Ouf, mon dernier billet ne semble pas avoir généré des débats théologiques (et pire, des insultes) comme, au choix, fossoyeur de l’université ou destructeur de l’excellence. C’est donc l’opportunité pour moi de revenir sur quelques questions, inspirées notamment par les commentaires.
Commençons par rendre hommage au livre de B. Belletante et Ph. Jamet que j’ai un peu éreinté, avec deux blagues qui, avouons-le, m’ont bien fait rire (p 113). J’attends celles sur les universitaires 1Je ne mentionne pas celle, très drôle sur les énarques !.
A propos de la capacité des ingénieurs à construire un pont. « Un ingénieur de l’X construit un pont. Ce dernier s’écroule, l’ingénieur de l’X ne sait pas pourquoi. La même chose est demandée à un centralien. Le pont s’écroule et le centralien sait pourquoi. Enfin quand un Gadz’arts construit un pont celui-ci tient, mais il ne sait pas pourquoi. »😂👏
A propos des capacités supposées des uns et des autres. Un président de société recherche un directeur financier qui sache compter. Il auditionne un diplômé d’HEC. Le PDG : ‘savez-vous compter jusqu’à 5 ?’ Le candidat HEC : ‘c’est à dire ?’ Le PDG : ‘qu’est-ce qu’il y a après un ?’ Le candidat HEC : ‘quel impact sur le cours de l’action ?’ Exit le candidat issu de HEC. Se présente ensuite un candidat ESSEC. Le PDG : ‘savez-vous compter jusqu’à 5 ?’ Le candidat ESSEC : ‘je pense…’ Le PDG : ‘faites-le…’ Le candidat ESSEC : ‘0, 1, 10, 11, 100, 101’. Il est interrompu par le PDG peu sensible à la base 2. En désespoir de cause le diplômé d’une ESC de province est à son tour reçu en entretien et se voit poser la même question. Le candidat ESC : ‘1, 2, 3, 4, 5.’ Le PDG : ‘c’est bien et vous pouvez aller jusqu’à 10 ?’ Le candidat ESC : ‘6, 7, 8, 9, 10’. Le PDG : ‘bravo, on continue pour le plaisir.’ Le candidat ESC : ‘valet, dame, roi, as.’ 😂👏
Du rire, pas de « bashing » donc, mais j’en profite pour insister une fois de plus sur le défaut majeur de formation des élites en France, qui ne se réduit pas à la faible acculturation à la recherche, et au manque de maîtrise des enjeux scientifiques.
Plus profondément, il y a un spectre disciplinaire réduit. Ainsi, l’analyse de l’invasion russe en Ukraine montre l’importance de disciplines souvent ignorées : les langues (au sens de la connaissance d’une culture), l’histoire bien sûr, dont celle des religions, la géographie, incontournable, mais aussi la démographie etc. et last but not least, la psychologie. Je suis toujours frappé par les CV de nombreux (excellents) analystes étrangers, y compris militaires, en particulier américains, formés aux humanités classiques, avec une connaissance de la Grèce antique ou de Rome que l’on cherche trop souvent en vain ailleurs !
Et les prépas ?
Revenons donc avec la distance que ces touches d’humour nous permettent, sur le sujet principal. Je l’ai peu évoqué dans mon précédent billet mais il est difficile de traiter de la relation grandes écoles-universités sans aborder la question des prépas.
Le constat est celui d’une tendance baissière, corroborée par des signaux faibles. Une note du SIES-MESRI de février 2022 souligne que si les CPGE accueillent 83 400 étudiants à la rentrée 2021, leurs effectifs sont en baisse par rapport à 2020 (-1,8 %), une baisse plus prononcée en 1ère année (-2,5 %). Et les principaux responsables ne sont pas un prétendu « bashing » des prépas. En réalité, ce sont les admissions parallèles des écoles, grandes ou petites, qui contribuent de plus en plus à assécher cette voie d’accès, hormis quelques cas.
Quant aux signaux faibles, j’ai été marqué par ces scientifiques (qui en sont issus, et en poste dans des établissements dits d’élite), se posant cette question simple : « est-ce que j’enverrais mes enfants en CPGE » et répondant non, préférant un cursus à l’étranger, ou dans ceux sélectifs mis en œuvre dans certaines universités françaises. Bien sûr, l’institution « CPGE » ne sera pas supprimée par décret, mais son avenir est très largement brouillé. Ceci étant posé, je reviens sur quelques commentaires.
Les réseaux d’anciens et la force des écoles
Laurent Carraro exprime ces réserves lorsque j’écris que “la grande force des écoles est le réseau des anciens”. En réalité, j’évoque de façon sans doute insuffisamment explicite la force du modèle de cooptation dans les recrutements. Ceci fait ressortir deux avantages « compétitifs » qu’un sondage de la CGE avait bien mis en lumière : un choix des écoles avant tout pour leur effet réseau, et par voie de conséquence une insertion professionnelle facilitée.
Concernant le terme « prépas » que des universités utilisent désormais, j’y vois plutôt la prise en compte de 2 constats : il faut littéralement se préparer (le retour de la propédeutique ?) et la nécessité d’assumer l’exigene et l’exccellence.
Le doctorat et la recherche
Cette question, clivante, ne l’est plus, ou en tout cas beaucoup moins. D’abord parce que les Business schools ont dû recruter des chercheurs pour avoir ou garder leurs accréditations internationales. Ensuite parce que les écoles d’ingénieurs sont soit trop petites et dépendantes des universités et des organismes de recherche, soit doivent, à l’image de l’IPP, rivaliser avec les universités et en quelque sorte s’aligner sur ce modèle. L’X a d’ailleurs réellement franchi un cap sur le nombre de docteurs.
Quant à la remarque de B Belletante sur la comparaison des doctorats nord-américains et français, elle concerne avant tout les sciences de gestion, avec une critique récurrente que j’entends effectivement souvent : « les premiers sont beaucoup moins rigides dans leurs normes, leur temporalité et très souvent sont supportés par des financements d’entreprise, ce qui se traduit par des moyens et des sujets plus concurrentiels pour les firmes. »
Intégration d’écoles au sein des université
C’est évidemment un long chemin, difficile. Et L. Carraro a raison de souligner, à l’image de CYU, que l’essentiel « n’est pas que les écoles veulent préserver leur trésor, largement fantasmé, mais qu’elles ne veulent pas perdre leurs marges de manœuvre ». Il souligne à juste titre que nous avons un « besoin énorme de mélange de disciplines, de cultures, d’approches », ce qui « doit questionner tous les opérateurs sur leurs modes de fonctionnement, leur capacité à faire confiance et à favoriser les croisements et les approches transversales. »
Bernard Belloc, dont le tropisme toulousain n’échappera à personne 😀, souhaite que l’on réfléchisse « à des grandes écoles gardant leur pleine autonomie au sein d’universités à la gouvernance et au management rénovés. Certains EPE ont assez bien réussi cela. D’autres vont suivre j’espère. » Cette dynamique a en effet commencé, à PSL, Saclay et bien d’autres. Restent les points noirs de Toulouse et Lyon.
Michel Bessière va plus loin et voit les grandes écoles « comme composantes GS (graduate school) d’universités évoluées pour former plus de docteurs (l’objectif des EUR, école universitaire de recherche). » Il souligne à juste titre qu’à l’international les ingénieurs français sont vus comme titulaires d’un type de masters.
Un financement équivalent ????
Je ne peux évidemment pas suivre B. Belletante à propos d’un financement qui ne serait pas réellement différent entre écoles et universités. Il est vrai, et ça ne m’a pas échappé, que l’abandon ou l’échec en 1ère année d’université (je pense au droit par exemple) peut pour certains est une aubaine budgétaire…🤔
Mais je lui laisse relire des tonnes de rapports, dont le dernier du CAE. D’autant que les universités accueillent des publics beaucoup plus divers, souvent fragiles socialement. C’est donc un mauvais argument : un meilleur c’est celui de hisser le niveau de financement des universités à celui des Business schools justement ! Et contrairement à ce qu’il croit, le « back office » n’est pas « pléthorique dans certaines universités » : tous les ratios montrent que justement les universités françaises décrochent par rapport aux standards internationaux sur le soutien administratif, pédagogique et à la recherche.
Laissons parler Anna Colin-Lebedev, enseignante-chercheuse à Paris-Nanterre et spécialiste de la Russie, qui notait sur twitter qu’ « un passage sur un plateau TV, c’est 3 heures de préparation de cours à rattraper. Un fil Twitter, c’est 1h de réponse aux mails à trouver ailleurs. Et surtout, un risque accru de dire des conneries, car où trouver le temps d’investiguer, vérifier, réfléchir ? » Et elle ajoutait « La charge est constante: cours, examens, sélections en master, gestion courante dans un contexte de pénurie administrative…Désolée donc de ne pas toujours décrocher mon téléphone, ni de répondre aux messages. Le dénuement de l’université française aujourd’hui, c’est aussi ça. »
Sélection
B. Belletante juge qu’il « ne peut pas y avoir de modèle unique de sélection. Le numérique et la très forte personnalisation des parcours qu’il autorise permettra des modes de sélection différents, et surtout il faut redonner au parcours d’apprentissage toute sa valeur et oser dire, notamment dans certaines Grandes Écoles, qu’il ne suffit pas de rentrer pour être diplômé. »
Très juste. Car on assiste en réalité à un parcours « inversé ». En caricaturant bien sûr, vous entrez en Grandes écoles, et après vous avez le risque de vous laissez porter, avec une courbe d’acquisition de connaissances discutée et discutable. A l’université, lorsque vous avez survécu au choc de la 1ère année, votre cursus suit globalement une courbe de progression et d’exigence croissante.
Certes, des différences significatives existent entre disciplines et établissements. Mais les universités sont en réalité, comme je l’ai montré, déjà sélectives.
En fin de compte, les écoles d’ingénieurs seront inéluctablement, en raison de la recherche, de ses coûts, de plus en plus aimantées par des universités au fonctionnement rénové. Mais ces dernières doivent mener une réflexion sans tabou sur les Business schools. Et réciproquement !
Références
↑1 | Je ne mentionne pas celle, très drôle sur les énarques ! |
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Je vois Jean-Michel que tu continues l’ascension de l’Everest, sans trop de tempête à l’approche des sommets !
Juste un point pour préciser ma pensée sur les alumni. Sur les 200 écoles d’ingénieurs seules quelques dizaines ont un réseau d’anciens qui a un rôle effectif sur l’insertion professionnelle ou la carrière. Et pour quelques unes il est vrai que c’est à la fois efficace et prégnant.
Pour l’immense majorité cela reste marginal.
C’est d’ailleurs un des problèmes récurrents quand on parle d’écoles. L’image qui vient en tête est liée aux plus connues, l’arbre qui cache souvent la forêt.
Dernier point, j’avais commis en son temps un petit écrit sur le lien écoles/alumni, qui garde de mon point de vue une certaine actualité :
http://blog.educpros.fr/laurent-carraro/2016/11/25/les-grandes-ecoles-et-leurs-alumnis/