Les crises révèlent toujours des tendances à l’œuvre depuis longtemps, et les accélèrent. Celle que nous connaissons met aux prises 2 réalités de l’ESR : une nationale, top down, avec peu de prise sur le réel, l’autre, bottom-up, ancrée dans les territoires et obligée de trouver des solutions. Dans la suite de mes questionnements, j’ai envie (c’est mon naturel) d’être optimiste : et si c’était l’occasion de mettre à plat les défauts et dysfonctionnements du système français ? Et de s’appuyer sur l’énergie que révèle son incroyable mobilisation. Rêvons un peu.
La science sortira-t-elle renforcée, à tous points de vue, de la crise sanitaire ? Ce n’est pas gagné ! la défiance des français touche aussi les scientifiques selon l’enquête baromètre du Cevipof-Sciences Po. Seulement 43% des français leur font confiance, 39% aux médecins…contre 87% pour les médias 1Cette fois, les médias échappent à l’opprobre, peut-être grâce à la presse régionale, en première ligne. Et 31% jugent probable que les scientifiques leur cachent des choses … auxquels il faut ajouter 37% qui ne sont pas loin de le penser !
Science et recherche
Individualisation à outrance. Il existe de multiples raisons à cette défiance teintée souvent de complotisme qui touche toutes les institutions. Il est certain que le spectacle de ces scientifiques (pas seulement D. Raoult) en roue libre dans les médias n’aide pas. Olivier Galland dans Telos explique que “Didier Raoult défend une vision de la recherche médicale comme une entreprise individuelle” et que “cette conception individualiste est contraire à la pratique moderne de la science (…)” . Mais cela ne s’applique-t-il pas à ces cohortes de chercheurs en santé, science politique, sociologie, histoire etc. qui prétendent “incarner” la vérité scientifique à longueur de tribunes ?
En réalité, Didier Raoult et nombre de ses détracteurs partagent la même approche au moins sur un plan : l’individu-chercheur prime, au détriment de sa communauté (labo, institut, université), surtout son université. Ce qui contraste avec le bulletin quotidien de l’université Johns Hopkins…
Signal faible. Observons cependant que toutes les polémiques tournent désormais autour de l’avis des scientifiques. Et l’existence de conseils scientifiques auprès des pouvoirs publics est une bonne nouvelle, même si elle n’est pas suffisante 2Les scientifiques ne sont pas à l’abri de dérives : doit-on rappeler les dérives du co-prix Nobel (avec F. Barré-Sinoussi) Luc Montagnier, embarqué avec Alain Joyeux dans une croisade anti-vaccins et désormais ouvertement complotiste ?. Les gouvernants, quels qu’ils soient, s’appuieront-ils désormais, en dehors des crises, sur les avis scientifiques ? Les médias donneront-ils enfin une place au journalisme scientifique ? On peut en tout cas l’espérer !
Temps long. “Je ne suis pas sûr qu’on soutiendra de la même façon, avant et après la crise, le spécialiste de la chauve-souris” expliquait le président de l’université de Bordeaux Manuel Tunon de Lara lors d’une conférence de presse de la CPU. Et d’enfoncer le clou : “il faut pouvoir financer en temps de paix de la science de très bonne qualité, sur le temps long”. Au-delà des questions de financement, la crise actuelle souligne également les maux endémiques du système français de recherche (la réputation plutôt que l’évaluation, la personne plutôt que le collectif). Elle montre aussi la faible acculturation des élites françaises, des médias, et de l’opinion publique, à la science. Mais en même temps (oui j’ose !), la science est clairement et visiblement incontournable : les chercheurs/euses, au lieu de leurs sempiternelles guerres picrocholines incompréhensibles pour l’opinion, sauront-ils résoudre cette contradiction ?
Enseignement supérieur
La fin du culte des concours. Le bac napoléonien est désormais moribond. Sa fin pourrait bien emporter ce système si français des concours nationaux, déjà ébranlé par la réforme de la Paces 3Ça n’empêche pas bien sûr pouvoirs publics et médias de se focaliser sur quelques milliers d’étudiants préparant les concours des Grandes écoles tout en ignorant 75 000 doctorants (l’avenir de la recherche) dans l’attente de nouvelles sur leurs contrats….
Avec Condorcet, constatons que “rien ne peut répondre que les formes de ce concours assurent un bon choix, surtout lorsqu’il ne s’agit pas de décider du degré plus ou moins grand d’une seule qualité, mais d’un ensemble de qualités diverses et même indépendantes” 4Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique (1791) . Et les arguments de Marc Bloch, dans un texte moins connu que l’Étrange défaite, résonnent avec force : “On n’invite plus les enfants ou les étudiants à acquérir les connaissances dont l’examen permettra, tant bien que mal, d’apprécier la solidité. C’est à se préparer à l’examen qu’on les convie. Ainsi un chien savant n’est pas un chien qui sait beaucoup de choses, mais qui a été dressé à donner, par quelques exercices choisis d’avance, l’illusion du savoir.”
Des examens à réinventer. Citons encore Marc Bloch : ““Bien entendu, divers procédés de sélection demeureront, cependant, nécessaires ; mais plus rationnellement conçus et en nombre désormais suffisamment restreint pour que la vie de l’écolier ou de l’étudiant cesse d’être enfermée dans une obsédante répétition d’épreuves.”
Une pédagogie à rénover. C’est un constat évident : dans les universités, la pédagogie n’est pas un point fort, voire y est défaillante. Et beaucoup d’écoles “habillent” leur vide sidéral en termes de contenu sous les oripeaux de la modernité technologique et pédagogique. Il faudra réconcilier les deux : la qualité des contenus avec la performance à la fois technologique et pédagogique. Le choc, déjà énorme, tant chez les étudiants que chez leurs enseignants, soulève une question : quels seront les objets pédagogiques nouveaux, y compris pour des TP ? Il va falloir investir non seulement dans le numérique mais dans l’ingénierie pédagogique, comme le souligne très justement Jean-Michel Jolion dans une tribune AEF (abonnés). Et comme l’ont développé Olivier Faron et Thibaut Duchêne dans leur livre “Former”.
L’organisation du système
Le jacobinisme non repenti du MESRI. Inaudible, réagissant tardivement, ce ministère est dans doute le seul ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche au monde à ne pas connaître les universités : consulter son site web c’est mesurer cette ignorance abyssale ou plutôt des choix d’un autre siècle. Typique du fonctionnement technocratique de l’Etat en France, n’existent pour le MESRI que les structures nationales qui lui donnent l’illusion de peser sur le cours des événements, à savoir les organismes et les instituts.
Or la grande leçon de cette crise, c’est cette impuissance de l’Etat central face à la capacité d’initiative sur le terrain. En réalité, le MESRI n’a rien contrôlé ou impulsé du tout, chaque établissement faisant preuve d’une créativité remarquable et surtout trouvant des solutions. Les système portés nationalement ont encore montré leurs limites : Renater a totalement raté le coche (ah le contraste avec Zoom ?), Fun est critiqué de toute part (où est son application mobile ?). Tous supportent mal la comparaison avec les opérateurs privés…ou les solutions trouvées localement.
Pilotage des aides aux étudiants. La tribune injuste mettant en cause les Crous 5Cette tribune publiée dans Le Monde le 15 avril 2020 et signée par plus de 1 000 universitaires, dénonce des Crous qui “se félicitent d’avoir adopté des ‘dispositifs d’urgence'” alors que “tributaires de leurs méthodes de recensement et d’évaluation sociale, de tels dispositifs ont moins apaisé la faim que la mauvaise conscience”. La CPU et le Cnous regrettent eux une tribune “qui méconnaît purement et simplement le travail sans relâche de tous les services sociaux et médicaux des universités et des Crous” pose surtout une question : face à la mobilisation/détection remarquable opérée par les universités, notamment par leurs enseignants, n’est-il pas temps de remettre sur la table les rôles respectifs des Crous et des universités ?
Car ces dernières vont probablement faire face à un choc social, lié à la structure de leur population étudiante. Non seulement une partie des 40% de boursiers sera sans nul doute touchée (famille au chômage par exemple) mais une partie des étudiants issus des professions commerçantes et libérales pourrait souffrir durablement de la crise, sans parler des étudiants étrangers. Pourra-t-on continuer avec 2 pilotes sur le terrain ?
L’assainissement du marché des Business schools. M’appuyant sur les travaux de chercheurs (notamment PM Menger), j’ai commis un papier en août 2018 que j’espère non prémonitoire : Business schools : une “crise des subprimes” se profile-t-elle ? La réalité pourrait dépasser ma fiction. Il est clair qu’il va y avoir des “morts” et que le marché va s’assainir. Faire payer les étudiants entre 9 et 15 000 € par an, avec des locaux somptuaires et des professeurs payés à des tarifs hors normes, c’est aujourd’hui un luxe que ne pourront supporter ni les familles ni les établissements. Quant aux étudiants étrangers, (re)viendront-ils abonder la trésorerie des BS ? Pas sûr, tandis que les investisseurs, peut-être échaudés pas les mésaventures de l’école de management de Lyon vont sans doute désormais regarder à 2 fois les objectifs de rentabilité… Seules les meilleures survivront, leçon de Business school !
La formation des élites. On ne peut pas dire que la Haute administration française a été à la hauteur de l’événement 6Vu les dysfonctionnements que chaque français peut constater, comme par exemple pour mobiliser des laboratoires départementaux, vétérinaires et/ou de recherche pour les tests , l’organisation et la gestion de l’Etat changeront-elles sous la contrainte ? L’équilibre centralisation-décentralisation sera-t-il revu ? Alors qu’un débat chronique agite notre pays sur leur place et leur formation, on peut lire dans le Rapport Thiriez sur la mission Haute Fonction publique que “la production de normes, qui était l’ADN du haut fonctionnaire d’un Etat centralisé et vertical, doit céder la place à un exercice autrement plus délicat, la conduite du changement dans un environnement complexe.” Ce qui implique de passer “d’une culture de l’unilatéral à une culture de la négociation et du compromis, de savoir renoncer aux certitudes acquises pour laisser place à la créativité.” Pas mieux.
Références
↑1 | Cette fois, les médias échappent à l’opprobre, peut-être grâce à la presse régionale, en première ligne |
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↑2 | Les scientifiques ne sont pas à l’abri de dérives : doit-on rappeler les dérives du co-prix Nobel (avec F. Barré-Sinoussi) Luc Montagnier, embarqué avec Alain Joyeux dans une croisade anti-vaccins et désormais ouvertement complotiste ? |
↑3 | Ça n’empêche pas bien sûr pouvoirs publics et médias de se focaliser sur quelques milliers d’étudiants préparant les concours des Grandes écoles tout en ignorant 75 000 doctorants (l’avenir de la recherche) dans l’attente de nouvelles sur leurs contrats… |
↑4 | Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique (1791) |
↑5 | Cette tribune publiée dans Le Monde le 15 avril 2020 et signée par plus de 1 000 universitaires, dénonce des Crous qui “se félicitent d’avoir adopté des ‘dispositifs d’urgence'” alors que “tributaires de leurs méthodes de recensement et d’évaluation sociale, de tels dispositifs ont moins apaisé la faim que la mauvaise conscience”. La CPU et le Cnous regrettent eux une tribune “qui méconnaît purement et simplement le travail sans relâche de tous les services sociaux et médicaux des universités et des Crous” |
↑6 | Vu les dysfonctionnements que chaque français peut constater, comme par exemple pour mobiliser des laboratoires départementaux, vétérinaires et/ou de recherche pour les tests |
Comme je suis souvent d’accord avec toi jean-Michel, je vais (exceptionnellement ) me permettre de te contredire sur un point aujourd’hui.
Il est vrai que nos universités, et au delà nos établissements d’enseignement supérieur, ont fait et font un travail formidable pour mettre en place la continuité pédagogique et demain le contrôle des connaissances, prendre des initiatives en matière de recherche contre le covid 19, pour soutenir les étudiants, pour mettre du matériel à la disposition des hôpitaux, etc. tout en continuant à assurer à distance l’essentiel du quotidien.
Mais il n’est pas moins vrai que le ministère,et notamment sa direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle, ont également démontré, à l’occasion de cette crise, leur allant et leur capacité à favoriser la mise en réseau des initiatives locales, à les encourager, les faire connaitre et partager. Les solutions réglementaires et pratiques, même imparfaites, sont arrivées très vite et s’adaptent en permanence aux besoins des établissements. Il suffit de regarder, parmi d’autres, les échanges sur Wahler-réseau OR pour s’en convaincre. Pour le coup, on est loin de la vision jacobine.
Plutôt que d’opposer les deux approches, je préfère voir dans ce qui se passe les prémices d’une nouvelle relation qui pourrait s’étendre à d’autres sujets.
Bonjour Jean -Michel ,
Je suis assez d’accord avec Pascal . Je ne trouve pas trouvé pas nécessaire de tirer à boulets rouges sur le Ministère . C’est assez normal d’avoir sur les aspects recherche des organismes spécialisés comme l’INSErM et Pasteur sur un tel sujet . Et je trouve que le Ministère n’a pas été si jacobin . Il a très vite mis au point le cadre juridique permettant aux établissements de développer leurs initiative es