea, Stéphanie Thiéry.

Laisser un commentaire