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Les bons sentiments cachent parfois quelques tartufferies et les indignations masquent trop souvent une impuissance à agir. On met la ‘précarité’ à toutes les sauces, avec une vision misérabiliste des étudiants, comme si ces derniers étaient homogènes socialement. Le résultat de ces ‘indignations’ depuis 30 ans ? Le maintien d’un système de saupoudrage des aides qui pénalise … les plus en difficulté ! Et ce leurre risque bien, en plus, d’occulter le nécessaire réinvestissement dans les universités et le fait que les jeunes et les familles les plus aisées reçoivent en moyenne 1,5 fois plus d’aide publique que les jeunes les moins aisés… Là est le vrai clivage.

Après le discours d’E. Macron devant France Universités, on a assisté, présidentielles aidant, à un déferlement de prises de position sur l’université, autour des menaces sur la gratuité et du développement de la misère étudiante. Cette injonction à s’indigner de la précarité étudiante, vue comme un phénomène indistinct et général, interpelle : qui serait favorable à accroître cette dernière ? On a donc eu droit à un concert larmoyant : même Marine Le Pen a dévoilé son intention d’instaurer une “prime d’État pour les étudiants qui travaillent” et de lancer “la construction de 100 000 logements étudiants”. Bref, tout le monde rase gratis.

Soyons clair : il ne s’agit pas de nier les difficultés, voire les grandes difficultés, d’une partie des étudiants, ce blog en témoigne depuis 4 ans. Depuis la naissance de ce blog, j’ai plaidé, un peu seul je dois dire, pour une refonte du système de l’aide sociale aux étudiants. Je me sens donc tout à fait libre d’être politiquement incorrect. Face aux micro-trottoirs dont nous abreuvent certains médias, dans lesquels l’émotion remplace la réflexion, personnellement, je préfère évoquer la dignité plus que la déploration, la raison plutôt que la passion, l’efficacité plutôt que les bons sentiments. En un mot une vision plus positive et offensive.

Un vieux débat…

Car il s’agit d’un vieux débat. Déjà, en octobre 2009 dans une tribune du Monde intitulée ‘Misère en milieu étudiant : mythe et réalité’ le sociologue de la vie étudiante Louis Gruel 1Décédé en décembre 2009, sociologue à l’université Rennes 2, il a été en 1993 un des principaux artisans de la conception et de la mise en œuvre de l’enquête triennale de l’OVE ‘Conditions de vie’. Le 1er prix du concours annuel de l’OVE porte son nom. dénonçait les contre-vérités … contre-productives.

« Les étudiants ont été présentés comme des privilégiés puis comme paupérisés. On a avancé, on avance encore, le chiffre de 100 000 étudiants sous le seuil de pauvreté, ce qui n’a guère de sens. On a avancé, on diffuse encore, celui de la moitié des étudiants obligés de travailler pour poursuivre leurs études, ce qui est très inexact. On a alerté l’opinion sur le sort des 40 000 étudiantes conduites à la prostitution, c’est-à-dire sur une rumeur absurde qui continue à être propagée. Cela entretient une confusion peu favorable aux catégories étudiantes réellement précarisées. »

Dès 1997, l’enquête de l’OVE révélait des “surprises” qui mettaient à mal quelques clichés : un monde « ni en situation de pauvreté ni en situation d’aisance financière », illustration de la prédominance des classes moyennes dans l’enseignement supérieur. Mais l’OVE soulignait in fine, que ce constat excluait les situations les plus critiques, les cas de précarité et d’extrême pauvreté, qui ont tendance à se développer. Où ? Bien sûr chez des étudiants d’origine modeste, sans ressource familiale ni aide publique, notamment des étudiants étrangers.

Une avalanche de rapports

Pour s’attaquer à ces questions, trouver des solutions, on ne manque pas de rapports qui documentent ces constats.

En 1997, après celui de Bernard Cieutat , Claude Allègre annonçait un futur plan social étudiant (déjà…) pour « donner le plus à ceux qui ont le moins ». Les auteurs du document orientaient clairement leur réflexion vers un plan social étudiant ciblé sur les plus modestes d’entre eux.

En février 2000, alors toutes les études et enquêtes montraient un soutien massif de l’État (notamment avec la fiscalité) et des parents, le président de l’époque de l’association des directeurs de Crous Jean-Francis Dauriac, publiait à la demande des pouvoirs publics un (nouveau) rapport estimant à 100 000 le nombre d’étudiants vivant potentiellement sous le seuil de pauvreté, sans compter les étudiants étrangers. Ce chiffre soulevait la polémique, notamment au sein du gouvernement de gauche de l’époque… Car une contre-enquête de l’Observatoire de la vie étudiante évaluait elle le nombre d’étudiants en situation de pauvreté à 40 000 et de précarité à 70 000.

Et en 2002, la Commission nationale pour l’autonomie des jeunes présidée par Jean-Baptiste de Foucauld, avait notamment pour mission “d’étudier la création d’une allocation d’autonomie pour les jeunes de seize à vingt-cinq ans, ainsi que les critères de son attribution sur la base notamment d’un projet personnel de formation et d’accès à l’emploi”.  Tiens, ça rappelle quelque chose dans les débats actuels !

En 2006, c’est L. Wauquiez (pas encore ministre de l’ESR) qui publiait un rapport sur les aides financières aux étudiants dont la conclusion ciblait les classes moyennes modestes, car “on ne peut prétendre faire des aides sociales aux étudiants en en excluant de façon aussi flagrante autant de familles qui en ont pourtant besoin.”

Et on pourrait aussi citer les rapports de la Cour des comptes et de l’Igesr. Je m’arrête là simplement pour signaler combien ce sujet est documenté… Et on ne peut pas dire que rien n’a été fait comme en témoignent la hausse continue de la proportion de boursiers, ou les divers plans de construction et de rénovation des logements étudiants. Ce qui a manqué, c’est en réalité la mise à plat du système, en prenant en compte l’ensemble des aides, pas seulement les bourses : aides au logement et aides fiscales comprises.

Précarité étudiante : la course au sensationnalisme

Par contre, la machine à indignation marche à fond. Un canular 2Rapporté par Le Monde en juin 2009. en dit long sur des approches basées plus sur l’émotionnel et le sensationnalisme que l’efficacité. Symbole de cette lutte à ‘qui trouvera le plus pauvre’, en 2009, deux étudiants mystifiaient Paris Match avec un photoreportage traitant de la misère du monde étudiant en France, intitulé “Étudiants. Tendance précaire” : ils furent récompensés du Grand Prix “Paris Match” 2009

Ils avaient décidé de fabriquer un reportage photo “dans le style Paris Match” autour de la précarité étudiante. “Le sujet est bien réel. Mais on a poussé jusqu’au bout les clichés” indiquaient-ils au Monde. Des amis à eux interprètent ainsi des personnages dans des situations particulièrement tragiques : une jeune fille qui se prostitue, un jeune homme qui vit dans un squat, un autre qui dort dans sa voiture. Dans le reportage, tous témoignent par des formules chocs, comme : “Pour pouvoir étudier le jour, je me sers de mon cul la nuit.”

En 2022, la crise sanitaire a joué un rôle de loupe sur des situations dramatiques, que les médias ont, à juste titre, relayées. Mais la généralisation de ce qui concernait au premier chef les publics fragiles, pollue un débat qui mérite mieux.

Le Yalta du saupoudrage

Ainsi, alors que toutes les études convergent, en entretenant la confusion sur les réelles populations à cibler, y compris en termes de droits d’inscription, on maintient le statu quo du saupoudrage. C’est un bel exemple de l’unanimisme de l’indignation qui sert souvent à ne pas agir sur le réel.

La réalité est en effet à la fois plus rassurante et plus inquiétante. Non la précarité, réelle, ne concerne pas la grande majorité des étudiants si on lit les études de l’OVE. Et fort heureusement, la situation est très différenciée, Paris et les métropoles jouant un rôle de loupe. Pour autant, la crise sanitaire a évidemment provoqué des situations extrêmement difficiles avec la perte des jobs étudiants 3Là encore, les études de l’OVE sur le travail étudiant sont beaucoup plus mesurées., et les phénomènes d’isolement, notamment pour les étudiants étrangers.

Mais comme le souligne à juste titre, la présidente du CNOUS Dominique Marchand (Le Monde du 3 janvier 2022, abonnés), “Le repas à un euro est probablement le levier le plus significatif pour lutter contre les difficultés des étudiants. (…) Pour autant, cela n’a pas de sens de le maintenir pour l’ensemble des étudiants. Le tarif normal de 3,30 euros est déjà un tarif très social que la France est le seul pays au monde à pratiquer – on n’atteint même pas la moitié du coût de production du repas. De plus, même si des étudiants sont dans des situations compliquées, ce n’est pas le cas de tous. Il faut que l’État concentre ses moyens sur ceux qui en ont le plus besoin.”

La double peine

Peut-on en effet pointer une précarité grandissante de tous les étudiants et dans le même temps dénoncer la sélectivité sociale accrue à l’université ? Il faut être cohérent ! Car, justement en raison de la composition sociale de l’accès à l’enseignement supérieur, on sait que la majorité des étudiants restent issus de milieux favorisés. Plus qu’en STS (dont tout le monde se contrefiche au passage…) mais moins qu’en CPGE.

Le risque est donc que l’université se retrouve au centre des préoccupations mais pour de mauvaises raisons. Je m’explique. Depuis des dizaines d’années les seuls débats publics et médiatisés sur l’Université et ses étudiants l’ont été sur les aides sociales (voir supra). Il est indéniable que le nombre de boursiers a augmenté, que la crise du logement étudiant est très différenciée entre grandes métropoles et les autres, que les restau-U sont meilleurs qu’avant (je témoigne !) etc. Globalement, et c’est une bonne nouvelle, de plus en plus d’étudiants modestes arrivent à l’université mais peinent à faire des études longues, à compétences égales.

Mais pendant ce temps, ces derniers ont justement subi la double peine avec une dégradation des taux d’encadrement, dont ils sont les premières victimes, comme le montrent très bien Elise Huillery et Gabrielle Fack dans la dernière note du CAE. Avec comme conséquence des taux de réussite trop faibles.

Oui, les étudiant(e)s méritent des conditions de vie décentes. Mais que seraient ces conditions de vie décentes sans des conditions d’études améliorées à l’université ? Or, cette question ne concerne pas que les 39% de boursiers, mais toutes celles et ceux qui sont inscrits : des ressources numériques pas à la hauteur, des BU pas assez ouvertes, des taux d’encadrement mauvais, des pédagogies en souffrance, des infrastructures sportives et culturelles insuffisantes etc. Bref, s’aligner sur les pays comparables.

Les étudiants aux conditions de vie moins favorables ont encore plus besoin de conditions d’études aux normes internationales. Les populations potentiellement fragiles sont connues. La crise sanitaire a d’ailleurs montré à quel point la gestion de proximité dans la prévention et le traitement était essentielle. Et le baromètre, c’est à la fois le pourcentage du PIB consacré à l’enseignement supérieur et surtout la dépense par étudiant évoquée par la note du CAE, avec ses inégalités criantes. Non tous les étudiant(e)s n’ont pas besoin d’être aidés socialement. Oui tous les étudiants de l’université ont besoin de conditions d’études meilleures. Sinon, une fois de plus, l’université sera le dindon de la farce.

Cessons de parler de l’université et des étudiants comme des colons découvrant de lointaines contrées. On l’a vu à propos des lycées Louis-le-Grand et Henri-IV : l’attachement à la réduction des inégalités ne va quand même pas jusqu’à accepter un système égalitaire pour sa progéniture… Il en est de même pour les aides sociales. Comment défendre le fait que les jeunes et les familles les plus aisées reçoivent en moyenne 1,5 fois plus d’aide publique que les jeunes les moins aisés ? Là est le vrai clivage.

Références

Références
1 Décédé en décembre 2009, sociologue à l’université Rennes 2, il a été en 1993 un des principaux artisans de la conception et de la mise en œuvre de l’enquête triennale de l’OVE ‘Conditions de vie’. Le 1er prix du concours annuel de l’OVE porte son nom.
2 Rapporté par Le Monde en juin 2009.
3 Là encore, les études de l’OVE sur le travail étudiant sont beaucoup plus mesurées.

2 Responses to “Le misérabilisme nuit gravement aux étudiants les plus fragiles”

  1. Cher Jean-Michel,
    Comment calcules-tu stp le fait que les jeunes les plus favorisés perçoivent 1,5 fois l’aide publique accordée aux jeunes qui le sont moins ? En combinant aide directe et financement des études ? Amicalement, guillaume.
    Ps : merci pour la mémoire de Louis Gruel.

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