L’adoption par le CNESER, après 21 heures de débats et de multiples amendements, du projet de LPPR 1Rappelons quand même que le CNESER ne fait pas la loi, qui, même pour le monde académique, est votée par les parlementaires ?., a épuisé ses participants mais pas les polémiques. Tout ceci se passe sur fond de déni de la réalité de la compétition scientifique, qui est un peu aux universitaires français ce que le sexe est aux puritains : y penser toujours, en parler jamais. Et qui évite le vrai débat de la régulation : relisons Ch Musselin, P-M Menger, repensons aussi aux expériences en cours.
Prenons d’abord la température chez des chercheurs/euses qui argumentent. D’abord sur l’ANR, je dois signaler l’excellent travail de l’auteur du blog Aéroergastère 2Anonyme, ce que je peux comprendre mais qui en dit long sur le monde académique… (ça veut dire…usine à gaz) qui bat en brèche certaines idées reçues. Son argumentation sur l’augmentation du financement sur projet qui accroîtrait les inégalités entre les chercheurs (ANR, Darwin et inégalités) mérite aussi d’être…méditée : c’est la faiblesse des taux de sélection et des montants moyens qui créé/accentue des biais dans la sélection des projets (effet rapporteur etc.).
Sur Où va l’argent de l’ANR ?, son travail de bénédictin relativise les hiérarchies ou tout du moins montre que les universités dites « petite » tirent leur épingle du jeu. Je cite : « Beaucoup d’universités provinciales de taille moyenne hors Idex/Isite tirent très bien leur épingle du jeu : Brest, Pau, Tours, Limoges, Reims, Chambéry…, ce qui n’était pas forcément évident », tandis que les universités purement SHS figurent dans le bas du tableau.
A propos de l’opportunité de la LPPR, le blog Gaïas Universitas s’interroge : « La LPPR est-elle vraiment indispensable ? » et suggère de renoncer aux tenure tracks et aux CDI de mission scientifique, non pour des raisons de principe mais parce qu’il est « évident que ces deux mesures sont un point de focalisation de la fronde anti-LPPR. Or il s’agit de mesures plutôt mineures et on peut très bien s’en passer. » Car « la loi actuelle permettait déjà des recrutements en CDI 3 On parle là des CDI « LRU » quasiment pas utilisés depuis 2007. après une période en CDD. »
Autre point de vue, diamétralement opposé, celui de Julien Gossa, engagé mais argumenté, et qui juge que « qu’en se privant des mesures les plus évidentes (indiciaire, ouverture de postes au concours et augmentation des subventions pour charge de service public), la loi est amenée à déployer des mesures beaucoup plus complexes et coûteuses. » On peut évidemment discuter les 2 derniers points mais pour le premier, le décrochage indiciaire n’est pas le cœur du problème, c’est le régime indemnitaire.
Le périmètre de la précarité
Le mot-valise « précarité » est au centre des débats et polémiques. Doit-on pour autant noircir le tableau pour défendre les vrais précaires ? L’étude d’impact donne des chiffres (connus) sur la nature des emplois des 32 674 enseignants non titulaires. Ils se répartissent en 7 statuts : les doctorants contractuels (37 %) et les Attachés Temporaires d’Enseignement et de Recherche (24 %), qui sont donc majoritaires, les enseignants associés (13 %), les enseignants invités et les contractuels recrutés en application de l’article L. 954-3 du code de l’éducation (8 % chacun), les lecteurs et maîtres de langues et les contractuels sur des emplois du 2nd degré (5 % chacun).
Profitons en pour rappeler que le secteur privé ou public (hors recherche) emploie près de 51% des docteurs. Une pétition qui a rencontré un certain succès « contre un enseignement 100% à distance », rappelle que la « précarisation » des vacataires est plus complexe : faisant référence au droit, elle souligne que les « travaux dirigés sont confiés à hauteur de 80 % à des ‘professionnels’ qui sont dans le domaine juridique, « des notaires, des avocats, des magistrats, des juristes d’entreprise ou des collectivités publiques ».
Les 3 modèles de recrutement
De nombreux travaux de recherche ont analysé les différents modèles existants sur les carrières académiques. Christine Musselin (dans son livre Propositions d’une chercheuse pour l’université) décrit 3 modèles de recrutement (le modèle britannique empruntant aux 3) :
- Le modèle des survivants (Allemagne) : peu de professeurs, 18% des 202 000 personnels académiques allemands. Beaucoup de postes temporaires successifs qui forment un vivier, mais des financements substantiels.
- Le modèle américain de la tenure track : pas d’énorme vivier de futurs candidats au professorat. On choisit au contraire assez tôt des sorties de thèse que l’on met à l’épreuve pendant 6 à 8 ans, titularisables immédiatement si les conditions du recrutement initial sont respectées.
- Le modèle pyramidal français : un âge d’accès plus jeune (même s’il se dégrade) et un pourcentage de permanents plus important que les deux précédents. Et contrairement au modèle de la tenure track, il y a mise en compétition en fonction du nombre de postes.
Elle critiquait vivement dès février 2020, dans Le Monde, les mesures en préparation sur les chaires de professeur junior, notamment parce que cela conduirait « à faire cohabiter en France les trois modèles de carrière » mais avec un modèle de la tenure track, « qui serait dans le cas français réservé à quelques happy few alors qu’il ne s’agit pas d’un dispositif pour identifier les hauts potentiels, mais d’un mode bien particulier de gestion des carrières, et donc des postes, des modalités de promotion, etc. » « Alors que tant d’universitaires, politiques et décideurs dénoncent le manque de lisibilité de notre système, faut-il le rendre encore plus complexe ? » regrettait-elle.
De fait, alors que le modèle tenure track se diffuse (Pays-Bas, Finlande, Allemagne etc.) avec plus ou moins d’ampleur, Christine Musselin relève une différence majeure entre l’Europe, avec un marché aux règles différentes et les USA avec un marché relativement unifié.
La question de la gestion des talents
La sélection des « meilleurs » est au cœur des polémiques. Dans ses cours au Collège de France, Pierre-Michel Menger, analysant la « sociologie du travail créateur », revient sur la définition du talent. Il dissèque ainsi les convergences entre les arts 4Sauf erreur, il évoque même à propos des intermittents du spectacle le concept de « précarité heureuse ». et les sciences qui ont « fait de l’originalité et de la nouveauté leur principe régulateur. » Pour lui, « une qualification très ancienne du talent associe deux vecteurs – une qualité différentielle, nommée, selon les domaines, intelligence ou créativité, et une quantité graduable – l’effort. »
Il souligne que dans l’activité de recherche, « la distribution de la productivité individuelle et de la visibilité professionnelle a un profil parétien (une distribution très inégale des performances et des chances de réussite), alors qu’elle est gaussienne dans les activités d’enseignement (une distribution normale des performances). » Et il émet l’hypothèse d’une « corrélation nulle entre la qualité du travail d’enseignement et la qualité du travail de recherche. »
Or, le décloisonnement des systèmes nationaux d’enseignement supérieur « met plus que proportionnellement en valeur l’activité de la recherche, qui, de toutes les tâches académiques, est la plus ouvertement et la plus lisiblement concurrentielle. » Car selon lui, « le pouvoir de signalement réputationnel que vaut à une université la qualité de ses recherches est largement supérieur à celui que lui vaut la qualité de son enseignement. (…) Sans surprise, en présence de fortes considérations réputationnelles, la tension entre les missions de recherche et d’enseignement augmente. »
2 choix de GRH pour les établissements
Comment faire face à cette tension enseignement-recherche ? Il esquisse 2 choix possibles :
– « Soit l’organisation universitaire gouverne fermement le lien entre les deux types d’acte de travail et s’arrange pour que la visibilité externe acquise par un-e académique n’ait aucune répercussion sur la distribution des charges de travail et sur la répartition des efforts dans les deux catégories d’activité (enseignement et recherche), mais elle doit alors composer avec l’éthique professionnelle d’autocontrôle et d’autogouvernement des académiques. »
– « Soit l’organisation n’a pas su bâtir un bon modèle de gestion de son personnel, d’allocation des efforts de celui-ci et d’incitation comportementale qui permette d’équilibrer les intérêts individuels et le travail collectif dans l’organisation. Dans ce dernier cas, l’autonomie des universitaires, qui n’a rien d’un accord spontané des volontés et des intérêts individuels, devient la source d’une grande hétérogénéité de comportements, qui sera difficile à réconcilier avec le principe d’autocontrôle collectif. »
Bref, P-M Menger, qui est un sociologue du travail, prône … une véritable gestion des ressources humaines. Le problème, c’est que les universités françaises ne sont pas en état de la mener réellement, vue leur faible autonomie et la dualité des statuts, que personne ne songe évidemment à faire évoluer.
Pendant ce temps, le MESRI, dans sa grande bienveillance centralisatrice vient de leur ajouter un nouveau contrôle sur les plafonds d’emploi, contrôle qui déshabille un peu plus la LRU : ce sont les recteurs qui veilleront à ce que la création d’une chaire de professeur junior s’accompagne symétriquement de la création d’un poste de professeur statutaire…
Quelle régulation ?
N’étant pas universitaire (ni sociologue d’ailleurs ?), les comportements du milieu académique français m’ont toujours surpris. Partout où je vais/suis allé (universités, écoles, laboratoires), les chercheurs/chercheuses, les responsables divers, évoquent la valeur des uns et des autres : individuellement (untel est médiocre, untel est prometteur), collectivement (ce labo est bon, mauvais etc.) 5La cerise sur le gâteau de l’hypocrisie, c’est la hiérarchie supposée des établissements : officiellement elle n’existe pas mais le microcosme dénigre à tout va les petites universités, encense, selon son parcours, Normale Sup ou telle ou telle institution, et parfois (mais plus rarement) une université, si possible parisienne, etc..
Mais dès que la parole publique remplace la parole privée, le déni de la compétition reprend le dessus. Alors que tout le monde court après les distinctions (ce carburant du besoin de reconnaissance du milieu), que la « qualification » ou la « HDR » font partie d’une course d’obstacles bien française (et de périodes probatoires pas meilleures que la tenure track), ce déni sur la (violente) compétition scientifique est un peu aux universitaires français ce que le sexe est aux puritains.
La principale inégalité aujourd’hui n’est d’ailleurs dénoncée par personne : des enseignants-chercheurs défavorisés dans leurs recherches, éprouvés par le distanciel, face aux chercheurs ‘à plein temps’.
Les chaires de professeur junior soulèvent à juste titre nombre de questions. Mais peut-on faire confiance aux établissements pour une régulation équilibrée dans les recrutements ? Oui si l’on en croit l’expérience de Dauphine, de TSE ou de Sciences Po. Les établissement peuvent-ils s’en saisir ? Non, si l’on en juge par le faible nombre de CDI « LRU » depuis 2007, ce qui au passage est en mesure de rassurer les opposants à la LPPR ?.
L’enjeu, en France plus qu’ailleurs, c’est l’adhésion des communautés académiques. Mais avec une difficulté supplémentaire : le sentiment de déclassement, la faiblesse globale des moyens obèrent pour l’instant toute évolution. La pari de la programmation sera-t-il tenu ?
Les motivations du gouvernement sur les chaires de professeurs junior
L’étude d’impact pointe les « lacunes » actuelles du recrutement :
- structuration fortement disciplinaire qui ne laisse que peu de place « aux disciplines émergentes ou thématiques inter ou transdisciplinaires » (neuro informatique, bio-informatique, écologie moléculaire, etc.).
- « pression de la concurrence qu’exercent des acteurs privés » (intelligence artificielle, algorithmes et big data).
Elle indique que plusieurs options ont été envisagées mais abandonnées :
- « Un recrutement contractuel sans s’engager sur une titularisation mais cette option qui s’apparente à l’actuel contrat « post-doctoral » maintient les jeunes chercheurs dans une situation de précarité et d’incertitude face à l’avenir.
- Un recrutement en CDI également sans titularisation mais cette option s’apparente aux actuels CDI de l’article L. 431-2-1 du code de la recherche et de l’article L. 954-3 du code de l’éducation qui n’ont pas fait la preuve de leur efficacité (en moyenne sur les 10 dernières années : 23 recrutements par an sur des missions de recherche pour un flux de recrutement prévisible de titulaires en 2020 de 2000 enseignant-chercheurs et assimilés et 380 chercheurs). Le processus de recrutement en CDI rigidifie l’emploi scientifique et provoque le plus souvent une forme d’aversion au risque qui va conduire à recruter des chercheurs confirmés dont la carrière s’est déjà largement déroulée hors de France ou dans le secteur privé mais pas des jeunes chercheurs que la perspective d’un poste de professeur ou de directeur de recherche titulaire motive. »
Professeur junior. « Ce dispositif permet une organisation sur un temps relativement long (plusieurs mois) du processus de sélection avec de vraies mises en situation au sein de l’établissement qui recrute, ce qui est très différent de nos processus nationaux dans lesquels une carrière de plusieurs dizaines d’années se joue sur 20 minutes de présentation et 20 minutes d’entretien avec un comité de sélection. »
Références
↑1 | Rappelons quand même que le CNESER ne fait pas la loi, qui, même pour le monde académique, est votée par les parlementaires ?. |
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↑2 | Anonyme, ce que je peux comprendre mais qui en dit long sur le monde académique… |
↑3 | On parle là des CDI « LRU » quasiment pas utilisés depuis 2007. |
↑4 | Sauf erreur, il évoque même à propos des intermittents du spectacle le concept de « précarité heureuse ». |
↑5 | La cerise sur le gâteau de l’hypocrisie, c’est la hiérarchie supposée des établissements : officiellement elle n’existe pas mais le microcosme dénigre à tout va les petites universités, encense, selon son parcours, Normale Sup ou telle ou telle institution, et parfois (mais plus rarement) une université, si possible parisienne, etc. |
Sur la concurrence : oui il en faut mais à quel niveau? Entre labos d’une même entité? Entre composantes d’un même site pr se répartir les moyens? Entre sites au niveau national? Au niveau européen? Au niveau mondial?
Faut-il constituer des équipes de recherche soudées comme une équipe de rugby avec un schéma de jeu (défini par l’entraîneur et pas par des AAP!) ou laisser faire le chacun pr soi ds la course aux projets qui débouche sur des labos/hôtels à projets?
Je pense que la coopération au niveau national serait plus efficace et moins coûteuse. Une fois de plus les GDR (groupement de recherche où le privé a sa place et toute sa place), véritable réseau thématique, sont plus bénéfiques que la concurrence exacerbée au niveau national voir sur certains sujets européens.
Comme toujours analyse claire et réaliste de la situation, Jean Michel. Pour ma part, je trouve que la LPPR est un grand coup d’épée dans l’eau.
En suivant les débats sur la LPPR et l’évolution du texte, je suis en effet frappé par deux choses.
Tout d’abord je pense que dans la plupart des pays comparables des mesures annoncées par la LPPR font partie du champ d’autonomie de management « normal » des universités et des organismes de recherche là où il en existe du type des nôtres. Je pense là notamment aux positions de professeurs juniors (mécanisme déjà applicable et appliqué en France grâce à la LRU), voire des CDD de mission. Bref une LPPR est-elle nécessaire ?
Par ailleurs j’entends le silence assourdissant des conférences (CPU, CEDEFI et même CGE, pour sa partie grandes écoles publiques) sur les grignotages successifs mais systématiques des capacités d’autonomie offertes par la loi LRU à l’époque. Jean Michel Catin ne manque jamais de signaler ces grignotages. Nous sommes revenus à une tutelle et à des pratiques de micro gestion par le ministère qui n’annoncent rien de bon pour l’avenir de notre système d’enseignement supérieur et sa place dans le monde. Je pense que même en Chine les rapports entre universités et autorités de tutelle, ministère de l’éducation ou autorités locales selon la catégorie d’universités, sont plus équilibrés.
On a en fait l’impression que toutes les conférences sont hypnotisées par les promesses de moyens accrus apparemment programmés. II y a tout de même un très gros risque pour que ces promesses de moyens soient un vaste miroir aux alouettes. Si l’on prend pour référence la dernière loi de programmation votée par ce Parlement, celle qui concerne la justice, on ne peut que constater un non-respect des engagements pris par l’Etat, et ce dès la première année d’application de cette loi dans sa partie budgétaire. On peut craindre qu’il en soit de même pour la LPPR. Faut-il rappeler que les militaires ont bénéficié de lois programmation budgétaires, mais rarement appliquées. En réalité le budget de l’État est voté chaque année dans la loi de finances et ce qu’a édicté une loi, une autre loi peut le changer. Il n’y a que les lois organiques qui sont plus compliquées à détricoter car elles sont au-dessus des lois ordinaires dans la hiérarchie des normes juridiques. Et la LPPR est une loi ordinaire, me semble-t-il ! Cette fascination pour une loi qui programmerait les moyens budgétaires de la recherche pour plusieurs années est étonnante. Les seules ressources que pourraient maîtriser organismes et universités sont des ressources propres, générées par la valorisation de leurs activités et par les succès aux réponses à des appels à projets lancés par des agences nationales et internationales.
Cette mauvaise appréciation des choses par de nombreux responsables d’universités, d’organismes, de grandes écoles ainsi que de nombreux collègues est pour moi un vrai sujet d’étonnement et surtout d’inquiétude pour l’avenir de notre enseignement supérieur.
Bonjour,
Merci pour votre lecture et vos commentaires sur mes propres billets.
Juste un petit commentaire sur mon « pseudonymat » évoqué dans votre note 2.
Même si je suis toujours actif et que j’ai encore quelques années devant moi, je suis maintenant un « ancien » de l’ESR. J’ai occupé au cours des années diverses responsabilités opérationnelles coté recherche et coté enseignement, dans différentes institution, ce qui me donne une très bonne connaissance du dispositif et de son histoire.
Mais le fait d’occuper ou d’avoir occupé ces responsabilités vous lient à votre institution. Je m’exprime sur ce blog à titre personnel avec une parole beaucoup plus libre sous un pseudonyme. Ce n’est pas par « peur de représailles », mais pour me permettre une indépendance de ton que je ne m’autoriserais pas sous mon nom, parce qu’on pourrait penser que je m’exprime au titre de fonctions passées ou actuelles ou au nom des institutions auxquelles elles se rattachent. Ça ne m’empêche pas d’évoquer certaines de mes expériences quant elles sont pertinentes pour le propos que j’y tiens.
Bien à vous